Sainte Thérèse de l'Enfant Jésus se plaignait des prédicateurs de son temps qui racontaient sur Marie "des choses invraisemblables." Elle ajoutait : "Il faudrait dire qu'elle vivait de foi, comme nous, et en donner des preuves tirées de l'Évangile où nous lisons : "Ils ne comprirent pas ce qu'il leur disait."
Je crois qu'on ne peut mieux dire ! A relire les évangiles, il nous saute aux yeux "une progression dans la perception du mystère de Marie", une trajectoire dont le point de départ se trouve dans l'évangile de Marc et le point culminant en saint Jean.
Nous suivrons donc un plan logique :
* L'étonnante discrétion chez Paul et Marc
* Marie vue par Matthieu.
* Marie dans le projet historique et théologique de Luc
* La mère de Jésus dans la théologie de Jean.6 - L'Évangile de Jean : Marie, la mère de Jésus. Commençons par la fin : Jean 20, 30-31. "Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d'autres signes qui ne sont pas consignés dans ce livre. Ceux-ci l'ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom."
Ce livre écrit s'adresse donc à la foi du lecteur. Dans l'ensemble des matériaux dont il disposait, l'auteur a choisi des récits adaptés à son objectif théologique. Parmi ces récits, deux parlent de la mère de Jésus. Jean connaît plusieurs Marie (le nom revient 15 fois : Marie, soeur de Marthe ; Marie de Magdala ; Marie, femme de Cléophas), mais il n'utilise jamais ce nom pour parler de Marie de Nazareth. Il l'appelle toujours "la mère de Jésus". Uniquement. Il évoque Marie en plusieurs passages repris de la tradition synoptique. On a également une variante de 1, 13 qui ferait allusion à la conception virginale. Mais on a surtout deux textes : Cana et au Calvaire.
1 - Des recoupements avec les synoptiques.
* Jean 6, 42. Les Juifs murmurent contre Jésus qui s'est présenté comme le pain qui descend du ciel. "Et ils ajoutaient : n'est-ce pas Jésus, le fils de Joseph ? Ne connaissons-nous pas son père et sa mère ?" Bel exemple de malentendu. Jésus parle au niveau théologique, celui de son origine divine. Ses auditeurs l'entendent à un autre niveau, celui de leurs préoccupations terrestres.
* Quant aux "frères de Jésus", ils sont présentés en 2, 12 de façon neutre, parmi les fidèles. Par contre, en 7, 5, Jean mentionne fortement leur incroyance. Le mot "frères" est cependant repris après la résurrection en 20, 17 et 21, 23, pour désigner disciples et croyants : ce sont alors eux, les croyants, qui constituent la vraie famille de Jésus. Mais tout cela a relativement peu d'importance pour Jean, qui focalise sur deux récits : Cana et le Calvaire.
2 - Le signe de Cana. Jean 2, 1-12
A - Le commencement des signes. Si nous relisons le récit des noces de Cana, à première vue, il peut nous paraître déconcertant. Mais Jean ne s'amuse pas à raconter un fait divers. Le récit s'achève par une réflexion de grande importance : "C'est cela que Jésus fit comme commencement des signes, à Cana en Galilée, et il manifesta sa gloire et ses disciples crurent en lui." C'est dire qu'avec Cana s'ouvre une histoire qui va trouver son dénouement sur la Croix, comprise par Jean comme le passage de ce monde à la gloire du Père (13, 1). La gloire se manifestera pleinement dans le grand signe de la Croix ( 12, 33). "Manifester sa gloire", cela veut dire se révéler comme le Messie revêtu de la gloire du Fils de Dieu.
B - Nid d'énigmes. Ce récit, en chacune de ses expressions, soulève des questions et a reçu des explications très diverses. On raconte une noce sans parler de l'épouse et à peine de l'époux. Surtout la réponse de Jésus à sa mère est mystérieuse. Pourquoi ce "Quoi à moi et à toi ?" Pourquoi Jésus l'appelle-t-elle "femme" ? Quelle est cette "heure" qu'il évoque ? Dans ce récit à première vue banal on retrouve une bonne partie du vocabulaire théologique de Jean (heure, époux, signe, gloire, croire en Jésus) de même que deux thèmes bibliques : le vin et les noces. L'étude de ces problèmes nous oriente vers la compréhension plénière de la scène du Calvaire. C'est la seule manière de découvrir le rôle que Jean accorde à Marie dans sa construction théologique.
C - Une noce à Cana. Situé au niveau d'une noce terrestre. La mère de Jésus était là : présence importante. Elle est là,comme une donnée préalable. Le fait nouveau : on avait invité aussi Jésus et ses disciples. On a interprété les mots "le troisième jour", par lesquels débute le récit, de diverses manières. Il est peut-être préférable d'en rester à une simple indication chronologique.
D - Ils n'ont pas de vin. C'est simplement la constatation d'un événement fâcheux. Peut-être aussi l'expression d'une demande discrète. Pas nécessairement demande de miracle. Un peu comme, dans Jean 11, 3, Marthe et Marie font dire à Jésus : "Celui que tu aimes est malade."
E - La réponse de Jésus. "Quoi à moi et toi, femme ? Mon heure n'est pas encore venue."
* "Quoi à moi et à toi ?" Tous les exégètes disent que c'est une expression qu'on retrouve souvent dans la Bible, où elle marque toujours une divergence de vues, une charge négative. Dans le cas d'une demande, elle annonce un refus. Lire Juges 11, 12 - 2 Samuel 16, 10 - 1 Rois 17, 18.
* "Femme." Pourquoi parler ainsi à sa mère ? Quel sens a donc cette parole dans la bouche de Jésus ? Sans doute une autre relation que celle de fils à mère est évoquée ici. On a parlé de séparation, comme si Jésus prenait ses distances, comme s'il coupait les liens familiaux. Ce n'est pas sûr. Au verset 12, on nous dit d'ailleurs qu'il redescendit à Capharnaüm avec sa mère et ses frères. Dans tous les évangiles, c'est même la seule fois où il nous est dit que Marie a pu suivre Jésus, ne serait-ce qu'un moment. En fait, le terme est propre à Jean. Il se trouve à deux reprises dans son évangile, au début, à Cana, et à la fin, au Calvaire. C'est un procédé littéraire. Ici le mot "femme" du début ne se comprend qu'avec 19, 26 où Jésus confie Jean à sa mère : "Femme, voici ton fils." Il en va de même, d'ailleurs, pour d'autres mots employés par Jean : heure, gloire, signes : ils se chargent de sens au fur et à mesure qu'on avance dans la lecture de son évangile.
* "Mon heure n'est pas encore venue". On a traduit par "mon heure n'est-elle pas encore venue ?" Cette forme interrogative ferait disparaître la principale difficulté. Comment, après avoir refusé à sa mère, Jésus pourrait-il faire un miracle ? Et comment, après avoir essuyé un refus, Marie pourrait-elle continuer à préparer les servants ? En fait, il faut chercher ailleurs la logique du texte : dans le thème johannique de "l'heure", terme technique qui désigne la passion-glorification de Jésus, le moment vers lequel est tendu tout le drame de la vie de Jésus. C'est à cause de cette heure que Jésus est venu dans ce monde (12, 27). Tous les événements, les signes, les oeuvres de Jésus tendent vers cette heure. La vie de Jésus telle que Jean nous la présente prend une allure dramatique. Donc, "l'heure" dont Jésus parle, c'est l'heure de sa mort. Et tous les thèmes de l'évangile de Jean s'imbriquent dans le récit de Cana : femme, signe, foi, gloire. C'est vraiment le "commencement" des signes. Jean ne s'intéresse pas à la situation concrète de la noce où le vin vient à manquer. il nous entraîne, théologiquement, bien au-delà.
F - "Quoi qu'il vous dise, faites-le."
La réaction de Marie ne peut se comprendre qu'au niveau théologique où le récit se déroule. Il faut signaler le symbolisme messianique des noces. La noce est ici mentionnée en trois phrases. L'alliance est présentée dans toute la Bible sous son image nuptiale. On emploie tout le vocabulaire de l'amour humain. Ici, Jésus apparaît comme le véritable époux : c'est lui qui donne le bon vin gardé jusqu'à la fin. En fait, tout le contexte parle du passage de l'ancienne alliance à la nouvelle. Premières scènes de l'évangile de Jean : le passage du baptême de Jean au baptême de Jésus (1, 33) ; puis en 4, 21, Jésus se présente comme le Temple nouveau ; l'entretien avec Nicodème parle de nouvelle naissance ; puis la Samaritaine : passage de l'eau du puits de Jacob à l'eau donnée par Jésus. Eh bien, c'est aussi le symbolisme de Cana : l'eau des urnes juives est changée en vin meilleur. Le vin est symbole de l'ordre nouveau. Dans l'Ancien Testament, le vin parlait d'espérance messianique (Amos 9, 13). On a ici, à Cana, l'accomplissement de cette promesse.
G - La mère de Jésus au commencement des signes.
Donc, Cana est placé avant tout le récit christologique. C'est la personne de Jésus qui est au premier plan, pas sa mère. Pourtant, la mère de Jésus tient une place importante. Elle était là, la mère de Jésus, la femme. Et elle a l'initiative de la préparation et de l'exécution du signe. A l'origine, il y a la mère. Elle est présentée à la source de la foi des disciples.
3 - La mère du disciple (Jean 19, 25-27)
Jésus mourant confie sa mère au disciple qu'il aimait. Ce n'est pas une scène de piété filiale, un simple acte privé. Il faut aller beaucoup plus loin. Le texte est à replacer dans son contexte (les versets 17-37) où tout nous parle de la réalisation du plan de salut annoncé par l'écriture. Les événements ont tous une portée messianique et accomplissent les Ecritures. Jean le mentionne expressément au verset 24 : les soldats tirent au sort la tunique, au verset 28 ("tout est achevé, pour que l'écriture soit accomplie jusqu'au bout"), et aux versets 36-37. Donc, tout ce passage précise l'accomplissement des Ecritures. Ici, c'est une parole de révélation qui nous est donnée et la maternité qui fait l'objet de cet oracle de présentation ne peut être qu'une maternité mystérieuse. Qui est ce disciple mystérieux "que Jésus aimait" ? Les spécialistes ne s'entendent pas sur son identité. Il apparaît seulement à partir de Jean 13. L'expression met en évidence deux thèmes de Jean : l'initiative vient de Jésus (15, 16) et on devient disciple en demeurant dans son amour (15, 10). Donc il ne s'agit pas d'un disciple particulier, mais il s'agit de situer le disciple en tant que tel dans la sphère de l'amour. L'expression a donc une valeur symbolique et désigne tous les croyants. C'est le croyant qui est confié à Marie et qui la reçoit comme mère. C'est dans cette perspective qu'il faut comprendre 19, 27 ("le disciple la prit chez lui.") Si nous traduisons littéralement le grec "eis ta idia", cela donne : "dans les choses qui lui sont propres", donc pas seulement sa maison, mais dans son espace spirituel. Marie, mère de l'Église : c'est l'intention de Jean. Le groupe des croyants qu'il présente au pied de la croix, c'est la première Eglise.
Quelle progression dans la perception du mystère de Marie, de l'évangile de Marc à celui de Jean ! Depuis la femme anonyme dont parle Paul dans l'épître aux Galates 4, 4 et celle dont Marc connaît certes le nom, mais qu'il distingue mal d'un groupe familial antipathique jusqu'à la Vierge qui enfante l'enfant royal dans Matthieu. Depuis la servante de la Parole qui, en Luc, consent à devenir la mère du Fils de Dieu jusqu'à celle que Jean appelle "femme" et qu'il proclame mère de tous les croyants ! Progression, certes, mais aussi chaque évangile garde sa différence légitime. L'Église n'a jamais voulu qu'on harmonise les Evangiles ou qu'on les réduise en un seul. Nous avons donc un "Evangile quadriforme" selon le mot de saint Irénée, et donc également Marie "quadriforme."
EN COMPLEMENT : MARIE DANS LES EVANGILES APOCRYPHES.
A côté des évangiles "canoniques", c'est-à-dire reconnus par l'Église, ont fleuri dans les premiers siècles de l'histoire du christianisme un certain nombre d'évangiles apocryphes. Autant les premiers sont discrets sur Marie, aussi bien, d'ailleurs, que sur le personnage historique de Jésus, autant les seconds en sont riches. Ils relèvent d'un style littéraire propre au judaïsme, qu'on appelle la haggada. Il s'agit de légendes autour de personnages sacrés de l'Ancien Testament. Les évangiles apocryphes sont des récits composés autour des personnages sacrés du Nouveau Testament : Jésus, ceux qui l'approchèrent et spécialement Marie.
Le mot apocryphe, qui voulait dire, chez Origène, caché ou secret, finit par désigner, à partir de saint Jérôme, tous les livres que l'Église n'avait pas reconnu dans le Canon des Ecritures, dans la liste officielle. Parmi ces livres, il faut mettre à part le Protévangile de Jacques, qui date du IIe siècle. C'est un texte important, le premier témoin de la piété mariale populaire. C'est lui qui raconte l'enfance de Marie, la vie de ses parents Joachim et Anne, la présentation de Marie au Temple à l'âge de 3 ans, son séjour au Temple où elle est quotidiennement nourrie par un ange jusqu'à l'âge de 12 ans (le Coran a conservé cette tradition : Sourate III, 37), son mariage avec le vieillard Joseph chargé par le grand prêtre de veiller sur sa virginité. L'ouvrage est marqué par le souci d'exalter la virginité de Marie : dans la conception de Jésus, mais aussi dans la naissance et après la naissance : les frères de Jésus sont des enfants du premier mariage de Joseph.
On ne lui reconnaît aucune valeur historique, même pas pour les noms d'Anne et de Joachim, le premier étant celui de la mère de Samuel, lui aussi présenté très tôt au Temple, le second, celui du riche mari de la chaste Suzanne en Daniel 13, 1. Pourtant, sur le plan de la piété populaire, et celui de la liturgie chrétienne, il exerça une énorme influence, en Orient comme en Occident. En Orient, les lectures de la fête de la Nativité de Marie étaient tirées du Protévangile de Jacques. Et c'est à lui qu'il faut rattacher les célébrations de sainte Anne et de Saint Joachim, ainsi que les fêtes de la Conception de Marie, de sa Nativité et de sa Présentation au Temple. En Occident, il marqua profondément l'art chrétien. Et c'est aussi à lui, entre autres, que pensait Emile Mâle quand il affirmait dans son livre L'Art religieux au XIIIe siècle en France, que "sans les Apocryphes la moitié des oeuvres d'art du Moyen Age deviendrait lettre close."
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