Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus se plaignait des prédicateurs de son temps qui racontaient sur Marie "des choses invraisemblables." Elle ajoutait : "Il faudrait dire qu'elle vivait de foi, comme nous, et en donner des preuves tirées de l'Évangile où nous lisons : "Ils ne comprirent pas ce qu'il leur disait."
Je crois qu'on ne peut mieux dire ! A relire les évangiles, il nous saute aux yeux "une progression dans la perception du mystère de Marie", une trajectoire dont le point de départ se trouve dans l'évangile de Marc et le point culminant en saint Jean.
Nous suivrons donc un plan logique :
* L'étonnante discrétion chez Paul et Marc
* Marie vue par Matthieu.
* Marie dans le projet historique et théologique de Luc
* La mère de Jésus dans la théologie de Jean.
B - L'Annonce à Marie 1, 26-38
1 - Un genre littéraire : les annonces célestes dans la littérature biblique (plus précisément les annonces de naissance). Lisez (et comparez) Juges 13, 3-5 : annonce de la naissance de Samson - Isaïe 7, 14-17 : annonce à Achaz de la naissance d'un fils qu'on appellera Emmanuel. Vous pouvez également lire et comparer avec l'appel de Gédéon (Juges 6, 11-24). En gros, il s'agit d'un genre littéraire d'annonce, d'un schéma conventionnel qui sert de cadre. L'annonce à Marie est message et non pas vision. C'est différent d'avec l'annonce à Zacharie où l'ange apparaît et Zacharie voit. Ici, Marie entend seulement une parole qui la trouble. Tout est centré sur le message.
L'annonce à Zacharie était précédée d'une description des personnages, de leurs vertus et de leurs problèmes; par contre l'annonce à Marie vient directement du ciel, sans préambule : irruption divine sur la terre. L'ange est l'acteur principal : c'est lui qui entre et qui sort. L'ange est connu : c'est Gabriel (Lire Daniel 8, 16-17 et 9, 21-27), le spécialiste de la fin des temps, l'annonciateur du temps du salut. Le lecteur est ainsi averti : ce qui va se passer concerne l'ère messianique. La dimension narrative est réduite, mais suffisante : une jeune fille de Nazareth, fiancée à Joseph (on trouve le même mot dans Matthieu) de la maison de David.
2 - "Réjouis-toi" (1, 28). Kairé (réjouis-toi), c'est la forme normale de salutation en grec. On la trouve dans la Septante. "Comblée de grâce" : le mot grec est rare, "kékaritôménè", littéralement "toi qui as été rendue gracieuse." Il s'agit d'une action passée dont les effets demeurent. Il s'agit de l'action de l'amour de Dieu en Marie. Elle a été comblée de l'amour de Dieu... "et voici" (v. 30) qu'elle va être enceinte.
3 - Le message christologique (1, 31-35)
Marie est invitée à participer
à l'oeuvre du salut. Elle est invitée à donner
à l'enfant le nom de Jésus (chez Matthieu, c'est Joseph
qui doit donner son nom à l'enfant). L'enfant à
naître est l'hériter des promesses faites à
David. Comparez :
Luc 1,
32-33 : Il sera grand - appelé
fils de Dieu - Le Seigneur lui donnera - le trône de son
père David - Il régnera sur la maison de Jacob pour
toujours - et son règne sera sans fin."
et 2 Samuel 7, 9.14-16 : "Je te
donnerai un grand nom - Il sera pour moi un fils - J'affermirai pour
toujours - son trône royal - Ta maison - et ton règne
seront affermis - pour toujours."
"Fils de Dieu" (1, 35) : L'ange passe à l'annonce inouïe de la naissance du Fils de Dieu. C'est beaucoup plus fort que "Fils du Très-Haut" du verset 32. Comparez ce verset avec Romains 1, 4 : Paul, présente Jésus "selon l'Esprit de sainteté avec puissance établi fils de Dieu par la résurrection d'entre les morts." On retrouve dans les deux textes les mêmes termes. On a ici la théologie première de l'Église, formulée par Paul : par sa résurrection, Jésus est établi fils de Dieu, mais il l'est dès sa conception. Seulement cette réalité n'est révélée qu'après la résurrection.
4 - "Je ne connais pas d'homme" (1, 34)
C'est un texte difficile. Saint Augustin
prétendait que Marie avait fait voeu de virginité, ce
qui est totalement anachronique : la virginité était
mal vue en Israël. Le célibat de Qumran est une
très rare exception. D'ailleurs, s'il y avait eu voeu, comment
expliquer son projet de mariage ? On n'a pas ici l'expression d'un
état d'âme de Marie, mais simplement une expression
littéraire de Luc pour bien signifier la conception
virginale.
"La puissance du Très-Haut te
prendra sous son ombre" (v. 35). Le
verbe "episkiazô", on
le retrouve dans le récit de la Transfiguration pour
décrire la nuée (9, 34). Allusion
également à la prise de possession du sanctuaire par
Jahweh (Exode 40, 35) : Marie devient le nouveau sanctuaire, le
nouveau lieu de la présence de Dieu. "C'est pourquoi...",
à la fin du verset 35, pourrait se traduire par :
"c'est bien pour cela, c'est
précisément pour cela qu'il sera appelé fils de
Dieu."
5 - En résumé.
Matthieu et Luc parlent de conception virginale. Mais leurs récits ne sont-ils que théologie ? Derrière ces récits, pouvons-nous rejoindre quelque réalité ? On a parlé de "mise en scène d'une théologie", de représentation imagée d'une affirmation de foi, d'historicisation de ce qui, à l'origine, était une déclaration théologique. Beaucoup d'auteurs catholiques le pensent. Ils prennent un exemple : 1 Pierre 3, 19-20 : la descente aux enfers et la prédication de Jésus ne sont pas un fait historique, mais une affirmation doctrinale qui veut, à l'aide d'images, affirmer la dimension rédemptrice universelle de la mort du Christ, dont on n'a pas à chercher la trace dans l'histoire.
C'est tout le problème de la vérification historique. Les textes évangéliques ne sont pas des documents d'histoire. Ce sont des témoignages de foi. Ils nous transmettent ce que Jésus a dit et fait, plus le sens qu'avaient ces événements et ces paroles, mais qui ne fut reconnu qu'après la résurrection. C'est pourquoi on peut relativiser historiquement parlant le détail des récits évangéliques. Ce qui n'empêche pas - bien au contraire - de maintenir l'historicité de base des éléments évangéliques : on ne peut témoigner de la résurrection que si on a accompagné Jésus depuis le début (Actes 2, 22)
En tout cas on ne retrouve cette idée de conception virginale ni dans le monde païen, ni dans le judaïsme. Les parallèles possibles (Bouddha, Krishna, mythes égyptiens) racontent toujours un mâle divin qui, de différentes manières, imprègne une femme. Alors notre foi remonte-t-elle à Marie directement ? Plus probablement à des traditions de la communauté de Jérusalem ou de la communauté johannique. Mais ce ne sont que des hypothèses.
C - Marie croyante et servante
1 - Le dialogue de l'alliance.
Contrairement au schéma ordinaire des récits d'annonce, il y a réponse de la part de Marie. Elle dit oui. Il y a dialogue, réponse d'une femme libre qui adhère personnellement au dessein de Dieu, par qui le dessein de Dieu peut se réaliser. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre la dialogue entre l'ange, c'est-à-dire Dieu, et Marie. Dans le texte de Luc, qui exalte si fort la Puissance de Dieu, la vierge de Nazareth est la limite du pouvoir de Dieu. Dieu a besoin d'elle. Il ne fera rien sans son consentement. Le consentement de Marie est un consentement à l'Alliance.
2 - La Visitation (1, 39-45).
La croyante (celle qui a accueilli la Parole) devient ici la servante qui agit. Plus que la rencontre de deux mères, on a dans ce récit de la Visitation la rencontre de deux foetus : le foetus prophète du Très-Haut et son Seigneur. L'enfant gigote, avant la confession de foi d'Elisabeth : "La mère de mon Seigneur". Mais aussi Marie croyante. "Celle qui a cru" est déclarée bienheureuse. Bénie entre les femmes : ces paroles réveillent le souvenir des femmes de l'Ancien Testament qui ont aidé à délivrer du danger le peuple de Dieu. Relire Judith 13, 18.
3 - Le Magnificat (1, 46-56).
C'est un texte qui a été rapporté après coup. Au début, 1, 45 était relié à 1, 56. Il est composé de toute une série de citations : le cantique d'Anne, mère de Samuel (1 Samuel 2, 1-10), le chant de victoire de Myriam, soeur de Moïse (Exode 15, 21). Les accents violents et guerriers des versets 51-53 détonnent dans la bouche d'une jeune fille enceinte. Donc, le Magnificat est une hymne judéo-chrétienne qui chantait la venue du Messie et que Luc a retouchée pour l'adapter à la situation de Marie. Le texte, d'ailleurs, est mal rattaché au verset 56 : "Marie resta chez elle environ un mois". Il aurait fallu normalement reprendre le nom "Elisabeth" et ne pas employer un simple pronom. Certains même, à cause de la construction grammaticale du verset 46, ont prétendu que c'était Elisabeth qui avait chanté le Magnificat. Ils s'appuient sur trois manuscrits latins des 4e, 5e et 7e siècles, alors que tous les manuscrits grecs désignent Marie.
Dans ce cantique, il y a deux strophes : la première parle de Marie, la deuxième, d'Israël. Les deux se terminent par la mention de la miséricorde de Dieu (versets 50 et 55). Un mot-clé : la pauvreté de la servante. Pas misère, mais pauvreté, remise entre les mains de Dieu, à sa miséricorde. Les "pauvres de Jahweh" dont parle Sophonie, c'est le peuple qui vit dans l'espérance messianique. Ici Zacharie, Elisabeth, Syméon, Anne : tous attendent "la consolation d'Israël" ( 1, 68 et 2, 25-38). Pour ses pauvres, Dieu fait ses merveilles (un mot technique pour dire la merveille de Dieu : ta megala. La création, l'Exode, le don de la Loi Et ici la naissance du fils de Dieu, merveille des merveilles.
Le cantique passe donc insensiblement du personnel (Marie) au collectif (Israël), de la pauvreté de Marie au peuple des pauvres, de la servante à Israël serviteur. Mais pourquoi annoncer la paix messianique en termes de violence (déposer - renverser - renvoyer) ? C'est que la venue du Messie est mise en parallèle avec la sortie d'Egypte. le mot "disperser" évoque une victoire militaire, la débandade des ennemis. Il y a bien un retournement de situation. Dieu se range résolument du côté des pauvres et des sans-pouvoir. Il y a un aspect politique, révolutionnaire dans ce texte. Le monde voulu par Dieu ne peut pas être un monde d'injustice. Dans ce cantique il y a un champ socio-politique. Il parle des "ploutontes", qui désigne, non pas les riches (plousioi), mais les enrichis.
En conclusion.
Dans ces deux chapitres de Luc, on remarque deux aspects : la maternité paradoxale de Marie et sa relation personnelle à la Parole. Maternité paradoxale : Marie est mère de Dieu. Maternité divine : c'est l'inouï du mystère chrétien. Et deuxième aspect : la réponse de Marie à la Parole de Dieu. Marie est partenaire. Elle ne se contente pas d'écouter. Elle répond. Elle permet à Dieu d'être Dieu.
(à suivre, le 6 juillet)