LETTRE A MIREILLE

(Mai 2017) 


Lundi 29 mai 2017


Mireille,

"...notre vieux curé, jamais à court d'indulgence, lui."

Ces simples mots terminent une triste histoire, relatée jadis par l'un des correspondants du Monde. L'histoire d'une jeune femme, enfant de l'Assistance publique, employée au "château" abandonné par ses propriétaires en 1940, et qui continua à y travailler comme bonne lorsque le château fut occupé par les officiers de l'armée allemande. Rien ne permet de penser qu'elle fit autre chose que son travail de bonne. Mais un dimanche d'août 1944, sur le parvis de l'église, à la sortie de la messe, la jeune femme fut tondue et exposée aux injures, promise au déshonneur. Elle se laissa mourir, quelques mois plus tard. "Le chagrin de son mari, de retour d'Allemagne après quatre ans de captivité, au bord du trou, dans le cimetière, n'eut d'autre témoin que notre vieux curé, jamais à court d'indulgence, lui", écrit le témoin de cette triste histoire.

"Jamais à court d'indulgence !" Quel beau compliment. Je voudrais bien qu'on en dise autant de moi, autant de vous, autant de chacun et de chacune de nous. Que le monde serait beau, alors ! C'est curieux de remarquer que le mot Indulgence possède quantité de synonymes. On parle équivalemment de bienveillance, de bonté, de compréhension, d'humanité, de miséricorde, de tolérance ou de charité. Quand je pense que certains voient dans cette attitude une certaine faiblesse ! Pour moi, je pense qu'il faut être très fort pour être toujours indulgent. Parfois à l’égard de qui le mérite, mais parfois aussi simplement à l’égard de qui en a besoin.

Simplement, il faut être humain. Nous vivons dans un monde où l'on ne se pardonne rien. On croit être humain quand on est dur ? Bien vite, les hommes deviennent cruels et même féroces. Inhumains. J'ai eu la chance de fréquenter, à une certaine époque de ma vie, un prêtre qui, comme le "vieux curé" dont parle le correspondant du Monde, n'était jamais à court d'indulgence. Pourtant, il en avait connu, des revers, dans son existence et particulièrement dans son ministère. Et certains de ses amis lui reprochaient même d'être trop bon ! Je dois pourtant témoigner : je ne l'ai jamais entendu dire du mal de quelqu'un ; et je crois même qu'il n'en pensait pas. Toujours prêt à excuser même l'inexcusable. Au début, j'en étais souvent irrité. Mais au long des années, j'ai modifié mon jugement. Je crois bien qu'il ressemblait un peu à Dieu, "qui fait luire son soleil sur les méchants comme sur les bons."

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Jeudi 25 mai 2017


Mireille,

Il y a bien longtemps, Bruno Frappat intitula une de ses chroniques hebdomadaires dans La Croix : "Le principe de dérision". Il jettait ce jour-là un regard sévère sur cette grave déformation qui envahit non seulement les émissions de télé, les pubs, les discours, mais même les conversations. Un principe qu'il définit ainsi : rien ne vaut, tout se vaut, et auquel il ajoute un "codicille d'application obligatoire : seule la dérision est sacrée."

 

    Il est vrai que de nos jours, ceux qui règnent en maîtres sur les médias, y gagnant d'ailleurs de confortables émoluments, font assaut d'esprit, sans nuance et souvent avec grossièreté, pour tout rabaisser, et d'abord tout ce qui est sacré. Pour eux, le jeu - si jeu il y a - consiste à vilipender toutes les valeurs constitutives de nos sociétés, aussi bien le vrai que le beau ou le bien. La règle du jeu consiste à abolir tout respect, et donc à avilir tout ce qui émerge, tout ce qui est grand.

 

    La colère de Frappat, ce qui, ce jour-là, avait fait déborder le vase, trouvait son origine dans plusieurs faits d'actualité. Les Guignols de Canal + venaient de rebaptiser Benoît XVI "Adolf II" et l'avaient caricaturé donnant sa bénédiction "au nom du Père, du Fils et du Troisième Reich".

     Et voilà que j'apprends que depuis quelques jours de graves dérapages survenus à la télé montrent combien, au nom de l'audience, la course effrênée à l'audience fait franchir à des animateurs la ligne rouge, morale et légale. Jeudi dernier, un animateur de "Touche pas à mon poste" s’est attiré les foudres des téléspectateurs après un canular téléphonique au cours duquel il a piégé des homosexuels en direct.  "Fausse info" sur une autre chaîne, insultes chez un troisième réalisateur : voila le triste palmarès que nous ont donné à voir des rois de la télé.

    Dérision : le premier mot de sa définition dans mon dictionnaire, c'est le mot mépris. Je crois que c'est en cela que toute dérision est grave : elle naît du mépris, et elle engendre du mépris. J'aurais instinctivement tendance à répondre à toute raillerie, à tout sarcasme par le mépris. Je n'y céderai pas. Ce serait m'abaisser, moi aussi. Mais je crains pour les victimes. Non pour ceux qui sont l'objet de la dérision, mais pour mes contemporains, et particulièrement pour les jeunes, à qui l'on n'aura plus les moyens d'apprendre qu'il y a du sacré dans le monde, à commencer par l'homme lui-même. Car tout homme est sacré et a droit au respect. Se respecter et respecter l'autre. C'est primordial. J'ai passé ma vie à rabâcher aux jeunes, comme un slogan : "Tu peux plus que tu ne fais ; et tu vaux plus que tu ne crois." De l'éminente dignité de l'homme, de tout homme !



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Lundi 22 mai 2017

    Mireille,

 

    Mon premier accident d'automobile, heureusement bénin (un léger froissement de tôles), j'en ai été l'auteur et la victime en sortant d'un banquet. Le banquet des anciens de l'école privée d'une commune voisine, auquel j'étais convié. Ne croyez pas que j'avais abusé de l'alcool. C'était en 1954 - et les anciens s'en souviennent peut-être - Pierre Mendès-France, alors Président du Conseil, menait campagne, certes contre l'alcoolisme, mais d'une manière positive en faisant distribuer du lait dans toutes les écoles de France et de Navarre. Moyen astucieux pour résorber une surproduction abondante et en même temps pour contribuer à l'éducation de notre jeunesse en matière d'alimentation. A la grande satisfaction des paysans producteurs de lait mais en soulevant la colère de tous les bouilleurs de cru hexagonaux. Tout ceci pour vous dire qu'à ce banquet, nous avions bu... du lait.

 

    Pendant des décennies, on a servi du lait aux enfants (du moins chez les petits de maternelle) et ce n'est pas pour cela qu'il y a eu des génération d'enfants obèses. Un article publié dans La Croix m'invitait à réfléchir à la question : "Notre société est-elle hygiéniste ?" Tabac, alcool, obésité : beaucoup, face à certaines mesures qui relèvent de la prohibition, ou qui y ressemblent étrangement, s'insurgent et crient qu'on est en train de tuer "l'art de vivre à la française". Et de parler de dictature. "Demain, on ne mangera plus que des carottes rapées, et encore, sans sauce". Et c'est vrai que, parfois, je m'insurge moi-même devant certaines campagnes. A croire que tout ce qu'on mange, et tout ce qu'on boit, est cancérigène. Je me dis souvent que notre société est "la société du préservatif", non pas pour l'usage qu'on fait de ce bout de latex - ce qui ne me regarde pas - mais parce qu'on veut à tout prix nous préserver de tous les risques, alimentaires entre autres, mais pas seulement de ceux-là.

 

    Dictature ? On n'en est pas là, heureusement. Je me demande plutôt s'il n'y a pas là-dessous les éléments d'une fausse querelle. J'ai noté la remarque d'un artiste, l'autre jour, à propos d'autre chose : "Nous sommes parfaitement informés, disait-il, à tel point qu'on croule sous le poids de ces informations que les médias déversent sur nous, mais nous ne sommes pas formés, hélas !" Esprit de discernement, sens critique, liberté de jugement : sans jamais rien dramatiser, nous pouvons aider nos compatriotes à vivre, aujourd'hui comme hier, dans le pays de la mesure et de l'équilibre, donc, du "bien-vivre".

 

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  Jeudi 18 mai 2017

    Mireille,

 

    Je continue de siroter le bloc-notes de François Mauriac, dont j'ai entrepris la lecture il y a plusieurs mois. Oui, siroter, déguster si vous voulez, car ces pages, écrites il y a soixante ans, me renvoient souvent à une époque de ma propre vie, et parfois à d'autres époques, plus anciennes certes, mais qui ont conditionné mon existence. Ainsi de ces pages consacrées à Péguy et à ses combats, que je lisais hier. Péguy d'une autre époque, nationaliste, revanchard, socialiste, chrétien converti, dérangeant pour tout le monde, bataillant contre le "parti intellectuel" (c'est lui qui a lancé le mot, je crois), fervent de Jeanne d'Arc et de Notre-Dame, prédicateur de "la petite fille Espérance". Péguy dont l'héritage fut revendiqué aussi bien par l'extrême-droite - et particulièrement par le régime de Vichy - que par des progressistes. Péguy prophète, et prophète qui parfois se trompait. Péguy dreyfusard qui écrit, à propos de l'affaire Dreyfus : "Plus cette affaire est finie, plus il est évident qu'elle ne finira jamais." Il y eut ensuite...la shoah !

 

    Péguy a marqué ma jeunesse, et la jeunesse de beaucoup d'hommes de ma génération. Mauriac exagère quand il écrit, en 1959, que "la génération actuelle est sans mémoire." Evoquant l'histoire d'avant 1914, il parle de "ce monde inimaginable où le tsar de toutes les Russies était notre allié, où l'empereur d'Autriche avait droit de veto au conclave, où tous les trônes étaient encore debout ; et dans le bas de laine français, les Etats-Unis eux-mêmes puisaient..." Qu'il y ait des garçons et des filles, aujourd'hui, qui disent "Hitler, connais pas" et qui ignorent ce qu'on célèbre le 8 mai, c'est possible. Et c'est regrettable. Pourtant, on en parle sans cesse, du "devoir de mémoire" !

 

    Mais la mémoire de quoi ? Pour nous, le 8 mai, c'est la fin de la guerre de 39-45, mais pour un Algérien, ce sont les massacres de Sétif ! Pour un Russe, c'est la victoire qui met fin à la "Grande guerre patriotique", dont 27 millions de ses compatriotes ont été victimes, mais pour tant d'habitants de l'Europe de l'Est, c'est le début d'une longue occupation sous le joug communiste ! Mémoire sélective ? Toute mémoire est sélective. Et en même temps, nécessaire, indispensable pour nous permettre de progresser. Heureux les garçons et les filles d'aujourd'hui qui ont, pour éducateurs, de bons profs d'histoire !

 


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Lundi 15 mai 2017


Mireille,

 

    C'éait il y a une bonne dizaine d'années. Pour la rénovation du collège du Vieux-Port à Marseille, on entreprenait de creuser un parking souterrain. Comme le prévoient les textes officiels, les archéologues commencèrent des fouilles préventives au début de janvier et, oh merveille, découvrirent des vestiges vieux de 26 siècles : la première ville construite en pierre dans une Gaule de bois. Et en son centre ce qui fut un immense temple dédié sans doute aux dieux de l'Olympe grecque. En plein milieu des HLM qui entourent actuellement ces ruines. Et les archéologues de se hâter, car ils n'avaient que peu de temps pour mener à bien leur chantier de fouilles.

 

    Un jour, un môme du collège du Vieux-Port s'arrête devant le chantier, regarde les archéologues en train de creuser et crie : "Eh, M'sieur, vous cherchez Jésus-Christ ?" Je ne sais pas si la remarque gouailleuse de ce petit Marseillais a plu aux chercheurs. Personnellement, elle m'a amusé : puis elle m'a fait réfléchir. Car chercher Jésus-Christ dans des fouilles archéologiques, l'image est intéressante. Pour tellement de gens, Jésus-Christ relève, sinon de la préhistoire, du moins d'une histoire très, très vieille. Un homme du passé. En est signe, la quantité de livres et d'émissions de télé qui prétendent tout dire du "Jésus historique". Ce qui, en soi, n'est pas mal : il est normal qu'on cherche à replacer Jésus dans son contexte historique et à expliquer ainsi quelle signification ont ses gestes et ses propos.

 

    Mais si on en reste là, on n'a fait que quelques pas sur la longue route. Il nous restera à pénétrer dans l'intimité du Christ. il nous y invite, comme il s'invite en notre propre intimité. "La vie éternelle, c'est de te connaître, Père, et de connaître celui que tu as envoyé, Jésus Christ." Alors là, vous le comprendrez facilement, il ne suffit pas d'une recherche intellectuelle : pour connaître quelqu'un, il faut l'aimer. Ah, si je pouvais aimer autant que je suis aimé !


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Jeudi 11 mai 2017


Mireille,

 

Je dois m'en confesser : l'autre soir, devant ma télé, j'ai zappé. Ce n'est pas dans mes habitudes. En général, je consulte le programme, je choisis une émission qui semble me convenir, et je m'en tiens à mon choix. Même si l'émission ne répond pas parfaitement à ce que j'en attendais. Mais là, alors ! Au bout d'une dizaine de minutes d'émission particulièrment vulgaire, j'ai commençé à manier la télécommande. Et de programme en programme -  il y en a des centaines - j'ai fait un vaste tour d'horizon de la production télévisuelle de ce soir-là. Navrant ! Et pourtant, je ne suis pas un téléspectateur particulièrement difficile. Il m'arrive même de passer une soirée à regarder un "navet" ! Mais ce soir-là, je crois qu'un record a été battu. J'ai fermé la télé.

 

Civilisation du zapping ! Que de fois ai-je remarqué avec quelle rapidité les enfants, les jeunes (et les moins jeunes) sautaient ainsi d'un programme à un autre. Etait-ce que rien ne pouvait retenir leur attention, ou qu'ils s'intéressaient un peu à tout ? Je ne sais. Mais le fait est là. Et si ce n'était qu'avec la télécommande. Mais cette manie de zapper s'étend à tous les domaines. Vous lisez le journal ? Non. Vous parcourez chaque page, et votre esprit s'accroche à tel ou tel titre, suscitant plus ou moins votre curiosité. On saute. On tourne la page. Pas étonnant que beaucoup n'arrivent plus à lire un livre, tranquillement, en prenant son temps, en dégustant. Et pourtant, vous savez bien comment la lecture est un des moyens les plus efficaces pour aller à l'intérieur de soi-même. Superficielle, cette génération ? Vous pouvez le constater, le phénomène gagne du terrain. On s'inscrit à une activité, sportive ou autre. On pratique quelques semaines, quelques mois. Et voilà qu'on délaisse cette activité pour faire autre chose. On pratique ? N'en est-il pas ainsi pour la religion ? Et un ami, à qui je faisais part de mes remarques, a ajouté : "C'est vrai également en amour, et même dans les couples : aujourd'hui, on zappe !"

 

Quand j'étais en seconde, j'avais un prof' de français qui, déjà à l'époque, me le reprochait personnellement : "Tu papillonnes", me disait-il. Ce qui est une image élégante pour dire la même chose. Et, bien avant, mon père me reprochait d'être "un touche-à-tout". Il m'a fallu de longues années pour m'en corriger. Et ce n'est jamais totalement gagné. Peut-être, avec le temps, un jour, y parviendrai-je.


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Lundi 8 mai 2017

Mireille,

Et voilà ! C'est terminé. Nous avons un nouveau Président de la République. Hier soir commença une folle nuit de liesse pour les uns, et la triste désillusion pour les autres. Il en est toujours ainsi : il faut qu'il y ait des gagnants et des perdants, comme dans toute compétition. Et cette compétition fut particulièrement longue et âpre.

  Nous avons voté. Les résultats sont ce qu'ils sont et je ne vais pas, ce matin, ajouter un commentaire à tous les commentaires qui, depuis hier soir, nous inondent, nous submergent, nous empêchent de réfléchir sereinement. Je pense que, pour la plupart d'entre nous, voter fut une démarche réfléchie, consciente, à laquelle nous attachons une certaine importance. Je souhaite qu'aucun d'entre nous n'ait pensé " élections pièges à c… " Et je souhaite également que nous n'ayons jamais à regretter notre vote d'hier.

Tout n'est pas résolu pour autant. Nous le savons bien. On vote, certes, pour des hommes, mais ces hommes représentent des systèmes, des courants de pensée bien déterminés. Il y a un danger à cela. Le danger de remplir notre devoir de citoyen, puis de nous en laver les mains, remettant à d'autres toutes les responsabilités. Pour aller au bout de ma réflexion, je dirais que le fait de voter nous engage. Aujourd'hui plus que jamais. Dans une mission de participation, de contrôle, peut-être de contestation, certainement de dialogue entre nous.

Ce qui m'intéresse, c'est mon pays. Beaucoup plus que « ces princes qui nous gouvernent ». Mais « mon cher et vieux pays », je suis toujours curieux de savoir ce qu'il est, comment il vit, et où il va. Ces derniers temps, j'ai lu avec intérêt un certain nombre d'articles de la presse étrangère. Cela permet de prendre du recul par rapport aux faits. Comment nous jugent-ils, ces correspondants étrangers qui vivent en France, qui aiment la France et les Français. L'un d'eux écrit que ce qui lui plait le plus chez nous, c'est notre « joie de vivre, notre goût de la conversation, les relations d'amitié ou de séduction que nous nouons entre hommes et femmes. » Et ce qui l'agace particulièrement, c'est notre « côté râleur…ces gens qui se plaignent de tout, qui grognent contre tout. » Un autre correspondant explique que « ce qui donne à la campagne présidentielle son allure déconcertante, c'est que les Français y expriment à la fois un sentiment d'insatisfaction à l'égard du système et une peur d'en changer. »


Insatisfaction et peur : ne sont-ce pas là les deux maîtres mots capables de donner une explication à certaines de nos attitudes hexagonales ? Râleurs, nous plaignant de tout, et en même temps ayant peur de tout, peur de celui qui ne pense pas comme nous, peur de perdre (nos avantages acquis), peur des immigrés, peur des jeunes… Une fois de plus, je me plais à citer, ce matin, une phrase de Martin Luther King : « L'homme à l'esprit débile craint toujours le changement. Il ne se sent en sécurité que dans le statu quo, et la nouveauté lui inspire une peur presque morbide. Pour lui, la pire souffrance est celle d'une idée neuve. »


Une dernière remarque, en ce lundi matin. J'ai entendu de nombreuses voix souhaitant qu'on change de " République ", donc, qu'on change le système. Personnellement, j'y suis profondément opposé. Une fois de plus, je vais rabâcher : ce n'est pas le système, ce n'est pas le type de société qu'il faut changer, ce sont les hommes, tous les hommes. Pas seulement ceux qui gouvernent, mais chacun de nous, pour plus de liberté, d'égalité et de fraternité. La devise qu'ont inventée les révolutionnaires de 1789 peut n'être qu'un vaste fourre-tout. Elle peut aussi - elle doit, même - exprimer les aspirations de tous les hommes de bonne volonté. "Vaste programme", comme disait un de nos glorieux ancêtres.

Cinq années sont là, devant nous. Si nous nous intéressons à la chose publique, il nous faudra être vigilants, de façon à ce que les promesses soient concrétisées dans une politique réaliste. C'est seulement dans cinq ans que nous pourrons vérifier, chacun d'entre nous, si notre choix d'hier était le bon... ou le mauvais.

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Jeudi 4 mai 2017


Mireille,

 

    "C'est une poupée qui fait non non, non non non non..." Eh bien je crois que "mon cher et vieux pays" ressemble de plus en plus à la poupée de la chanson.

 

    Hier, l'un de mes amis me parlait d'un de ses anciens camarades de travail. Lorsque celui-ci est venu habiter dans la région, le premier dimanche il est allé à la messe dans sa nouvelle paroisse. Comme il a trouvé que le sermon du curé ne correspondait pas à ses propres idées, il a déclaré : "ce curé est un vrai révolutionnaire !" et il s'est juré de ne jamais remettre les pieds dans cette paroisse. Ce qui m'a fait penser à une rencontre que j'avais faite, il y a près de quarante ans. La rencontre d'un ancien condisciple du petit séminaire qui était devenu général. Eh oui, le séminaire, ça mène à tout ! Comme il me demandait ce que j'étais devenu et que je lui racontais que j'étais curé dans cette région, il a pris feu et m'a déclaré : "Tu es curé dans ce pays ? Pas possible ! Mais tous les curés de ta région sont communistes !"

 

    Et voilà ! Ils pullulent, les jugements sommaires, en tous sens. On classe, on juge, on étiquette, on condamne, on rejette l'autre. Simplement parce qu'il est autre, différent. Et on caricature ! Pauvreté des motivations de beaucoup d'électeurs, alors que l'enjeu de l'élection de dimanche prochain est grave. "L'enjeu est considérable pour la France et pour l'Europe", écrit l'éditorialiste de La Croix, qui ajoute : "parce que trop de responsables politiques ont adopté une position sibylline, parce qu'il y a le risque d'un résultat acquis par inadvertance, il nous parait nécessaire de dire clairement ce que nous jugeons préférable. Avant qu'il ne soit trop tard." Et il conclut : "Le programme d'Emmanuel Macron ne peut recueillir notre pleine adhésion, nous  l'avons déjà écrit. Mais parce que ce candidat a fait un choix de rassemblement et de confiance dans l'avenir, nous lui apportons notre soutien."


    "Pour tout ce qui est contre ; contre tout ce qui est pour" : c'était autrefois, je crois, la devise d'un hebdomadaire satirique. Pourvu que cela ne devienne pas la devise de la majorité des Français. C'est pourquoi je partage pleinement la déclaration de La Croix : "Nous n'acceptons pas l'idée d'un choix déterminé par la crainte. Crainte de l'avenir, de l'Europe, du monde, de l'étranger, de l'autre. Nous ne pouvons nous résigner à ce que l'on élève des clôtures autour de la France."


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Lundi 1er mai 2017

 

Mireille,

 

Exception culturelle française ? Je le crois volontiers. Il parait que le mot "ordinateur", pour désigner l'appareil que l'on sait et dont on se sert quotidiennement, a été inventé, il y a eu soixante-deux ans le 16 avril dernier, à la demande d'un cadre d'IBM. Certaines mauvaises langues disent que c'était pour faire pièce à l'omniprésence de l'anglais dans tous les domaines techniques. J'apprends donc que ce cadre, technico-commercial, s'adressa à son ancien maître, le latiniste Jacques Perret, professeur à la Sorbonne, et que ce dernier proposa, le 16 avril 1955, le mot " ordinateur". L'IBM 650, dont la production devait commencer en France, à l'usine de Corbeil-Essonnes, au printemps 1955, avait de sérieux atouts. Son prix : à peine un demi-million de dollars. Son faible encombrement : il tenait dans une seule pièce. Sa mémoire : jusqu'à 2 000 mots ! Aux USA, on l'appelait un "computeur". En France,le mot ne disait rien qui vaille ! On inventa "ordinateur" ! Joyeux anniversaire.

 

 " Cher Monsieur, écrivait Jacques Perret au directeur d'IBM France, que diriez-vous d'"ordinateur˜ ? C'est un mot correctement formé, qui se trouve même dans le Littré comme adjectif désignant Dieu qui met de l'ordre dans le monde. (...) "Combinateur˜ a l'inconvénient du sens péjoratif de "combine˜. (...) "Congesteur˜, "digesteur˜, évoquent trop "congestion˜ et "digestion˜. "Synthétiseur˜ ne me paraît pas un mot assez neuf pour désigner un objet spécifique, déterminé, comme votre machine." On en resta ainsi au mot "ordinateur". Un mot qui avait jusque là une connotation essentiellement religieuse. Effectivement le Littré désigne Dieu comme l'ordinateur du monde ; en 1491, l'adjectif s'applique à Jésus : " Jhesucrist... estoit le nouvel instituteur et ordinateur d'icelluy [baptesme])"; et Bossuet parle de l'évêque qui confère un ordre religieux, qui, par exemple, ordonne prêtre un jeune homme, comme "l'ordinateur". Après tout, pourquoi pas ! Marchons pour "ordinateur".

 

Seulement voilà ! Comme nous adorons entre autres choses, nous autres Français, la contestation, un contradicteur nous apprend qu'en fait il n'était absolument pas nécessaire de récuser le mot anglais computer, car ce mot existe en bon français. Et notre informateur de citer Chateaubriand : " Il ne sut ni computer les jours ni prévoir l'effet des climats." Le mot signifie tout simplement calculer. Autre usage ecclésiastique, d'ailleurs : le mot "comput" désigne le calcul qui sert à fixer le calendrier des fêtes mobiles, Pâques en particulier.

 

Donc, si j'ai bien compris, on a récusé un mot français (d'origine latine) emprunté par nos amis anglo-saxons, au nom de la défense de la langue française, pour lui substituer un autre nom français. Nous sommes forts, quand même ! Exception française, ou complexe d'Astérix (comme disait Cohn Bendit) ?

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