LETTRE A MIREILLE
FEVRIER 2016
Lundi 1er février 2016
Mireille,
"Je n'arrive pas à réciter le "Notre Père" jusqu'au bout, m'a-t-elle déclaré : j'arrête quand il faut dire "comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés". Oh, comme je la comprends !
Nous nous étions perdus de vue depuis soixante ans exactement. Quand nous étions jeunes, nous avions beaucoup travaillé ensemble, au service des enfants et des jeunes de la paroisse. Elle avait alors, en même temps que des exigences sur lesquelles elle ne cédait jamais rien, une tendresse pour les petits, une sollicitude maternelle pour ceux qui se débrouillaient moins bien que les autres. J'avais beaucoup apprécié, alors, ces qualités de cœur qui faisaient qu'elle était aimée de tous, parce qu'elle savait donner beaucoup d'elle-même. Et puis, la vie nous a séparés. Je n'avais eu que très épisodiquement de ses nouvelles, la plupart du temps par ces gosses qui, devenus adultes, avaient gardé d'elle un souvenir fidèle. Dernièrement, nous nous sommes retrouvés à l'occasion du décès d'un vieil ami. Elle a vieilli, bien sûr, physiquement, comme tout le monde. Pensez donc, en soixante ans ! Mais son esprit et son cœur sont restés jeunes, malgré les blessures de la vie.
Elle m'a raconté. Joies et peines, comme la plupart d'entre nous. Mariage, enfants, maison, travail, divorce, soucis de santé. Rien n'est jamais banal dans une vie, même si ce qu'elle racontait évoquait pour moi d'autres personnes, d'autres couples qui ont connu les mêmes péripéties, ces alternances de chutes et de relèvements. Elle, ma vieille amie, a su les affronter courageusement : un mari alcoolique et violent, un licenciement causé par la faillite de son entreprise, un autre travail où elle supportait difficilement les vexations de sa chef de service, un chien adoré qu'un de ses voisins a empoisonné... Comment "pardonner à ceux qui nous ont offensés" ?
Et vous, m'a-t-elle dit, vous arrivez à pardonner ? J'ai répondu que je n'étais pas plus malin que les autres, et que si, intellectuellement, je reconnais l'absolue nécessité du pardon pour continuer à vivre en société, il m'est toujours difficile, pratiquement, de pardonner. Disant cela, je pensais à Charles Péguy qui, au début du siècle dernier, venant de se convertir, ne put jamais aller au bout de la récitation du Notre Père. Il butait toujours sur ce "comme nous pardonnons..." Je le comprends.
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Mardi 2 février 2016
Mireille,
Depuis trois jours, je surveille étroitement mon voisin. Il a ainsi, souvent, des sautes d'humeur, surtout au début du printemps ou au cours de l'automne. Alors, on ne sait trop pour quelle raison - est-ce le temps maussade, la pluie incessante ou le fait que ses voisins immédiats sont saturés de sa présence envahissante ? - il devient menaçant et risque d'être dangereux. Depuis trois jours, je m'inquiète matin et soir : je vais le voir, simplement pour constater où en est son degré de fureur.
Mon voisin, c'est le Doubs. Une rivière qui coule à cent mètres de chez moi et qui, ces derniers jours, manifeste des velléités d'invasion. Son nom, d'après Jules César, vient du mot latin "Dubius", qui signifie "douteux". C'est vrai qu'on ne sait pas bien dans quel sens il coule : d'abord du sud au nord, puis, quelque temps, de l'ouest à l'est, avant de rebrousser chemin de l'est à l'ouest, après quelques kilomètres en Suisse ; puis encore du sud au nord et enfin, dans ma commune, on ne sait pourquoi, prenant résolument la direction du sud-ouest jusqu'à aller se jeter dans la Saône ! Tant qu'il reste dans son lit, aucun problème. Mais voici que ces derniers jours, il découche !
On a tout essayé pour le raisonner. On a fait des barrages, on a creusé son lit pour qu'il y soit plus à l'aise. Rien n'y fait. Certes, il y a du progrès. La maison que j'occupe a eu les pieds dans l'eau, presque chaque année, pendant plus de cent ans. Depuis que je l'habite, ce n'est arrivé qu'une seule fois. Mais quels dégâts ! Récemment je voyais à la télé des images de populations une fois de plus sinistrées. Quel drame, pour ces pauvres gens obligés de quitter précipitamment la maison qu'ils ont construite, sans pouvoir rien emporter. Et les quelques centimètres d'eau qui avaient envahi ma maison, il y a quelques années, sont si peu de chose, quand on apprend tous les drames dans des centaines de villages dévastés.
Ce matin, la pluie a cessé. Les autorités recommandent encore la vigilance. Mais mon voisin semble s'apaiser. "Allez, couché ! On se calme ! Sois sage."
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Mercredi 3 février 2016
Mireille,
Vous connaissez sans doute Simone Weil. Pas celle qui fut rescapée des camps de la mort, puis ministre du Général de Gaulle. Non. L'autre, l'une des trois jeunes femmes juives qui sont pour moi trois saintes, victimes de la barbarie nazie, après un cheminement spirituel qui les a conduit aux portes de la foi chrétienne. Il y a Etty Hilversum, Edith Stein (aujourd'hui sainte Thérèse-Bénédicte de la Croix), toutes deux mortes à Auschwitz, et Simone Weil. Je vous en ai déjà parlé, je crois.
Simone Weil... que dire d'elle pour la décrire? Brillante agrégée de philosophie à 22 ans (1931), ouvrière chez Renault en 1935, engagée dans les Brigades Internationales en 36, ouvrière agricole en 41, employée dans les bureaux de la France combattante à Londres en 42. Atteinte de tuberculose, elle refusa un pneumothorax, elle refusa même de se nourrir, parce qu'elle voulait partager les souffrances des Français restés au pays, estimant que les Français de Londres étaient des privilégiés par rapport à eux. Elle y laissera sa vie en 1943, dans un sana anglais : elle voulait, contre la force, se situer toujours du côté des faibles, des vaincus, des opprimés, dans une recherche obstinée de la vérité et de la justice. Cette jeune femme juive, son évolution spirituelle et mystique la conduira aux portes du christianisme : ses écrits, publiés après la guerre, en font foi.
Si je vous parle d'elle ce matin, c'est que je suis tombé, hier, sur quelques phrases qu'elle écrivit un jour, et qui m'ont "interpellé" (comme on dit aujourd'hui). Je lui laisse donc la parole.
"La plénitude de l'amour du prochain, c'est simplement d'être capable de lui demander : "Quel est ton tourment ?"(...) Pour cela, il est suffisant, mais indispensable, de savoir poser sur lui un certain regard. Ce regard est d'abord un regard attentif, où l'âme se vide de tout contenu propre pour recevoir en elle-même l'être qu'elle regarde tel qu'il est, dans toute sa vérité. Seul en est capable celui qui est capable d'attention." (Simone Weil)
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Jeudi 4 février 2016
Mireille,
"De la grotte de Bethléem s'élève un appel pressant pour que le monde ne cède pas à la méfiance, au soupçon et à la défiance..." Je viens de retrouver dans mes vieux papiers cette déclaration que fit Jean-Paul II, une nuit de Noël. C'était il y a une quinzaine d'années, je crois. La remarque m'avait particulièrement frappé.
Méfiance et soupçon : le pape s'adressait à l'opinion internationale et faisait clairement allusion à tout ce qui conduit presque inéluctablement à la guerre. Mais même s'il s'adressait en priorité aux gouvernants, même s'il visait en premier les situations de conflits entre nations, voire même entre civilisations, je crois que la mise en garde s'applique aujourd'hui encore à tous les hommes, à chacun d'entre nous, à vous et à moi ; dans les relations interpersonnelles comme dans les rapports entre groupes humains quels qu'ils soient.
Se défier de tout ce qu'on entend, de tout ce qu'on lit, prêter à l'autre des intentions mauvaises, surtout s'il ne partage pas nos opinions, minimiser, voire critiquer les initiatives les meilleures, si elles sont le fait de gouvernements ou de groupes qui sont d'un autre parti ou d'une autre tendance que la vôtre, c'est chose courante, hélas !
C'est à un véritable examen de conscience personnel que le pape nous invite, pour pouvoir rectifier certaines attitudes néfastes. Que de fois, lorsqu'on me parle d'un homme qui réussit, qui fait quelque chose de bien, ne suis-je pas tenté de penser, ou même de dire : "Oui, mais... ! On est tous très forts, n'est-ce pas, pour "chercher la petite bête" dans la vie et les actes des autres. Alors qu'un peu de bienveillance serait si bénéfique. Imaginons un monde où Barack Obama s'évertuerait à chercher tous les aspects positifs de la vie et de l'action de Poutine ; où un gouvernement accepterait de reconnaître et de mettre en valeur ce que ses prédécesseurs ont fait de bien ; où les vaincus d'élections démocratiques salueraient ce qu'ont de positifs les gestes de leurs successeurs ; où je me réjouirais de la réussite de mon voisin qui sait mieux faire que moi...
Je rêve !
* * * * * *Vendredi 5 février 2016
Mireille,
J'ai rencontré avant-hier un jeune garçon qui fait ses études en Allemagne, grâce à Erasmus. Vous connaissez sans doute Erasmus, cette initiative européenne qui permet à des jeunes étudiants de poursuivre leurs études dans l'un ou l'autre des pays d'Europe. Lui, Gilles, est étudiant à Fribourg. Et il est enchanté de pouvoir faire cette expérience. Il m'a parlé avec enthousiasme aussi bien de l'université que de la ville, de ses habitants et, bien sûr, de toute cette région du Bade-Wurtemberg. Du coup, m'est revenu en mémoire le souvenir de ma première expérience de rencontre franco-allemande. Souvenirs personnels, eux, très anciens. Ils datent de 1937. Cette année-là - j'avais seize ans - mes parents avaient décidé de donner un sérieux coup de pouce à ma connaissance de la langue allemande, qui était la seule langue vivante que j'apprenais, en m'envoyant en séjour linguistique, pour un mois, à Freiburg, en Allemagne. Pour moi, qui n'étais jamais sorti de ma petite région, c'était toute une expédition. Et je me souviens parfaitement de mon arrivée en gare de Freiburg. Incapable de m'exprimer dans la langue de Goethe, j'ai tendu au taxi un morceau de papier lui indiquant l'adresse de la pension de famille où je devais être hébergé.
Les débuts furent difficiles. Etait-ce timidité, ou incapacité à me faire comprendre ? J'ai passé les premières journées sans ouvrir la bouche, ne m'exprimant que par signes. Heureusement, mes hôtes, qui ne parlaient pas un mot de français, ont été compréhensifs et ont tout fait pour me faciliter l'acclimatation. Pour l'apprentissage de la langue, je n'ai pas fait de grands progrès, hélas ! Mais j'ai été baigné dans une autre "culture", toute neuve pour l'adolescent que j'étais. Commençons par le négatif : essentiellement le choc de l'idéologie nazie. Un jour, alors que je travaillais sur le piano du salon un morceau de Mendelssohn, mon hôtesse est venue me faire remarquer que ce compositeur était juif, donc interdit - verboten ! Le frère de l'hôtesse, un instituteur, qui parlait un peu le français, nous tenait sans cesse des discours politiques. C'était un parfait nazi et les jeunes qui l'entouraient constamment buvaient ses paroles. Je me souviens de son départ en uniforme pour le congrès de Nuremberg : toute la ville accompagnait jusqu'à la gare ces centaines d'hommes qui allaient la représenter là-bas, défilant dans les rues de la ville en chantant des chants guerriers, dans un enthousiasme délirant !
Mais, curieux comme je le suis, j'ai découvert bien d'autres choses. Une belle ville, entretenue avec beaucoup de soins. La propreté et l'ordre. Un peuple musicien, ces concerts classiques, l'après-midi ou le soir, en plein été : c'était la première fois que je baignais dans la musique vivante. Des concerts d'orgue à la cathédrale, et des concerts en plein air. La musique... et la nature. Mon "instituteur" s'est fait un plaisir de nous faire découvrir à longueur de semaines les charmes de la Forêt Noire, au cours de longues randonnées pédestres. Découvrir à 16 ans les bienfaits de la randonnée pédestre, ça vaut le détour, non ? J'allais oublier, parmi mes découvertes positives, que ces jeunes Allemands qu'il m'était donné de fréquenter ne buvaient pas d'alcool, pas même de bière. J'aurais aimé, au cours de ces randonnées, boire une bonne bière fraîche. Non : on marchait à l'eau, à la rigueur au jus de fruits. Je m'en étonnais et, intérieurement, j'en reconnaissais le bienfait. Lorsque je suis rentré à la maison et que mon père m'a vu boire de l'eau à table, il s'en est scandalisé.
Après, il y a eu Munich en 38, la guerre en 39. Quant à la "réconciliation", elle devait survenir quelques dizaines d'années plus tard. Je vous raconterai cela, demain.
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Samedi 6 février 2016
Mireille,
Je ne suis retourné en Allemagne qu'à la fin des années 50. Heureux concours de circonstances : l'un de mes jeunes amis du temps où j'étais vicaire avait entrepris des études de philosophie. Il avait obtenu une bourse conséquente pour aller étudier à Heidelberg, et là, avait fait la connaissance d'un professeur de français, un homme remarquable, un chrétien convaincu. Il préparait ses étudiants à la vie active d'une manière efficace, puisqu'ils obtenaient régulièrement aux concours des places intéressantes de traducteurs dans les organismes naissants de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier. C'est ainsi que je fis moi-même connaissance de ce professeur, qui devint un ami. Ce qu'il enseignait à ses étudiants, c'était plus que le français, c'était la France. Il aimait notre pays, sa culture, son style de vie. Il adorait Camus, et quand je l'ai connu, il travaillait à une traduction des Pensées de Pascal. Nous avons même animé ensemble, près de Würtzburg en Franconie, en janvier 1960, une session consacrée à l'avenir du christianisme ! Naturellement, je m'exprimais en français, mais j'avais été agréablement surpris de voir le nombre de participants à cette session qui étaient venus - certains même d'Allemagne de l'Est, avant le rideau de fer -simplement pour entendre parler français.
J'ai toujours regretté de ne pas pouvoir m'exprimer en allemand, comme d'ailleurs en aucune autre langue étrangère. Avoir toujours recours à un traducteur, c'est une nécessité, certes, mais on perd tout le profit de la communication. Pourtant, mon ami était un merveilleux traducteur-communicateur. Un jour, beaucoup plus tard, alors qu'il avait déjà quitté cette vie, j'ai appris ce qui fut l'événement déterminant de son existence. Il était dans sa jeunesse, avant la guerre, un athée convaincu. Membre du parti nazi. Pendant la guerre, travaillant à la Gestapo, c'est lui qui était chargé de traduire les "confessions" arrachées sous la torture à tous les résistants arrêtés. Il faut croire qu'il n'était pas totalement "blindé", puisque c'est, parait-il, le courage que tant d'hommes et de femmes ont manifesté qui l'a amené à réfléchir sur la condition humaine et, au bout de son cheminement, à adhérer à la foi chrétienne. De cela, il ne m'a jamais parlé. Mais tout, dans sa vie, disait sa conviction que "si notre cœur nous condamne, nous savons que Dieu est plus grand que notre cœur."
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Dimanche 7 février 2016
Mireille,
Je me souviens d'une chanson qui eut son heure de succès dans les années 50. Je ne me rappelle plus du nom de l'auteur, mais ce qui m'avait frappé, c'étaient les paroles du refrain où revenaient sans cesse ces mots : « Je n'ai jamais rencontré Dieu. » L'auteur s'en désolait d'ailleurs, comme beaucoup de gens que j'ai rencontrés et qui se posaient sincèrement cette question vitale pour eux : comment rencontrer Dieu. En d'autres termes : y a-t-il des moyens utiles pour faire cette rencontre ? Je me souviens également de cette petite fille qui, bien souvent, au catéchisme, m'interpellait pour me demander, soit « Qui est Dieu ?», soit « Où est Dieu ? », et qui n'était jamais satisfaite de mes réponses. Récemment encore, une de mes correspondantes par Internet me disait combien elle avait mis du temps et pris de la peine pour « comprendre ». A cette dernière, je n'ai pas eu de peine à répondre qu'il ne s'agissait en aucune façon de « comprendre », mais bien plutôt de « connaître »
Je me demande si les trois exemples qui nous sont donnés dans les trois lectures bibliques de ce dimanche peuvent nous être d'une quelconque utilité pour répondre à la question, tant ces trois rencontres sont exceptionnelles. « Je n'ai jamais rencontré Dieu » : voilà ce que beaucoup d'entre nous doivent se dire en toute sincérité. Alors ? Isaïe, Paul, Pierre ? Ce qu'ils ont en commun, c'est le caractère exceptionnel, inopiné et insolite de la rencontre qu'ils firent un jour. Isaïe est en prière dans le Temple de Jérusalem lorsqu'il a une extraordinaire vision de la divinité. Paul est loin de se douter de ce qui va lui arriver alors qu'il est en route vers Damas pour y opérer une rafle des chrétiens de la ville. Et Pierre, avec son frère André et ses camarades Jacques et Jean, ne se soucient aucunement du jeune prêcheur assailli par la foule, qui vient de grimper dans leur barque pour ne pas être étouffé ; eux, ils ont d'autres soucis : ils ont travaillé toute la nuit, leur pêche a été nulle, et ils lavent leurs filets, avant d'aller prendre quelque repos et de reprendre le travail quelques heures plus tard. Reconnaissons-le : leur propre aventure est exceptionnelle, mais vous et moi ? « Je n'ai jamais rencontré Dieu ! »
Au fond, je crois que c'est Dieu qui nous cherche, que c'est lui qui sollicite la rencontre, et qu'il suffit que nous soyons ouverts, désireux de cette rencontre, pour qu'elle puisse avoir lieu. Que, si nous disons « Je n'ai jamais rencontré Dieu », ce soit sous la forme d'un réel regret et non d'un simple et banal constat. Comme d'ailleurs le chantent tant de psaumes : « Montre-nous ton visage, et nous serons sauvés. »
Une rencontre donc, dans laquelle Dieu nous parle. Souvent je me dis que si nous n'entendons pas, ce n'est pas parce qu'il ne parle pas, mais parce que nous sommes sourds. Parce que nous ne prenons pas les moyens indispensables pour que la communication s'établisse entre nous. Dans le silence, la prière, l'intériorité nécessaires. Je crois vraiment qu'il nous répète sans cesse : « Écoute ! »
Dieu nous parle. Et il nous appelle. Saurons-nous ouvrir suffisamment nos esprits et nos cœurs pour braver les peurs et apprendre, comme Pierre et ses camarades, à être des « pêcheurs d'hommes. »
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Lundi 8 février 2016
Mireille,
Je n'en ai pas fini avec mes relations franco-allemandes. En parfaite concomitance avec le geste historique d'Adenauer et De Gaulle, le 22 janvier 1963, il y a eu le démarrage d'un jumelage de notre paroisse de Grand-Charmont avec la paroisse Sainte-Croix d'Ebingen. Et même si les relations amicales qui s'étaient créées entre nos deux communautés se sont épuisées ces dernières décennies, je tiens à rappeler le souvenir de quarante années d'amitié.
Cette année-là, Karl, un jeune prêtre, venait d'être nommé dans la jeune paroisse Sainte Croix d'Ebingen (près de Sigmaringen), où tout était à faire. L'une de ses premières initiatives fut d'écrire à la JOC à Paris pour demander si on ne pourrait pas lui communiquer l'adresse d'une paroisse française, pour établir avec elle des liens de fraternité. C'est ainsi que, par l'intermédiaire d'Alexis Hopital, nous parvint cette demande, et nous avons "marché". Que de souvenirs agréables, malgré - toujours - la barrière de la langue. Rencontre "officielles", tous les ans, une fois en France, l'année suivante en Allemagne. Et rencontres plus restreintes, entre familles qui se découvraient des affinités et éprouvaient le besoin d'approfondir cette relation. Je me souviens de soirées pleines de chansons, que Karl prenait plaisir à animer avec sa guitare, de messes chantées en commun par nos deux chorales. Les jeunes d'alors - ils ont aujourd'hui la soixantaine bien dépassée - se souviennent de camps fraternels, et les plus anciens de la "chanterie" rappellent quelquefois les souvenirs d'un week-end à Ebingen où ils n'ont pas beaucoup dormi ! Veillées communes, visites en commun de tel château, de telle abbaye, de tel site touristique, cérémonies de consécration de nos deux églises....
Avec les années, les participants ont vieilli, des "habitués" ont disparu, d'autres centres d'intérêt se sont fait jour et, reconnaissons-le, nos paroisses ont évolué. Si bien qu'un jour, il n'y avait plus assez de paroissiens pour remplir un car et aller passer le week-end chez les amis. Demeure, jusqu'à ce jour, l'amitié fraternelle qui nous lie, Karl, Bruno son diacre et moi. Je ne parle pas mieux l'allemand que lors de ma première expérience en 1937. Heureusement, Karl parle parfaitement le français.
* * * * * *Mardi 9 février 2016
Mireille,
L'Arabie Saoudite a bien commencé l'année 2016 ! Le 2 janvier, 47 prisonniers ont été exécutés. Leurs familles n'ont même pas été informées et les dépouilles des victimes ne leur ont pas été rendues. Parmi eux figure Sheikh Nimr al Nimr, une personnalité religieuse chiite de premier plan. Ce qui a suscité une vague de protestations notamment de la part de l'Iran. C'est ce que m'annonce Amnesty International, qui, dans le message que je viens de recevoir, me demande de joindre ma protestation à celle de tous les membres du mouvement, en m'adressant au roi d'Arabie Saoudite Salman bin Abdul Aziz Al Saud. Ce que je ferai, bien sûr, avec grande et forte conviction.
Je suis un adversaire résolu de la peine de mort depuis que j'ai assisté un condamné à mort jusqu'à l'instant de son exécution. C'était en 1946, au printemps. Jeune prêtre, j'avais, dans mes fonctions de vicaire, l'aumônerie de la prison. Cela depuis les jours de la libération. J'aurais dû déjà, fin 1944, assister dix hommes qui furent fusillés après un procès sommaire. Mon curé m'a épargné ce ministère : j'avais 23 ans ! Par contre, en 1946, il m'est revenu la charge d'accompagner jusqu'au poteau d'exécution un homme condamné à mort pour collaboration. Le jeune avocat commis d'office et moi-même, nous n'en menions pas large ce matin-là ! Heureusement pour nous, l'homme manifesta jusqu'au bout une réelle sérénité. Tous les détails de ces instants me reviennent en mémoire alors que je vous écris. Je vous les épargnerai, car je veux me les épargner. Sachez simplement que depuis ce jour, il m'est insupportable de voir une scène d'exécution capitale, que ce soit au cinéma ou à la télé : chaque fois, je ferme les yeux et me bouche les oreilles. Et je suis révolté d'apprendre qu'aux USA par exemple, des gens font des pieds et des mains pour pouvoir assister à une exécution !
Quand je vous dis que notre humanité n'est pas encore totalement sortie de la sauvagerie primitive !
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Mercredi 10 février 2016
Mireille,
Une fois n'est pas coutume : ce matin, mon calendrier à feuilles détachables, qui, chaque matin, propose à ma méditation un verset biblique (et en plus, au verso, un commentaire pieux), m'envoie en pleine figure, pour bien me réveiller, une phrase de Camus. Bien sûr, il ignore que nous sommes le mercredi des Cendres, l'entrée en Carême. Mais la réflexion de Camus peut m'aider à entrer valablement dans ce temps de grâce qu'est le Carême. Je vous la transcris : "L'homme est l'inconcevable et scandaleux mystère de la beauté et du mal, du soleil et de la boue, de la vie et de la mort."
Merci, mon calendrier, de me rappeler aujourd'hui ce qui fait la trame de mes interrogations depuis tant d'années. On voudrait sans cesse s'arrêter à la beauté, au soleil, à la vie, et les contempler, les déguster, en jouir. Mais la vie est là, avec ses informations matinales, qui presque toujours nous tiennent au courant de la progression quasi-inéluctable du mal dans le monde, nous rappellent que nous vivons dans ce monde de sang, de boue, de larmes et de mort.
Pire encore : en moi-même je discerne ces zones d'ombre et de saleté, et ces pulsions morbides, sans cesse en conflit avec l'attrait du beau, du bien, du vrai. Pascaline, qui m'offrit un jour une remarquable terre cuite, m'expliqua que c'est "en travaillant sur le très beau texte de Job et sur le thème de la plainte" qu'elle avait "voulu transcrire cette interrogation, cette condition humaine qui ne peut rien faire d'autre qu'ouvrir les bras tant pour demander "pourquoi" que pour dire "j'ai confiance".
Pourquoi ? Seize fois, le pauvre Job réitère sa question. Plus qu'une interrogation, c'est l'expression de l'homme révolté. Mais Dieu ne répond pas directement à sa question, même s'il accepte d'être ainsi durement interpellé. Pourquoi ?, ce sera l'ultime interrogation de Jésus sur la croix. "Pourquoi m'as-tu abandonné ?", s'écrie-t-il. Avant de prononcer les mots de la confiance : "Entre tes mains, Père, je remets ma vie."
Demander sans cesse "pourquoi", accepter de n'avoir pas de réponse, pouvoir dire également "j'ai confiance". "L'être étonnant que je suis" (pour reprendre les mots de la Bible) se confie ainsi ce matin en Celui dont il est l'enfant.
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Jeudi 11 février 2016
Mireille,
La sclérose nous guette tous. Pas nécessairement le durcissement de tel ou tel organe de notre corps (du moins je l'espère). Mais cet état d'esprit de celui qui ne sait plus évoluer, qui a perdu toute souplesse, qui reste figé dans ses manières de faire, ses modes d'agir, ses idées fixes. Avec l'âge, sclérose du cœur et de l'esprit, comme sclérose de nos tissus risquent de nous paralyser et de nous faire mourir.
Je me disais cela récemment, en rentrant d'un repas sympathique auquel j'étais convié, avec un couple ami, chez de nouveaux retraités, qui sont en train de bien amorcer leur passage à une retraite active. Ils viennent de prendre, depuis trois mois environ, une responsabilité de bénévoles dans une importante association caritative. Est-ce l'enthousiasme des néophytes, le désir de bien faire ou le regard critique du nouvel arrivant qui, de l'extérieur, peut mieux se rendre compte des déficiences du système ? Toujours est-il qu'ils ont entrepris, dans le secteur de l'association qui leur est confié, de rationaliser l'organisation, pour qu'elle soit plus facile à gérer et plus efficace, dans l'intérêt des bénévoles et au service des "assistés", si nombreux de nos jours.
Oui, mais voilà ! Immédiatement, les plus anciens se sont élevés contre une telle rationalisation, sous prétexte que "ce n'est pas nécessaire", qu'on a toujours fait autrement, que ça marchait bien avant, qu'on ne voit pas pourquoi il faudrait tout bouleverser, bref, préférant le statu quo médiocre et le ronron habituel à un rangement qui leur apparaît comme un réel dérangement de leurs traditionnelles habitudes. Les deux couples avec qui je déjeunais - l'autre couple connaît très bien la situation - me disaient combien il était difficile de modifier quoi que ce soit, tant les habitudes prises au fil des ans sont devenues des manies mortelles, et tant, avec l'âge, la susceptibilité des personnes qu'on veut simplement aider se fait grande.
"Cela s'est toujours fait" ! Que de fois cette réflexion n'a-t-elle pas été le prétexte avancé pour que rien ne bouge, pour que chacun s'endorme sur ses acquis. Et surtout qu'on ne dérange rien ! Ils oublient simplement que la sclérose - du corps, du cœur ou de l'esprit - c'est la mort.
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Vendredi 12 février 2016
Mireille,
Elle a connu bien des malheurs, cette brave sexagénaire que j'ai rencontrée dernièrement. Sachant que j'étais prêtre, elle m'a abordé à la sortie du magasin, s'est présentée, et a demandé à me voir. Ce que j'ai accepté bien volontiers. Effectivement, elle avait besoin de raconter un peu sa vie. Elle n'avait sans doute pas trouvé dans son entourage "une oreille qui écoute" suffisamment attentive. Bref, une fois de plus, j'ai été ému d'entendre le récit d'une vie, avec ses joies, certes, mais aussi avec ses peines. Un mari décédé prématurément, des enfants qui vivent loin d'ici, et qui ne se soucient pas tellement de leur maman. "Vous comprenez, m'a-t-elle dit comme pour les excuser, ils ont leur vie, leur famille, leurs propres soucis." Bref, la solitude, jusqu'à ce qu'un jour elle rencontre le compagnon idéal pour une nouvelle existence. Hélas, le "compagnon idéal" s'est révélé, à l'usage, un compagnon frivole, égoïste et profiteur. Et un jour, il est parti.
Depuis, elle attend. Elle l'attend, lui, espérant qu'il reviendra. Elle est prête à lui pardonner, à tout effacer, à recommencer. Et en attendant, elle consulte les voyantes. C'est d'ailleurs pour avoir mon avis, je pense, qu'elle a demandé à me rencontrer. Eh oui, elle dépense des sommes folles en téléphone. Elle m'a expliqué : on fait un numéro (vous savez, les fameux 08, à tant de centimes d'euros la minute), et on attend son tour. En attendant, on écoute les demandes de ceux et celles qui vous précèdent. Puis, quand vient votre tour, vous posez vos questions et le ou la voyante vous dit votre avenir. Ma brave dame demande toujours la même chose : si elle peut espérer qu'il reviendra, et quand. Les réponses varient selon les jours, entretenant l'espoir. L'espoir d'un avenir heureux. L'espoir fait vivre, m'a-t-elle dit, comme pour s'excuser de ce qu'elle-même, qui est une femme intelligente, m'a-t-il semblé, considère comme une bêtise. Mais c'est plus fort qu'elle, a-t-elle ajouté !
J'ai expliqué le plus simplement possible pourquoi je n'y croyais pas. Même pas en raison de ma foi chrétienne, mais simplement parce que je sais que personne ne peut dire ce que sera demain. Et d'ailleurs, c'est ce qui fait l'intérêt de la vie, cet imprévu quotidien. J'ai essayé d'expliquer. Et voilà qu'en dernier argument, elle m'a dit : "L'autre jour, à la messe, le prêtre a bien dit que les Mages étaient des astrologues, des diseurs de bonne aventure, n'est-ce pas ? Et pourtant, c'est leur science qui les a mené à Bethléem !" Interloqué, je n'ai pu que lui répondre : "Tous les chemins mènent à... Jésus".
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Samedi 13 février 2016
Mireille,
La période des "vœux" qui s'achève (j'ai reçu les dernières cartes avant-hier encore) a un gros avantage : elle nous permet de renouer avec des amis et des amies qu'on avait perdu de vue, parfois depuis longtemps. Ainsi en est-il d'Anne, que j'ai connue petite fille, et dont je n'avais pas de nouvelles depuis des années. Elle est maintenant mariée, heureuse épouse et heureuse maman de deux petits, un garçon et une fille. Elle me l'écrit, à propos de sa "joie de vivre, dit-elle. C'est vrai que je suis heureuse. C'est mon mariage qui me rend heureuse. Il y a des mariages heureux; il faut que cela se sache ! J'ai mon lot de tracas et de soucis, bien-sûr; mais je suis en bonne santé et aimée. Que demander de plus."
Il faut que cela se sache, qu'il y a des mariages heureux. La remarque d'Anne m'a fait réfléchir. C'est vrai qu'on porte davantage attention à ce qui ne marche pas, à ce qui rate, à ce qui est source de malheur, qu'au simple bonheur quotidien. Souvent, quand on me dit : "Rendez-vous compte, il y a 35% de couples qui divorcent", je réponds : "Rendez-vous compte : il y a donc 65% des couples qui marchent !"
"Les peuples heureux n'ont pas d'histoire", dit le proverbe. C'est faux. Ils ont une histoire, mais qui n'intéresse pas les mauvais historiens toujours en quête de sensationnel. L'histoire des peuples heureux, elle, intéresse les vrais historiens. C'est plus ingrat, et ça ne fait pas vendre beaucoup de bouquins, mais c'est important. Il en est de même pour les couples. "Les couples heureux n'ont pas d'histoire", diront les gens superficiels. Et c'est vrai qu'avec leur histoire, on ne fera jamais des romans aussi célèbres que Madame Bovary. Mais sous le regard de Dieu et sous le regard des hommes attentifs, leur histoire est infiniment plus riche et plus belle. C'est une histoire sacrée. "Il faut que cela se sache !".
Voilà, Anne, c'est fait.
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Dimanche 14 février 2016
Mireille,
Avez-vous peur de la mort ? Je crois qu'il n'y a rien de plus universel, pour tout être humain, que cette peur de la mort. Instinctivement, chacun de nous essaie de se libérer de cette peur. Instinctivement : en mettant en œuvre tous les moyens qui peuvent nous permettre de nous survivre. A commencer par la procréation, bien sûr ; mais pas seulement. On cherchera instinctivement à se survivre dans une entreprise qu'on a créée, dans une fortune qu'on pourra léguer à ses enfants, dans un ouvrage littéraire qui risque de passer à la postérité, dans une fondation qui portera votre nom. Tout cela peut être un objectif valable, mais à la réflexion, ne sera jamais qu'un procédé illusoire pour lutter contre la mort inéluctable. Il n'en demeure pas moins que je suis un mortel, et qu'il me faut bien prendre conscience de ma finitude.
A ce sujet, il y a dans la Lettre aux Hébreux (2, 14-15) une phrase importante. L'auteur nous parle de Jésus qui a pris la condition humaine « afin de détruire par sa mort le diable qui détient la puissance de la mort, et de délivrer ainsi ceux qui étaient comme des esclaves durant toute leur vie à cause de leur peur de la mort. » Expression très forte : serions-nous donc, non seulement craintifs et inhibés par la perspective de notre propre mort, mais réellement esclaves, durant toute notre vie ? Et alors, comment nous libérer de cet esclavage ?
Les trois évangiles synoptiques, dans une mise en scène quasi-identique, nous présentent le combat que le Christ a mené contre le diable « qui détient la puissance de la mort . » Cette année, c'est au tour de Luc de nous présenter ce combat : trois tentations symboliques, et trois refus appuyés sur la Parole de Dieu. Cet évangile de la tentation de Jésus est un appel à « briser les vieilles chaînes », à nous libérer de cet esclavage bien réel que crée en nous la peur de la mort. Il s'agit, d'abord, d'accepter notre condition d'hommes mortels, notre finitude. Tout au long de ce Carême qui commence, nous exerçant au plus parfait réalisme, nous apprendrons à rejeter toutes les illusions d'une quasi-immortalité que pourraient nous procurer (provisoirement d'ailleurs) l'avoir, le pouvoir et le « paraître »
Toutes tentations si illusoires, n'est-ce pas ?
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Lundi 15 février 2016
Mireille,
Récemment j'ai rencontré des paroissiens indignés. "Vous vous rendez compte, m'ont-ils dit, trois fois cette semaine, des émissions de télévision ont critiqué notre religion. Trop c'est trop. Il faut protester." Je n'étais pas très au courant du genre d'émissions dont il s'agissait : la semaine dernière, il se trouve que les rares soirs où j'ai regardé à la télévision autre chose que des concerts, c'était pour voir un film.
Mes interlocuteurs m'ont donc parlé d'une émission dont je n'ai pas compris le sujet, d'un téléfilm canadien (je crois) mettant en scène des prêtres-éducateurs pédophiles, et d'une séquence intitulée "femme de prêtre". Certes, il y a de quoi s'effarer et même s'indigner de cet aspect racoleur que prend parfois notre chère télé. On a l'impression qu'ils traitent des sujets qui "font vendre", tant est nécessaire, pour survivre, la course à l'audience. Comme je n'ai pas regardé les émissions en question, je ne peux pas me faire une idée exacte de la présentation qui a été faite de ces sujets délicats. Peut-être les présentateurs avaient-ils le projet, non pas de choquer ni de scandaliser, mais simplement d'informer sur des faits de société.
Après tout, qu'il y ait quantité de prêtres qui se sont mariés, c'est un fait. Dans la décennie 70, ce fut une hécatombe, dans certains diocèses français. Et j'ai moi-même gardé des relations fraternelles avec un certain nombre d'entre eux. Savez-vous, par exemple, que l'épiscopat français a créé une instance chargée d'aider matériellement ces prêtres, dont certains sont en grande difficulté financière, notamment s'ils sont chargés de famille. Dans ma paroisse comme dans beaucoup de paroisses, chaque Jeudi-Saint, on fait la quête à cette intention. Quant aux cas de pédophilie dans le clergé... ! Une dame qui avait vu, un jour, un téléfilm canadien consacré au sujet, m'en parlait dès le lendemain matin, pensant que c'était "du cinéma" et ajoutant : "Vous croyez que c'est vrai, ça ? " Je lui ai répondu qu'effectivement, il y avait des prêtres pédophiles, comme il y a des instituteurs, des notaires, des médecins, des pères de familles pédophiles. Pas plus, pas moins, en proportion. Simplement, le fait est plus choquant.
Il serait souhaitable, pourtant, que la télé nous présente, parfois, des portraits de prêtres qui consacrent toute leur existence à l'éducation des jeunes : on ne manquerait pas de témoignages d'hommes mûrs qui leur doivent beaucoup. Et si elle nous montre un jour des prêtres qui ont réussi le difficile exploit d'un célibat qui ne les a pas sclérosés, tant mieux. Seulement voilà ! Pour faire de telles émissions, il faudra sans doute trouver des réalisateurs géniaux ! C'est comme pour l'amour et la fidélité du couple, dont je vous parlais récemment. Le bien ne fait pas de bruit, dit le proverbe.
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Mardi 16 février 2016
Mireille,
C'est un vieil ami qui était de passage dans la région et qui a tenu à venir passer un moment chez moi, il y a quelques jours. Avez-vous remarqué qu'avec certains, la conversation s'établit sans préambules, même si on ne s'est pas rencontré depuis des années, alors qu'avec d'autres, il faut "tourner autour du pot" (comme disait ma grand-mère) pendant des heures, avant d'aborder une discussion sérieuse ?
Avec Marcel, il n'était pas besoin de longs préambules pour que notre conversation soit un peu comme si on reprenait le fil d'un vieux débat là où précisément où on en était resté la veille. Il s'agissait de l'avenir de l'Eglise. Vaste sujet, vous vous en doutez ! Mon vieil ami est très engagé dans sa paroisse, une paroisse de ville ; et depuis qu'il est en retraite, il consacre une grande partie de son temps aux multiples services qu'il assume. Il est devenu l'ami des trois prêtres de cette paroisse, et il en dit le plus grand bien. "Alors, lui dis-je, ça baigne ! "
Et voilà qu'il me rétorque : "Eh bien non, ça ne baigne pas, (comme tu dis !) Bien sûr, si on ne juge que sur l'apparence, on a la chance d'avoir une paroisse dynamique, des prêtres dévoués, quantité de laïcs engagés. D'un point de vue purement humain, on se dit que ce n'est pas si mal que çà. Beaucoup de monde à la messe, de beaux offices, une chorale efficace... Il y a même des servants, ce qui est une denrée rare de nos jours, n'est-ce pas. Et pourtant ! A y regarder d'un peu plus près, je me pose quantité de questions. Et d'abord, qu'est-ce que ça représente, l'Eglise, dans une ville comme la nôtre ? On ne rencontre plus de jeunes, il y a belle lurette que l'aumônerie des lycées a été réduite à sa plus simple expression ; quant aux jeunes couples, on les remarque dans nos assemblées, tellement ils sont rares ! Ne crois-tu pas que notre Eglise est une Eglise de vieux ?"
Une Eglise de vieux ? Pour un regard superficiel, c'est certain. Et chacun de se lamenter sur le vieillissement de nos communautés paroissiales, sur la charge des services divers qui repose particulièrement sur les aînés, sur les nombreuses grand-mères d'un âge certain qui continuent de faire le caté, faute de jeunes mamans pour prendre la relève... Il y a des années que j'entends ce refrain. Mais je me demande si notre regard sur la situation n'est pas un regard légèrement étroit, hexagonal, pour ne pas dire régional. On peut également porter le même regard en-dehors des réalités d'Eglise. Les doléances de mon ami recoupaient les doléances de cet homme de plus de 65 ans, rencontré l'autre jour, qui continue à son âge à tenir à bout de bras un club de foot ; et les doléances de tant de responsables d'associations diverses, qui attendent désespérément la relève ! Voir le nombre de communes où il est actuellement difficile de constituer des listes et de trouver de jeunes conseillers municipaux. Lee jeunes couples cesseront-ils un jour de "cocooner" ?
Ce matin, j'entends dire que nos évêques vont prêcher l'engagement. Bonne nouvelle.
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Mercredi 17 février 2016
Mireille,
On nous copie ! "On", ce sont des chinois, et quand j'écris "nous", il s'agit des catholiques. On aura tout vu ! Je me souviens avoir lu un jour dans un illustré qu'il existe en Chine, à Shanghai une simili-chapelle catholique avec faux curé, où des vrais couples branchés viennent faire célébrer leur "mariage". Villa d'Roma est un joyau de contrefaçon ecclésiale : façade d'église, clocher, coupole même. Et à l'intérieur, les bancs de chaque côté de l'allée, un chœur avec un autel, une croix, des vitraux représentant des anges. Et le faux curé est un étudiant américain devenu journaliste recruté sur petites annonces. C'est une affaire qui marche : dès le premier mois, quarante inscrits. Selon la solennité de la cérémonie, il en coûte de 730 à 1200 euros pour ce pseudo-mariage religieux.
Qu'est-ce qui pousse les jeunes chinois à demander de telles cérémonies ? Le faux curé répond que "les jeunes d'aujourd'hui réclament de la solennité et de la passion pour un tel tournant dans leur vie." Un professeur de sociologie de l'université de Canton déclare, quant à lui, que "maintenant que les besoins matériels sont satisfaits avec le développement économique, les gens aspirent à une croyance... Les jeunes recherchent la confiance réciproque. La solidité de la relation et le caractère sacré du mariage chrétien répondent à cette quête." Bel hommage rendu aux jeunes chrétiens qui, aujourd'hui encore, croient au caractère sacré de leur engagement.
Naturellement, le bureau des affaires religieuses de Shanghai est intervenu. Des signes religieux ont été effacés: la croix a été remplacée par un symbole bizarre : deux croissants de lune adossés l'un à l'autre, et sur les vitraux les anges ont cédé la place à des colombes de la paix. Quant au faux curé, interdiction lui a été signifiée de prononcer le nom de Dieu, mais il a le droit de parler des "cœurs en joie", des "fleurs de l'amour, merveilles du monde". Bref, une véritable laïcisation de l'endroit et de la cérémonie. Et pourtant, la "chapelle" respire encore assez le sacré pour attirer les clients. Et l'on s'y presse. Même s'il ne s'agit que d'un simulacre de mariage chrétien. Notez bien que cette mode n'est pas propre à la Chine : elle vient du Japon où il est du dernier chic de se marier ainsi, dans une simili-chapelle, selon des rites copiés sur le rituel catholique, avec un faux curé. Mais au Japon, il y a, paraît-il, de vrais anges sur les vitraux.
Et pendant ce temps-là, chez nous, combien de jeunes qui boudent le mariage et son "caractère sacré" !
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Jeudi 18 février 2016
Mireille,
Quelle aberration ! Ils veulent rajeunir une centenaire ! Normal que nombre de gens, sains d'esprit, s'y opposent. La centenaire en question, c'est la loi portant séparation des Eglises et de l'Etat. Enfin, plus que centenaire, puisqu'elle date de 1905. Cette loi précise que l'Etat "ne subventionne aucun culte". Or, de nos jours, certains demandent une révision de la loi, notamment parce que se pose la question de l'Islam en France. C'est l'un des aspects les plus voyants de la question plus vaste : ne faudrait-il pas rajeunir le vieux principe de la laïcité de l'Etat français ?
Etonnant ! C'est l'épiscopat catholique qui a immédiatement manifesté ses réticences et pris nettement position en faveur du statu quo, Pour certains en effet laïcistes fervents, toilettage signifie durcissement radical, au risque d'en faire une laïcité de combat contre toute religion.
Alors, touche pas à ma laïcité ? Quand on songe aux combats d'une violence extrême qui opposèrent pendant des décennies, au début du siècle dernier, catholiques contre laïques ! Quand on relit les textes enflammés, mandements de certains évêques pour qui la "loi infâme, cette loi inique" était l'œuvre de Satan contre l'Eglise ; ou les déclarations d'hommes politiques qui annonçaient péremptoirement que "nous avons éteint au ciel des étoiles qui ne se rallumeront jamais" ! ou encore : "La loi sur les associations n’est que le prélude à l’assaut définitif contre l’Église ; il s’agit de savoir qui l’emportera de la société fondée sur la volonté de l’homme et de la société fondée sur la volonté de Dieu." (le ministre Viviani en 1901). La séparation des Eglises et de l'Etat apparut comme le grand symbole de cette laïcité nouvelle. Aboutissement de 25 ans de combats parlementaires, elle devait sonner l’hallali du catholicisme.
Aujourd'hui, Dieu merci, les catholiques français, dans leur immense majorité, sont toujours là, bien vivants, depuis longtemps attachés à ce principe de laïcité, malgré les imperfections des lois chargées de l'appliquer. Ce qui a permis aux catholiques d'être des hommes libres, aux prêtres et aux évêques de n'être plus les fonctionnaires qu'ils étaient au XIXe siècle. Quand j'ai été chargé de construire une église, au début des années 60, notre paroisse n'a pas reçu un sou de l'Etat : c'est la générosité des paroissiens et des catholiques du diocèse qui a permis cette construction. Nous n'en sommes que plus "libres vis-à-vis de tous", comme le déclarait déjà saint Paul. Un jour peut-être - et c'est à souhaiter - les responsables de l'Islam en France, ayant accepté les principes de la "laïcité à la Française", s'en trouveront bien et seront, comme tout le monde, de bons citoyens en même temps que de bons musulmans.
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Vendredi 19 février 2016
Mireille,
Mardi dernier, je vous relatais ma conversation avec un vieil ami, de passage dans la région. Il déplorait le manque d'engagement des jeunes adultes, aussi bien dans l'Eglise que dans l'ensemble des associations. En réponse à ces doléances, j'ai reçu quelques courriers fort intéressants, exprimant les opinions de jeunes couples. Ce matin, je vous livre les réflexions de deux jeunes correspondantes.
La première exprime en des termes mesurés toutes les difficultés que connaissent les jeunes couples d'aujourd'hui, ce qui explique, dit-elle, qu'ils ne soient pas plus nombreux pour un bénévolat :
"Dites aux anciens qui se plaignent, à juste titre, de l'absence des jeunes générations à la paroisse ou dans le milieu associatif, que les jeunes doivent faire face à des difficultés sévères au plan professionnel : difficulté à trouver un emploi, lutte pour conserver un travail, précarité des emplois dans le privé mais aussi dans le public, esprit de compétition, nécessité constante de s'adapter à des changements, ambiances professionnelles parfois délétères et sclérosées du fait des difficultés à changer de travail. Ces difficultés consomment une énergie considérable au détriment de l'investissement dans le secteur associatif. Je ne prétends pas faire le tour de la question en disant cela mais je pense que c'est un élément d'explication dont les anciens n'ont pas toujours conscience car ils n'ont pas connu ces difficultés (ils en ont eu d'autres...). Ce qu'ils retiennent, c'est le chiffre des 35 heures martelé par les médias, qui cache bien des réalités. Heureusement que les anciens sont là pour entretenir la vie religieuse dans les paroisses. Ainsi, ils assurent une présence et la transmission de la vie religieuse . Cette transmission est peut-être plus tardive qu'ils ne le souhaiteraient et différente de ce qu'ils imaginent, mais comme ils vont vivre plus longtemps, quelle importance finalement ? L'essentiel, c'est qu'elle se fasse."
Une deuxième réaction, bien éclairante, elle aussi : "Et si c'étaient les anciens qui bloquent et ne laissent pas place aux jeunes ?" Voici ce qu'elle écrit : "Je suis toujours assidûment vos lettres à Mireille. Je venais juste de lire celle de ce jour. Puis je suis allée chercher mon fils à la garderie. Au même endroit se tenait la réunion pour une association d'Aide à Domicile en Milieu Rural (ADMR). Quelle n'a pas été ma surprise de voir que les bénévoles sont les mêmes qu'il y a 15 ans (j'ai fait office de trésorière pendant 5 ans). Alors je me pose la question suivante. N'y a t il pas un moment où en restant on bloque la possibilité à d'autres de prendre la place ? Bien sûr partout on cherche des bénévoles mais les équipes de vétérans font parfois obstacle ; en tout cas j'ai évité des responsabilités dans certaines associations quand on sentait un bloc qui n'était pas près à s'ouvrir à d'autres et aux inévitables changements dont vous avez parlé dans une autre lettre. Je me trompe peut-être mais je pense qu'il faut savoir aussi se retirer pour que du "sang neuf" circule. Ainsi la monotonie ne vient pas ni pour ceux qui restent ni pour l'association elle-même qui ainsi reste dynamique."
Et vous, qu'en pensez-vous ?
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Samedi 20 février 2016
Mireille,
J'ai appris hier la mort d'Henri Rueflin. J'ai de la peine, comme chaque fois que je perds un vieux camarade. Ses obsèques sont célébrées ce matin en l'église de Vesoul ; je ne pourrai m'unir que par la pensée - et, bien sûr, par la prière - à l'assemblée qui participera à la messe de ses funérailles.
Henri nous quitte à l'aube de ses 98 ans. Nous nous connaissions depuis l'automne de 1940. Ce qui fait 75 ans de belle et franche camaraderie. Je venais d'entrer au Grand Séminaire de Théologie, et j'avais 19 ans. Trop jeunes pour être mobilisés, nous étions une petite équipe de copains qui n'avait pas directement vécu, de ce fait, la dramatique défaite de notre armée. Et voilà qu'à la rentrée d'octobre, nous avons trouvé, comme condisciples, un certain nombre de jeunes hommes qui, eux, venaient d'être démobilisés après l'armistice. Ils avaient fait la guerre : ils en rapportaient, avec des souvenirs tout frais, beaucoup de désillusions, en même temps que le soulagement de n'avoir pas été fait prisonniers, comme bon nombre de jeunes séminaristes de leur âge. Bien sûr, ils nous prenaient pour des gamins ! Or, dès les premiers mois de coexistence, des liens étroits se créèrent entre nous, jeunes et "vieux". Des liens qui ne se sont jamais distendus. Ce furent quatre années d'études de théologie et quatre années de fraternité, jusqu'au temps où nous avons été ordonnés prêtres, en 1944. Cette année-là, nous étions 44 nouveaux prêtres. Et donc dispersés aux quatre coins du diocèse pour des ministères différents. Henri, lui, fut envoyé comme professeur dans un collège. Il devait passer dans l'enseignement toute sa vie professionnelle, d'abord comme prof', puis comme directeur. Il était compétent, bien sûr, et en même temps exigeant, aussi bien pour lui-même que pour ses élèves. Jusqu'à la fin il a enseigné : l'an dernier encore, il donnait des cours d'anglais à des adultes passionnés.
Avant de nous séparer, à la veille du 6 juin 44 (ce fut notre propre "débarquement") nous nous étions promis de nous retrouver chaque année pour une réunion de classe. Nous avons été fidèles à cet engagement pendant 70 ans. D'année en année, nous étions moins nombreux. A notre dernière rencontre, nous n'étions plus que quatre, et c'est Henri qui s'était chargé de nous accueillir. Il tenait à nous faire connaître sa maison natale à Vernois-le-Fol, le village de son enfance, et le petit restaurant champêtre proche de la frontière suisse. Une journée de pleine fraternité.
Et voilà : Nous étions quarante-quatre... nous ne sommes plus que deux : Octave Bessot et moi. "Que sont mes amis devenus... !"
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Dimanche 21 février 2016
Mireille,
Tous ceux et celles qui ont rencontré Jésus durant sa vie terrestre se sont demandés : "Qui est-il vraiment ? Un homme bien sûr, mais pas un homme comme comme nous. Un prophète ? Ou même, éventuellement un messie ?" A ma connaissance, trois hommes seulement ont eu la révélation (au sens littéral du mot : le voile est levé) de sa véritable identité. Ce sont trois de ses disciples : Pierre, Jean et Jacques. Et cette révélation s'est faite un matin, sur une montagne, alors que Jésus était en train de prier. "Pendant qu'il priait, son visage fut transfiguré", nous rapporte l'évangile de Luc.
Je peux me permettre d'imaginer le contenu de la prière de Jésus. Sans doute est-elle identique à la prière de Gethsémani (Luc 22, 42) : « Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe de douleur. Toutefois, que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la tienne. » Comme on comprend l'appréhension de l'homme-Jésus devant la perspective de la torture qui l'attend ! Aussi, je peux continuer à imaginer la réponse du Père à son enfant : c'est la même que celle du jour de son baptême. Le Père tient à répéter à son enfant ces petits mots d'amour que tout papa, toute maman adresse à son enfant, en toute circonstance, mais surtout quand il a mal, s'il a peur, s'il a besoin d'être consolé.
Voilà donc Jésus en prière : dans une étroite relation pleine de tendresse avec Celui qu'il nomme toujours « abba », papa ! Pas étonnant, dans ces circonstances, que soudain son visage se trouve transfiguré. Vous avez tous été témoins d'une scène identique : un petit bébé pleure, son visage est congestionné, que ce soit par la souffrance ou la faim ou toute autre cause. Sa maman le prend dans ses bras, lui parle doucement, avec des petits mots d'amour, et voilà notre bébé qui cesse de pleurer ; son visage retrouve la paix, et bien vite il se met à rire, transfiguré par les petits mots de sa maman. De même, ce matin-là, sur la montagne : et le visage de Jésus s'en trouve transfiguré de bonheur.
Pierre, quelques années plus tard, écrivant à de jeunes communautés chrétiennes, leur précisera que l'annonce de la bonne nouvelle ne s'appuie pas sur des fables ou des légendes habilement imaginées, mais, dit-il, « nous avons vu sa gloire de nos propres yeux. Nous étions présents au moment où Jésus a reçu honneur et gloire de Dieu le Père ; dans sa gloire suprême, Dieu lui fit alors entendre sa voix qui disait : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je mets toute ma joie. » Nous avons entendu nous-mêmes cette voix qui venait du ciel, lorsque nous étions avec lui sur la montagne sainte. » (2 Pierre 1, 16-18)
« Pierre ne savait pas ce qu'il disait », écrit saint Luc, lorsqu'il proposait à Jésus de monter trois tentes pour demeurer sur la montagne. Il fallait repartir ; la manifestation divine n'avait été que passagère ; on allait reprendre la route pour Jérusalem. Les trois témoins ne savaient pas ce qui les attendait ; il fallait marcher à la suite de Jésus, sans traîner les pieds.
Et nous de même. Sans savoir quel sera notre avenir, nous marchons. Il y a, certes, dans nos vies, une espérance basée sur une promesse ; il y a le compagnonnage avec Jésus. Cela doit nous suffire.
* * * * * *Lundi 22 février 2016
Mireille,
Eprouvez-vous parfois cette impression de déjà-vu, ou de déjà-entendu ? Une personne vous fait une remarque, et d'un seul coup, vous êtes reporté par-delà le temps, dans le même environnement, où l'on vous a fait la même remarque. J'ai eu soudain cette impression très forte, en lisant l'article d'un hebdomadaire consacré à la situation conflictuelle que subit actuellement le Moyen-Orient et aux réactions souvent bellicistes des grandes puissances face à ce drame. L'auteur nous annonçait de façon péremptoire la survenue probable et prochaine d'une troisième guerre mondiale. Témoin, dans ce numéro, ce titre d'un article : "Syrie, guerre mondiale à Alep". D'un seul coup je me suis retrouvé en 1939, en train de lire dans un hebdomadaire de l'époque une chronique bien documentée sur la guerre franco-allemande qui était alors imminente. Même type d'information, même luxe de détails, même série de slogans. Cette année-là, et pour schématiser, c'était : "Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts" : que de milliers d'affiches de ce type n'ont-elles pas été collées dans les mois précédant la deuxième guerre mondiale !
Cette année-là, nous avions en classe de philo un prof' de géographie qui traitait - je crois bien que le programme n'a pas changé depuis - "les grandes puissances économiques". Il nous a démontré péremptoirement qu'il était impossible que l'Allemagne gagne la guerre, faute de matières premières, et notamment de pétrole. Je l'ai cru, comme j'ai cru tout ce que nous expliquaient en détail les hebdomadaires sur la conduite d'une guerre qu'on annonçait gagnée d'avance. N'avions-nous pas l'incontournable ligne Maginot ? Etais-je naïf ! Le premier jour de la débâcle, notre convoi de fuyards a croisé, entre Morteau et Pontarlier, un char allemand avec sur le capot un drapeau à croix gammée ; il aurait pu facilement mitrailler notre convoi sans défense. Or nous n'y avons pas songé un seul instant ; nous avons béatement pensé que c'était un char que nos braves soldats venaient de faire prisonnier ! Simplement, l'armée allemande avait quelques heures d'avance sur nous et c'étaient nos braves soldats qui étaient fait prisonniers.
Depuis, j'ai appris à me méfier et à douter : tant d'informations supposées fiables ne sont que de pure propagande. Et si j'en ai les moyens, je m'efforce de vérifier. Surtout quand je lis une information soi-disant puisée aux meilleures sources.
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Mardi 23 février 2016
Mireille,
Connaissez l'histoire de la langue d'Esope ? A quelqu'un qui lui demandait quelle était la meilleure et la pire des choses, Esope répondit : "la langue". Peut-être aujourd'hui répondrait-il "Internet". Mais, à y bien réfléchir, on peut dire de tous les objets, de toutes les inventions, qu'elles sont à la fois la meilleure et la pire des choses. Tout dépend de l'usage qu'on en fait. Ce qui me permet de communiquer avec vous chaque matin, et donc de parvenir à d'agréables rencontres virtuelles, est utilisé par d'autres à des fins purement mercantiles, et par d'autres également, à des fins inavouables.
Il en est ainsi de tout. A quelqu'un qui, un jour, me disait combien l'art de l'orateur était, non seulement utile, mais indispensable, je répondais en m'étonnant de ses propos. Alors, pour être plus direct, il m'a expliqué combien sa prédication, par exemple, lui semblait nécessaire pour aider les fidèles, non seulement à comprendre la Parole de Dieu, mais aussi à la mettre en pratique. A quoi j'ai répondu qu'à ma connaissance, jamais personne ne s'était converti à la suite d'un sermon.
C'était par manière de boutade que je faisais cette réponse un peu abrupte. Mais, parce que j'ai une longue expérience de la prédication, je connais parfaitement les limites du genre. Je sais aussi combien il est délicat : en parlant en public, on établit, certes, une communication avec ses auditeurs, mais on peut, avec un peu de doigté, soit flatter, soit choquer, soit révolter. On peut même aller jusqu'au viol (des consciences, bien sûr). Donc, pour rejoindre notre ami Esope, la langue peut être la meilleure comme la pire des choses.
Pour en revenir à Internet, je souhaite que ces lettres quotidiennes que je vous adresse vous apportent chaque matin, ne serait-ce qu'un sourire. Comme le rayon de soleil qui, en cet instant même, éclaire mon bureau.
Bonne journée, Mireille.
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Mercredi 24 février 2016
Mireille,
C'était au catéchisme, un jour, il y a bien longtemps. Je ne sais pourquoi, j'en étais à dire aux gosses combien il fallait aimer le bon Dieu, quand un petit garçon m'a interrompu pour me dire : "Moi, je ne peux pas." Et comme je lui demandais pourquoi, il m'a répondu : "Parce qu'il n'a pas de corps. On ne peut aimer que quelqu'un avec un corps."
Cette réflexion d'un enfant m'est revenue à l'esprit, hier, en lisant, dans un article de revue consacré à "nos relations à l'ère numérique", la remarque de l'auteur. Après avoir rappelé que l'Internet, comme le téléphone portable, sont d'extraordinaires moyens pour abolir les distances et le temps, puisqu'on peut communiquer dans l'instant même avec quelqu'un qui se trouve à l'autre bout du monde, il ajoutait : "Quel rapport avec le corps ? Question sans doute la plus redoutable : quelle attention réservons-nous à notre corps ? Il est le premier média, si l'on peut parler ainsi, qui nous permet d'entrer en relation."
Je reçois un amical message électronique. Ma première question, c'est : "D'où m'écris-tu ?" Situer mon correspondant dans l'espace, j'en ai besoin. Mais cela ne suffit pas. Si je décris mon expérience personnelle, je vais immédiatement désirer savoir non seulement où il habite, mais qui il est, quelle est sa profession, sa situation sociale. Plus profondément, on va décrire son environnement, on éprouve le besoin de s'envoyer des photos. C'est bien, et pourtant, il reste un manque. On se téléphonera peut-être. Mais, foncièrement, on désirera se rencontrer autrement que par des moyens "virtuels". J'ai ainsi des correspondants qui ont fait le détour pour me rencontrer "en chair et en os". Dernièrement encore, un jeune homme qui vit en Allemagne et qui a fait un petit détour pour me rencontrer avant de se rendre dans la région parisienne.
Nous sommes ainsi faits : parce que nous avons des corps et que ces corps sont d'extraordinaires outils de communication, grâce à nos cinq sens, nous ressentons fréquemment les limites de la communication entre nous. J'ai cinq sens, c'est pour m'en servir ! Certes, dans la plupart des cas, il faut s'y résigner : on ne pourra pas franchir les limites, tant sont grandes les distances. Mes amis québécois ont beau m'inviter : casanier comme je le suis, je crois qu'on ne se rencontrera jamais, du moins au Canada. Et pourtant, reste au fond de moi le désir de rencontres plus vraies, moins "virtuelles". Mais au fond, accepter ses limites, n'est-ce pas commencer à devenir adulte ?
Bonne journée. Et n'oubliez pas: "Quelle attention réservons-nous à notre corps ?"
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Jeudi 25 février 2016
Mireille,
J'ai eu beau essayer de le convaincre : rien à faire. Pour lui, l'usage de l'ordinateur est une régression. Pourtant cet homme, jeune encore, est intelligent et occupe dans la société une situation enviable. Mais quand on parle d'ordinateur, il voit rouge. Je lui ai raconté ma propre expérience, et comment, moi aussi, pendant longtemps, j'ai pensé que l'usage d'un tel outil ne pouvait servir qu'à des mathématiciens ou à des scientifiques chargés d'envoyer des fusées dans l'espace, avant que je ne sois un jour converti à l'usage de l'ordinateur, en constatant de visu combien il représentait un immense progrès par rapport à ma vieille machine à écrire. Je lui ai démontré qu'il fallait vivre avec son temps, que c'était nécessaire d'améliorer les moyens de communication entre les humains, que notre monde était devenu comme un village... Rien à faire. Pour lui, c'était une régression. Et quand j'ai parlé des comptables qui étaient bien heureux de faire leurs opérations automatiquement, il m'a répondu que rien ne valait le calcul mental, un bon crayon et l'exercice qu'on peut donner quotidiennement à son cerveau.
Alors, je lui ai parlé de mémoire, cette mémoire de l'humanité, ces sommes de connaissances compressées en quelques disques durs, desquels on peut ressortir dans l'instant toutes les informations nécessaires. Je lui ai dit que, pour moi, c'était un moyen extraordinaire pour ne pas encombrer ma propre mémoire, qui sommeille dans un coin de mon cerveau. "Justement, m'a-t-il répliqué, vous venez d'employer le mot juste : votre mémoire sommeille, parce que vous ne la faites plus fonctionner, parce que vous ne l'exercez plus assez." J'en ai convenu volontiers, d'autant plus que je me disais, ces derniers temps, qu'il me faudrait la réactiver. Il y a vingt ans, je pouvais encore me réciter environ cinq cents vers de mes poètes préférés, en cas d'insomnie. Aujourd'hui, à peine cent.
Mais est-ce bien nécessaire, d'exercer sa mémoire ? Il paraît que nos cellules cérébrales commencent à perdre de leur vivacité à partir de vingt ans. Toutes mes vieilles amies craignent d'être atteintes de la maladie d'Alzheimer dès qu'elles ne se souviennent plus de tel nom propre ou de telle date ! Ce en quoi je les rassure : il ne s'agit que d'un vieillissement naturel. Pour en revenir à mon ordinateur, s'il permet à ma mémoire de paresser, par contre, les mystères de son fonctionnement - comparables aux mystères de la religion - obligent sans cesse mes cellules cérébrales à fonctionner : je tiens à comprendre et donc à dominer ce qui n'est, au fond, qu'un outil sans intelligence et sans souplesse. Mais un outil bien utile, ma foi !
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Vendredi 26 février 2016
Mireille,
C'est un jour de bonheur qui commence aujourd'hui : mon copain Pierre et Françoise, son épouse, viennent me rendre visite. Je lui ai téléphoné il y a quelques jours pour lui souhaiter un joyeux anniversaire. Il est né dix jours avant moi, nos relations d'amitié datent du 20 juillet 1944 et ne se sont jamais interrompues. Or, au téléphone, nous avons un peu bavardé et voilà qu'à ma grande surprise, il m'a déclaré : "Moi, ça va, à part quelques périodes d'angoisse." Lui que je connais plein de vie, homme de projets, grand voyageur et sérieux randonneur, toujours jeune d'esprit et de cœur, sa réflexion m'a étonné.
Je ne sais pas ce qui motive ces accès d'angoisse. Nous en reparlerons sans doute, aujourd'hui. Je me demande si ce n'est pas la perspective de la fin de notre existence qui le perturbe parfois au point de l'angoisser. Cela m'a rappelé notre ancienne "aide aux prêtres", que j'avais trouvée, un jour, en larmes. Et comme je lui demandais pourquoi elle pleurait, elle m'avait dit tout de go : "Ce n'est pas juste ! La vie n'est pas juste : pourquoi faut-il mourir un jour ?"
Je crois qu'elle venait de découvrir subitement, en son grand âge, notre condition mortelle. Ce qui est étonnant. Du moins pour moi. Cette découverte de ma finitude, je l'ai faite dès ma prime enfance. Depuis, elle est intégrée dans ma vie. Pas très agréable, certes, mais enfin, il faut être réaliste. Avant-hier encore, je rencontrais une amie de ma génération qui me disait comment en vieillissant, elle avait de moins en moins peur de la mort.
Certains s'en tirent par la "distraction", au sens pascalien du terme : "moins j'y pense et mieux je me porte", disent-ils. Je préfère ma propre attitude réaliste, qui consiste à vivre le plus intensément possible le reste de mes jours, comme un entrainement à un "ailleurs". Je crois que c'est ce sentiment de finitude, de limitation de la vie, qui lui donne tout son relief, toute son importance, toute sa saveur. A déguster sans modération. Un jour, "oui, je me lèverai et j'irai vers mon Père."
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Samedi 27 février 2016
Mireille,
Au fond, l'ami dont je vous parlais avant-hier, qui dénigre si volontiers l'usage de l'ordinateur et y voit une régression de l'humanité, n'est que le dernier avatar d'une très, très longue lignée d'humains. Tous ces hommes pour qui le progrès est toujours suspect, voire néfaste. Aujourd'hui, ils ont peur, non seulement de l'ordinateur, mais du téléphone portable. Dernièrement, je rencontrais un musicien qui vomissait la musique électro-acoustique. Au siècle dernier, on a méprisé la civilisation automobile. Auparavant, on a eu peur du chemin de fer. Rappelez-vous l'ironie avec laquelle le général de Gaulle se moquait des "nostalgiques de l'époque des lampes à huile et de la marine à voile" ! J'imagine volontiers les réactions négatives que fit naître l'invention de l'imprimerie, au moins chez les esprits rétrogrades de l'époque. Pensez donc : le livre imprimé allait divulguer le savoir qui jusque là était réservé à une élite.
C'est d'ailleurs ce qui arriva avec la Bible. Tant qu'elle était péniblement copiée par les moines, elle n'était lue que par quelques-uns. Gutenberg, d'un seul coup, en permet l'accès au peuple. Luther est parmi les premiers à avoir compris toute l'importance de l'invention. Mais voilà d'un seul coup dépossédés du privilège du savoir tous les "clercs" et les riches qui jusque-là, étaient les seuls à posséder une bibliothèque de manuscrits. Autre conséquence : il n'est plus besoin d'emmagasiner dans sa mémoire des sommes de connaissances, puisqu'elles se trouvent sur les rayons de votre bibliothèque. Auparavant... On pense qu'au temps de Jésus Christ, tout bon juif savait par cœur les 150 psaumes de David !
Sur les indications de l'auteur d'un article que je lisais récemment, j'ai eu la curiosité de rechercher, dans le Phèdre de Platon, l'histoire de Theuth. Theuth est un dieu de l'antique Egypte, dont l'emblème est l'ibis. Socrate, dans ce dialogue, raconte que Theuth a inventé le calcul, la géométrie, l'astronomie, sans parler du trictrac et des dés, et enfin précisément les lettres de l'écriture. Il vient présenter cette invention de l'écriture au roi Thamous (Amon, roi de Thèbes). Celui-ci, lorsque Theuth lui explique que l'écriture procurera aux Egyptiens plus de science et plus de souvenir, lui répond : "Voilà que toi, en ta qualité de père des lettres de l'écriture, tu te plais à doter ton enfant d'un pouvoir contraire de celui qu'il possède. Car cette invention, en dispensant les hommes d'exercer leur mémoire, produira l'oubli dans leur âme ; confiants dans l'écriture, ils chercheront au dehors, et non pas au dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir... Lorsqu'ils auront réussi, sans enseignement, à se pourvoir d'une information abondante, ils se croiront compétents... Au lieu d'être savants, c'est savants d'illusion qu'ils seront devenus !" Mon ami aurait pu signer de tels propos, il y a deux jours.
Personnellement, je ne fais qu'en sourire. Ma propre mémoire, désencombrée de quantité d'informations inutiles, fonctionne encore bien. Pour le reste, j'ai tout sur le disque dur de mon ordinateur. Et en plus, j'en ai fait une sauvegarde. Honni soit qui mal y pense.
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Dimanche 28 février 2016
Mireille,
Un fait divers rapporter dans l'évangile de ce jour ? Oui, sans doute un drame qui vient de se produire et qui a soulevé l'indignation de la population : Pilate, dont l'historien Flavius Josèphe a souligné les gestes de cruauté et les traits de répression dont il a fait usage lorsqu'il était gouverneur de Palestine, a fait massacrer des Galiléens dans le Temple. Scandale ! Curieusement, dans sa réponse, Jésus semble indiquer qu'ils étaient coupables, peut-être « plus coupables que tous les autres Galiléens. » Leur mort serait-elle une punition ? Et voilà même qu'il en rajoute : il rapporte un autre fait divers : la mort accidentelle des 18 victimes de l'écroulement de la tour de Siloé. Et, de nouveau, Jésus semble lier cette tragédie à l'idée d'une punition : ces victimes innocentes seraient-elles coupables, à ses yeux ?
Pour comprendre la réponse de Jésus, il faut faire attention à une expression qu'il utilise deux fois dans ce récit. Ce sont les mots : « Si vous ne vous convertissez pas ». En effet, la traduction de l'expression originale (en grec) est délicate et risque de fausser le sens des propos de Jésus.
Le mot grec, c'est metanoein, qui se traduit littéralement par « changer d'avis. » En latin, on a traduit le mot grec par : poenitentiam agere, littéralement « se repentir ». Vous voyez déjà combien la traduction change le sens. Et ça continue. On traduisait autrefois « poenitentiam agere » par : « faire pénitence ». De nos jours, on a rectifié légèrement et on traduit par « se convertir. » Vous pouvez donc constater que ces traductions successives trahissent la pensée de l'auteur – de Jésus : là où il invitait ses auditeurs à changer de perspective, à changer de regard sur l'événement, les traducteurs substituent une idée morale : il faut faire pénitence, se convertir, ce qui n'a plus rien à voir avec l'invitation que Jésus adressait à ses contemporains.
Changer de regard : concrètement, il s'agit, à propos de tout ce qui nous arrive, de changer – convertir – notre regard sur Dieu, sur l’événement lui-même, sur le monde dans lequel nous vivons. La prescription est toujours d'actualité. Que de fois, lorsque survient un malheur, n'avons-nous pas pensé – ou tout au moins entendu des réflexions du type : « Qu'est-ce que j'ai fait au bon Dieu ? « ou encore : « S'il y avait un bon Dieu ! » « Metanoeite », nous dit Jésus : changez votre point de vue ; cessez de voir Dieu comme le bourreau des pécheurs, sinon votre vie sera surplombée par ce Dieu bourreau et vous mourrez dans la terreur de ce Dieu-là ! Changez d'idée, changez de point de vue : découvrez le vrai visage de Dieu ami des pécheurs.
La parabole du figuier, que raconte Jésus ensuite, est destinée à nous faire comprendre cela. Un figuier stérile n'offre aucun intérêt ; il est logique de l'arracher. La proposition du jardinier de bêcher et d'y mettre de l'engrais est ridicule. Mais son offre illustre l'extraordinaire de la grâce qui est accordée au pécheur que nous sommes. C'est pourquoi Jésus insiste : il y a urgence à changer le regard que nous portons sur Dieu, notre Père : il patiente et fait grâce. Il nous espère.
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Lundi 29 février 2016
Mireille,
Et voilà qu'en me réveillant hier matin, je me suis surpris à chanter ce vieux refrain : "Je suis le raccommodeur de faïence et de porcelaine". Peut-être ne connaissez-vous pas cette chanson qui date de 1925 et fut jadis l'un des grands succès de Berthe Silva. Ce raccommodeur parcours les rues de Paris "faisant résonner bien haut sa trompette", annonce qu'il est, lui, le raccommodeur de faïence et de porcelaine, celui qui "répare bien des malheurs et évite bien des peines". A un petit garçon qui lui demande de venir raccommoder le cœur de son papa qui veut quitter sa maman, il répond qu'hélas, "pour réparer le cœur de son papa, sa science est vaine" : lui seul, l'enfant, y peut quelque chose.
Mais pourquoi donc ce vieux refrain m'est-il revenu en mémoire ? Peut-être parce qu'avec mon vieux copain Pierre, vendredi dernier, nous en sommes venus à évoquer tous ces métiers aujourd'hui en voie de disparition (s'ils ne sont pas encore disparus). Lui, Pierre, qui fut depuis son jeune âge un excellent cordonnier, me disait justement qu'à Belfort, il n'y a plus que deux cordonniers, alors qu'ils étaient une bonne quarantaine avant la guerre, quand il apprenait le métier chez son père. Aujourd'hui, quand une paire de chaussures est défaillante, on ne la fait pas réparer : on la jette.
En voie de disparition, aujourd'hui, nombreux sont les métiers d'artisans : rempailleurs de chaises, réparateurs de parapluies, vanniers, et combien d'autres, dont les raccommodeurs de faïence et de porcelaine. On ne répare plus, on jette. D'ailleurs on vous explique que les objets familiers comme les frigos, les machines à laver, sont conçus pour une courte durée d'existence, de dix à quinze au maximum. Ensuite, si vous n'êtes pas vous même un peu bricoleurs, il vous faudra acheter du neuf. D'ailleurs, toute la publicité vous poussera à faire neuf en vantant le nouveau modèle et tous ses avantages. Pourquoi réparer du vieux ! Mieux vaut jeter.
Or, (est-ce simple coïncidence ?) voilà que je lis dans un blog que m'a recommandé un ami, le témoignage suivant, que je vous communique en le résumant : "Un jour, dit Gabrielle, je suis allée trouver ma grand-mère pour lui parler d’amour ! C’est curieux, que de penser à sa grand-mère pour un sujet comme ça ! Je ne voulais surtout pas en parler à ma mère ! J’avais seulement besoin de réconfort et d’espérance. Je voulais rompre avec Matthieu. » Le cœur gros, Gabrielle se rend donc chez son aïeule. La grand-mère la regarde et lui demande : « Alors, qu’est-ce qui ne va pas ? ».Gabrielle s’effondre en larmes : « Je pense que je vais quitter Matthieu. » L’histoire de Gabrielle ressemble à toutes les autres histoires d’amour. Cette impression de ne pas se sentir aimée, ce sentiment qu’on a dû se tromper car l’autre n’est pas celui que l’on croyait. "L’autre est un égoïste car il ne pense pas à moi !" Contre toute attente, la grand-mère n’essaie pas de lui dire comment sauver son mariage. Elle lui demande simplement ce qu’elle fera après la rupture. Gabrielle ne sait pas. Mais elle se dit qu’elle voudrait trouver vraiment l’amour, passer sa vie (ou pas) avec quelqu’un pour qui elle ressentira un grand amour et ne pas devoir faire toutes les concessions. Son amour actuel est « brisé ». Elle pense que ça devait être si simple au temps de sa grand-mère : « on se mariait et on ne se posait pas toutes ces questions ! », pense-t-elle. Sa grand-mère la regarde et lui répond : « Bien… dans mon temps, c’était pas comme ça ! On n’était pas habitué à tout jeter. Ce qu’on avait, on en prenait soin et si on le brisait, eh bien, on le réparait ! Aujourd’hui, vous jetez tout, je ne sais pas si c’est mieux… on regarde la planète et c’est une grosse poubelle. Mais je me demande pourquoi jeter ce qui peut être réparé si c’est pour racheter la même chose ! – Oui, mais, comment peut-on réparer un amour ? » insiste Gabrielle.« C’est peut-être pas l’amour qui est brisé… c’est peut-être tout simplement ton regard. » Gabrielle est repartie chez elle en pensant au fait qu’elle avait entretenu jusqu'ici un amour « jetable ». Elle se souvenait de l’amour de ses grands-parents et se disait qu’elle voulait un amour durable comme le leur. Un amour réparable.
A méditer.