LETTRE A MIREILLE
Mars 2016

 

Mardi 1er mars 2016

Mireille,

Un publicitaire vient de publier les résultats d'une étude sur l'"âge subjectif" des Français. C'est-à-dire l'âge que l'on se donne, indépendamment de l'âge réel. Près de 10 000 personnes ont répondu à trois questions :

·    *    Je fais les choses comme si j'avais... tel âge.

·    *    J'ai les mêmes centres d'intérêt qu'une personne de.... tel âge

·    *   Au fond de moi, j'ai le sentiment d'avoir.... tel âge.

La moyenne des trois réponses avait pour but de calculer l'âge subjectif que chacun s'accorde. Les résultats de cette consultations sont instructifs. Avant 20 ans, la tendance des jeunes est plutôt à se vieillir, histoire de rejoindre le club des "grands". Mais sitôt franchie la barrière de l'adolescence, la tendance est au rajeunissement. Et plus on est âgé, plus on se rajeunit... mentalement. De 1,2 an entre 20 et 34 ans, de 8 ans entre 35 et 49 ans, de 15 ans pour ceux qui ont entre 50 et 64 ans et - tenez-vous bien - de 19 ans pour les 65 ans et plus. Les trois-quarts des seniors agissent et pensent comme s'ils étaient plus jeunes. Refus inconscient de son âge réel ? Refus inconscient de la mort ? C'est vrai qu'accepter son âge, c'est accepter dans sa tête l'idée de mourir un jour.

Ce matin, quand je me suis réveillé et que mon esprit a surgi - lentement - des brumes de l'inconscient, j'ai réalisé que je ne pouvais pas m'illusionner. J'ai bien 95 ans. Même si d'esprit et de cœur, je me sens assez jeune, je ne peux pas en rester dans le "paraître". Je le répète sans cesse : quand on veut acheter une auto, on ne regarde pas uniquement la carrosserie ! Donc je ne vais pas je faire l'illusion de me rajeunir de 19 ans. Je suis réaliste et, comme dit le psaume : "L'homme, ses jours sont comme l'herbe : comme la fleur des champs il fleurit ; dès que souffle le vent, il n'est plus, même la place où il était l'ignore." Et l'arthrose, ainsi que les divers petits désagréments du grand âge, sont là pour me rappeler mon âge réel. C'est pourquoi, ce matin, au lever, je me suis redit le petit poème du plus ancien de mes poètes préférés, Clément Marot :

"Plus ne suis ce que j'ai été
Et plus ne saurais jamais l'être
Mon beau printemps et mon été
Ont fait le saut par la fenêtre..
Amour, tu as été mon maître
Je t'ai servi sur tous les dieux
Ah, si je pouvais deux fois naître
Comme je te servirais mieux ! "

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Mercredi 2 mars 2016

Mireille,

Je lisais avant-hier cette parole de saint Ambroise : "Commence en toi-même l'œuvre de paix afin que, pacifié, tu puisses apporter la paix aux autres." Cette remarque m'a poursuivi toute la journée. C'est vrai : les gens aspirent à la paix en ces temps troublés. Ils publient des manifestes, font de grandes déclarations, participent à des manifestations, et pourtant, on a de jour en jour davantage le sentiment que la guerre est inéluctable, une guerre multiforme qui peut survenir dans les jours qui viennent. "Ils crient : la paix, la paix, et il n'y a pas de paix", pour reprendre les paroles du prophète Jérémie. Alors ?

Commencer par faire la paix en moi-même ? Savez-vous que je m'y efforce souvent. La paix intérieure, cela veut dire concrètement, en premier lieu, m'aimer moi-même. Pas d'un amour égoïste, mais d'une volonté de ne pas me mépriser, de n'être pas dur avec moi-même. Le vieux sage de la Bible, Ben Sirac, écrivait déjà : "Celui qui est dur pour soi-même, pour qui serait-il bon ?" Si je passe mon temps à me remémorer toutes les actions mauvaises que j'ai faites, si je vis avec le regret - ou le remords - de tout le mal que j'ai fait, de tout le bien que j'aurais pu faire et que je n'ai pas fait, je ne peux que m'enfoncer moi-même. Pire même, me blesser en remuant le fer dans la plaie.

Avez-vous remarqué combien c'est contagieux, le ressentiment. Il m'arrive de passer quelques heures avec des personnes qui, de toute évidence, sont "mal dans leur peau". J'en sors chaque fois avec une impression de malaise. Par contre, lorsque, comme ces dernières semaines, je suis invité à partager le repas de familles qui respirent la bienveillance - eh oui, ça existe - j'en sors toujours l'âme en paix. Contagion ! Eh bien, de même que je suis sensible à la contagion, je peux être moi-même contagieux. Dans mes attitudes comme dans mes réflexions, je peux "apporter la paix aux autres", comme disait saint Ambroise.

Je ne peux pas faire grand chose pour empêcher la poursuite de la guerre au Moyen Orient. Mais je crois que, à défaut d'être un efficace pacifiste, je peux être un pacifique, vous savez, l'un de ces hommes qui, nous déclare Jésus, sont heureux. Ils communiquent un peu de bonheur à notre terre.

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Jeudi 3 mars 2016

Mireille,

Il y a, dans tous les coins de ma maison, des piles de livres que je n'ai pas ouvert depuis des années. Ce n'est pas que la curiosité me manque, mais bien plutôt le temps. Les journées passent si vite ! Toujours est-il que, l'autre jour, recherchant un livre d'histoire acquis il y a plus de dix ans, j'ai retrouvé, par hasard, les "Scènes de la vie charançonne, dix ans de délire pédagogique", un bouquin qui, à l'époque, m'avait bien intéressé. Ce livre, que j'ai pris le temps de feuilleter à nouveau, est une critique pertinente des volontés réformatrices de tous les ministres de l'Education Nationale. L'ouvrage, qui date du début de notre siècle, rapporte les essais de réforme qui jadis ont vu le jour, toutes plus innovantes les unes que les autres, avant d'être abandonnées , puis remplacées par d'autres projets plus rénovateurs encore.

C'est ainsi qu'en 1998, à la demande d'un éphémère ministre de l'Education Nationale qui voulait "dégraisser le mammouth", avait eu lieu une grande consultation destinée à révolutionner les lycées français. On avait consulté tout le monde, du producteur au consommateur. Non seulement les directeurs d'établissements, le personnel administratif, les Atos et les profs, mais également les parents d'élèves et les élèves.

On trouva de tout dans les contributions des groupes interrogés. Depuis une demande concernant la disparition de certaines matières jusqu'à celle qui préconisait de "ne pas pousser l'apprentissage d'une langue et des mathématiques". Mais l'une des demandes des élèves a retenu mon attention. Ils réclamaient - était-ce provocation ou naïveté ? - "des profs jeunes et jolies". Ils avaient mille fois raison. Après tout, pourquoi pas ? A la retraite, les "quinquas", les "quadras" ! A leur place, on va sélectionner sur concours (pourquoi pas chez Loft Story?) de jeunes et jolies enseignantes.

Ce faisant, on ne fera que reprendre la méthode utilisée dès le XVIIe siècle par les Jésuites dans leurs collèges. En 6e, on mettait des profs chevronnés, et on réservait les classes terminales aux profs débutants. Ce qui, paraît-il, donna toujours des résultats remarquables. Je me souviens avoir connu un vieux prof' de lycée, un enseignant laïc qui avait vécu son métier comme un sacerdoce : il n'avait jamais voulu enseigner que dans les petites classes. "Quand on est bien démarré, disait-il, après, ça va toujours tout seul". Donc... !

Hélas, la réforme envisagée en 1998 n'a jamais vu le jour. D'ailleurs, je doute qu'on ait accédé facilement à la proposition des élèves. Faut être sérieux, quand même !

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Vendredi 4 mars 2016

Mireille,

Je suis un Européen convaincu. Convaincu, mais lucide. Aussi, je me désole en constatant la lenteur - pour ne pas dire la régression - de la construction européenne, dont chacun peut être témoin. A croire que le beau rêve des "pères fondateurs" n'était qu'un rêve. Deviendra-t-il un jour réalité ?

J'ai l'impression que l'Europe était davantage une réalité au temps des Carolingiens que de nos jours. Je sais également qu'au Moyen Age, un étudiant italien pouvait commencer ses études à Bologne, les poursuivre à Cologne, et les achever à Paris, où il pouvait ensuite faire carrière dans l'enseignement. Au temps où la langue commune pour l'enseignement était le latin. De nos jours, avec, notamment, la montée des nationalismes, il n'en va plus de même. Ainsi, on a publié un jour les résultats d'une étude conduite dans six pays européens. On a demandé aux gens quels étaient pour eux "les grands hommes en Europe", afin de connaître les personnages historiques préférés des Européens. Il y avait trois questions, la première, ouverte, sans proposition de réponse, les deux autres, avec des listes préétablies de 28 personnages historiques anciens pour l'une, modernes pour l'autre.

Désolantes, les réponses à la première question ! Chacun des six pays (Allemagne, Angleterre, Pologne, Espagne, Italie et France) a plébiscité un personnage politique actuel de sa propre nationalité. Comme chauvinisme, on ne fait pas mieux !

Les réponses aux deux autres questions (sur listes téléguidées) placent en tête, pour l'une Churchill, Marie Curie et De Gaulle, pour l'autre Léonard de Vinci, Christophe Colomb et Luther. Même si ces choix s'expliquent, les heureux élus étant des personnages célèbres, je me demande en quoi ils furent des européens convaincus. Et que personne n'ait songé à Jean Monnet, Robert Schuman, Adenauer ou Alcide De Gasperi, qui sont les vrais pères de l'Europe, voilà qui me désole.

Est-ce qu'ils oublient que, grâce à la construction européenne, qui est une réalité, même si elle est loin d'être parvenue à la perfection, nous venons de vivre 70 ans de paix et, pour une bonne part, de prospérité. Sinon, pourquoi, à votre avis, les malheureux du monde entier essaient-ils d'y trouver refuge, même s'il faut risquer sa vie pour y parvenir? Des milliers d'entre eux se retrouvent bloqués à Calais. Quel drame, pour chacun d'eux. Et là on touche du doigt l'extraordinaire faiblesse de l'Europe. La réponse instinctive consiste à se barricader. Mort à Schengen et fermeture des frontières intra-européennes. Même entre la France et la Belgique. C'est tout juste si l'Allemagne qui a reçu un million de migrants n'est pas montrée du doigt et pour le moins critiquée, alors qu'elle a montré l'exemple ! Comme on est loin de l'Europe généreuse, accueillante, exemplaire rêvée par ses pères fondateurs !

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Samedi 5 mars 2016

Mireille,

Le livre en question a un âge certain. J'ai retrouvé dans mes vieux papier la recension qu'en faisait une revue, lors de sa parution. Son titre : "Le courage réinventé", et l'auteur, Michel Lacroix.  L'auteur, interrogé par cette revue, nous apportait une vraie bonne nouvelle, et c'est pourquoi j'avais gardé ce papier. Il déclarait en effet :  "Je pense que nous arrivons au bout de la société de précaution, de sécurisation. Nous avons voulu nous blinder derrière des protections de toutes sortes, les filets sont en train de craquer face à la vague de l'imprévu. Dans un monde de plus en plus incertain, violent, précaire, il faut s'armer de persévérance pour faire face, donc faire preuve de courage." Relisait cette prophétie, je me suis demandé si son auteur ne prenait pas ses désirs pour la réalité. Mais à la réflexion, peut-être a-t-il raison. Comme le bien qui, selon l'adage connu, "ne fait pas de bruit", de même la discrétion est bien souvent le propre des gens courageux.. "Le courage ne fait pas de bruit" ? Certainement, e déclare l'auteur de l'article que j'ai conservé. Et il en donne plusieurs exemples.

J'ai retenu particulièrement deux déclarations. Celle d'une navigatrice célèbre pour qui "être courageux, c'est faire face à l'imprévu. Moi, je ne suis pas une personne courageuse (...) Les courageux sont souvent des anonymes, pas du tout des héros, des gens qui sont poussés dans la vie et trouvent toujours l'énergie nécessaire pour s'en sortir." Et le témoignage émouvant de Kévin, ce petit garçon de 9 ans qui s'était perdu à la Planche des Belles Filles, dans le massif du Ballon d'Alsace, il y a quelques années. Il avait passé une nuit seul, par moins 10°. Voici ce qu'il répondit, lui, à celui qui l'interviewait : "Pour moi, le courage, c'est ne pas avoir peur de la mort. Mon oncle et les bénévoles, eux, en ont : ils ont passé la nuit à me chercher, alors que les gendarmes avaient abandonné. Je me disais, moi, qu'il ne fallait pas paniquer. Mais ça, ce n'est pas du courage. Moi j'en ai pas souvent. Hier soir, quand il y a eu le tremblement de terre, je suis allé réveiller maman. Plus tard, je voudrais être pisteur secouriste pour sauver des gens. C'est ça, le courage."

Avez-vous remarqué qu'Ellen, comme Kévin, dit : "Moi, je ne suis pas courageuse" ? De nos jours, alors que chacun veut paraître et briller, la modestie n'est-elle pas une des formes les plus authentiques du courage ?

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Dimanche 6 mars 2016

Mireille,

Dans la parabole du fils prodigue, Jésus nous présente trois personnages : « un homme avait deux fils », nous dit-il. Je me suis bien souvent demandé pourquoi il n'avait pas parlé de la mère. Sans doute parce qu'une présence maternelle dans cette histoire aurait tout changé. Bref, nous avons trois personnages. Et, nous allons le remarquer, ce n'est pas le fils prodigue qui est le personnage principal, ni l'aîné, si obéissant, mais le père.

 

Pas besoin d'être grand spécialiste pour s'apercevoir que ce père, c'est Dieu lui-même ; et que la description que fait Jésus de ces deux garçons est un portrait bien vivant de deux attitudes qu'on retrouve dans toute l'humanité : à la réflexion, je suis – nous sommes tous, tout à la fois, celui qui à certaines périodes de notre vie a pris ses distances d'avec le Père pour vivre une vie libérée de toute contrainte, et celui qui, à d'autres périodes, a mis toute sa force pour « servir » Dieu comme un maître.

 

Quoi qu'il en soit, tous deux se font une fausse image de leur père – de Dieu – qu'ils considèrent comme un être « tout-puissant », un patron à qui il faut obéir, un être contraignant qui brime totalement notre liberté. Pourquoi le fils prodigue a-t-il provoqué une rupture radicale d'avec son père ? Une rupture telle qu'il réclame sa part d'héritage. D'habitude, on obtient une part de l'héritage à la mort des parents. Ce cadet, lui, ne veut pas attendre. Littéralement « il tue le père ». Et il va vivre sa vie. Il veut vivre sa vie, en homme libre, indépendant. Il ne connaît pas son père. Il a tout faux, lorsqu'il se le représente comme celui qui brime sa liberté. L'aîné est certes fidèle à servir son père, mais il a tout faux, lui aussi, puisqu'il regarde son père comme son patron qu'il doit servir, tout simplement : « Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais désobéi à tes ordres », lui dit-il.

 

L'erreur que nous faisons bien souvent lorsque nous interprétons cette parabole, c'est d'y chercher un enseignement moral. Sans doute parce que nous nous imaginons qu'elle nous parle de nous-mêmes, alors qu'elle nous parle de Dieu. Alors, on la lit comme une invitation à la conversion : « Imitez le fils prodigue, et non le fils aîné, qui s'est muré dans sa bonne conscience. » Ce n'est pas de cela qu'il s'agit, d'autant plus que le repentir du cadet est très intéressé : c'est parce qu'il a faim qu'il revient vers son père. Ce que Jésus nous dit dans cette parabole, c'est ce que Dieu fait dans de telles situations, qui sont celles dans lesquelles nous nous mettons sans cesse. Dieu, nous dit Jésus, c'est d'abord un Père qui nous attend, qui nous espère, que ne se résignera jamais à nous voir le quitter ; bien plus, il nous court après, avant de nous prendre dans ses bras. Plus fort encore, Jésus nous présente son Père – et notre Père – comme un Dieu qui danse. Chaque fois que nous retournons à Dieu, après nos escapades, c'est pour Lui un temps « de musique et de danse. »

 

Le père qui accueille le fils prodigue et qui invite tout le monde à la fête : voilà qui est Dieu. Chaque fois que quelqu'un qui s'était égaré revient à la maison paternelle, nous sommes appelés à nous réjouir avec Dieu, « dans la musique et la danse. »

 

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Lundi 7 mars 2016

Mireille,

J'étais passé ce jour-là à la pharmacie pour acheter quelque médicament. La jeune vendeuse : toujours souriante. Je ne l'ai jamais vue l'air renfrogné, ce qui est rare de nos jours. Comme je lui disais : "Merci, mademoiselle... ou madame ?", elle m'a répondu : "Encore mademoiselle, mais dans deux mois, je serai mariée". La conversation se poursuivant, apprenant qui j'étais, elle a ajouté, surprise : "Mais alors, c'est vous qui avez baptisé mon futur mari ?" Le monde est petit ! Son futur mari, je l'ai baptisé, mais je ne le connais pas. Par contre, je connais bien ses parents. C'est moi qui les ai mariés, et je les ai connus dès leur enfance, quand tous deux allaient au catéchisme. Remontent alors des souvenirs ! 

 

Je ne suis pas tourné vers le passé, croyez-le bien. J'ai d'ailleurs souvent comparé mon cerveau à un magnétophone dont la tête de lecture fonctionne bien, la tête enregistreuse moins bien, mais dont la tête effaceuse fonctionne merveilleusement. Cependant, il m'arrive de penser, je ne sais pourquoi, à tel ou tel garçon, à telle ou telle petite fille, à tel ou tel groupe de jeunes. Des visages remontent à ma mémoire, parfois le souvenir d'instants précis. Que sont-ils, que sont-elles devenues ? Pour certains, je sais. Untel est technicien, celui-là est divorcé ; celle-ci est déjà veuve et celle-là est institutrice. Médecins, demandeurs d'emploi, ingénieurs, ouvriers et même colleurs d'affiches. Je sais qu'une telle est deuxième épouse d'un haut fonctionnaire arabe de l'OPEP et qu'elle est allée mettre au monde ses enfants à New-York, pour qu'ils aient la nationalité américaine. Je reçois parfois des faire-part de naissance, et maintenant de mariage. Je me souviens d'une brave petite qui maintenant se prostitue dans une grande ville, prenant ainsi la suite de sa mère, et d'un gentil garçon qui s'est pendu en prison. J'ai appris récemment qu'un de ceux que j'ai baptisés autrefois a été embauché comme footballeur professionnel à Manchester et qu'il a dit à sa maman : "Maintenant, tu n'auras plus jamais de soucis d'argent".

Tous les métiers, tous les destins. Il y a ceux et celles dont je ne sais plus rien - ce sont les plus nombreux - et ceux et celles dont j'ai parfois des nouvelles. Certains, épisodiquement, d'autres, plus fréquemment. D'autres enfin sont restés en relation amicale avec moi, et on se voit régulièrement.  Et il y a ceux et celles qui sont morts. Que de fois, dans ma prière, j'évoque Christian, Noël, et Véronique, emportée à 19 ans par une leucémie foudroyante, et combien d'autres... "Tous aimés, tous beaux !" Car tous, je les ai aimés.

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Mardi 8 mars 2016

Mireille,

Il parait que l'on doit célébrer aujourd'hui la "Fête des femmes" ! C'est du moins ce que me signale ce matin mon agenda. Donc, si je ne souhaite pas aujourd'hui une "Bonne Fête" aux dames rencontrées, je passerai pour un malotru, et devrai leur présenter mes excuses les plus plates !  Oh oui, certes, bien plates. Aussi plates, aussi manquant de consistance que la fête elle-même. Fête des femmes ! A quand la fête des hommes ? Et la fête des célibataires, alors, pourquoi n'y a-t-on jamais pensé ? On n'en finira donc jamais avec ces célébrations bidon. Dimanche dernier, c'était la fête des grands-mères. Mais y a-t-il une fête des grands-pères ?

Fête des femmes ! Invention commerciale ou produit de revendications féministes ? La présidente des "chiennes de garde", une organisation féministe révolutionnaire, écrit : "Une journée de LA femme ? Et pourquoi pas une journée du pingouin de la Baltique ou du caramel au beurre salé ? Sans compter qu'il y a déjà la Fête des Secrétaires, sans compter la Saint Valentin et les trois jours des Galeries Farfouillette ! D'abord, c'est pas la journée de la Femme. C'est la journée internationale de lutte des femmes."  Vous voilà renseignée.

Bon. Soyons sérieux. Personnellement, je me demande pourquoi une seule journée. Je souhaite simplement que chaque jour de votre vie soit une fête, mesdames et mesdemoiselles qui me lirez. Et comme je ne suis ni Ronsard, ni Baudelaire ni Brassens, je ne me hasarderai pas à rimailler en votre honneur. Sachez simplement que l'homme et le prêtre que je suis vous regarde avec respect et admiration. Un jour, à une petite jeune qui me déclarait, sur un ton revendicatif : "D'abord, la femme est l'égale de l'homme", j'ai répondu, provocateur : "Pas d'accord". Et comme elle me regardait, surprise, j'ai ajouté : "Elle est bien supérieure !"

Bonne fête, quand même. Aujourd'hui plus qu'hier...

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Mercredi 9 mars 2016

Mireille,

J'ai rencontré dernièrement Aline, une paroissienne que j'avais connue dans son enfance et que je n'avais pas revue depuis de nombreuses années : elle vient d'atteindre la soixantaine, qu'elle porte allègrement. Comme je la complimentais d'être restée si jeune d'allure, elle m'a répondu : "Vous n'avez pas vu mes rides ?"

Est-ce le souci primordial de la majorité de vos consœurs ? Que de fois n'ai-je pas remarqué le regard à la fois furtif et inquiet qu'elles montraient en se regardant dans un miroir ? Comme pour guetter le moindre signe de vieillissement ! Et que de fois n'ai-je pas remarqué en souriant intérieurement combien telle ou telle de mes amies s'était donné du mal pour obtenir "cet éclat emprunté /Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage / Pour réparer des ans l'irréparable outrage" (Racine - Athalie)

Souci primordial ? Si par hasard c'était votre souci essentiel, vous pourriez faire usage du poison le plus efficace qui existe, utilisé en dose infinitésimale sous le nom de Botox, un produit commercialisé depuis une bonne dizaine d'années.  Dithyrambique, le New-York Times le présentait comme "la pénicilline du XXIe siècle". Rien que çà ! Injecté obligatoirement par un dermatologue en dosage infinitésimal, il fait disparaître les rides... pour une durée d'environ 6 mois.

Les résultats sont, paraît-il, spectaculaires. A tel point que les cinéastes d'Hollywood se désolent de ne plus trouver une actrice qui puisse exprimer sur son visage des sentiments de colère ou de tristesse. Visages lisses, totalement lisses. Hélas ! Ne vous réjouissez donc pas trop vite : les injections de Botox, à renouveler deux fois par an, coûteront la modique somme de... 400 euros par séance. "Dix ans de moins pour 400 euros", ce pourrait être la pub pour ce nouveau produit. Réservé à une clientèle fortunée, sans doute.

Je préfère me souvenir du visage ridé comme une pomme reinette de ma grand-mère, qu'il faisait si bon embrasser.

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Jeudi 10 mars 2016

Mireille,

Chaque matin, lorsque je vous écris, je me demande si je ne me répète pas. J'ai parfois l'impression de vous avoir déjà fait part de telle ou telle réflexion, de vous avoir déjà raconté telle ou telle histoire. Est-ce que je ne rabâche pas ? Comme je n'ai pas le courage de relire les lettres que je vous ai adressées au cours des mois précédents, il est très possible qu'effectivement je commence à ressasser les mêmes propos. C'est, paraît-il, le propre des gens âgés. Alors, quand j'ai l'impression de me redire, je m'en tire par une pirouette. Vous le remarquerez parfois, lorsque je commence en vous écrivant : "Ne vous l'ai-je pas déjà écrit ?" ou encore : "J'ai déjà dû vous le dire !" 

 

"Tu radotes" Je crois entendre ma grand mère. J'adorais entendre mon grand père me raconter les histoires de sa jeunesse. Particulièrement un épisode : en février 1871, il avait vu passer dans son village l'armée de Bourbaki en déroute. Vous ne savez peut-être pas qui était ce Bourbaki. Ce n'était pas le génial mathématicien, non. C'était le général qui commandait une armée pendant la guerre de 1870. Victorieux à Villersexel, il avait dû ensuite se replier devant les Prussiens, en traversant notre région, avant d'être interné en Suisse avec toute son armée vaincue. C'est passé chez nous en proverbe : d'une bande en désordre, on dit que c'est "l'armée de Bourbaki". Donc, mon grand père me racontait l'armée en déroute (il avait dix-huit ans à l'époque), et j'adorais l'entendre raconter. C'était hier, la guerre de 1870 ! Au bout d'un moment, la grand mère lui disait en souriant : "Tu radotes, Charles !" Charles, mon grand père, un grand majestueux vieillard qui fumait la pipe, avait alors quatre-vingts ans.  

"Tu radotes, Léon". Il n'y a personne, aujourd'hui, pour m'en faire la remarque. Vous, peut-être, si cela arrive. Mais pourquoi le faire ? C'est Napoléon qui disait que "la répétition est la meilleure formule de rhétorique".

 

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Vendredi 11 mars 2016

Mireille,

"TIC", connaissez-vous ? Un luxueux magazine gratuit, découvert dans ma boîte aux lettres, édite  dans son dernier numéro, un encart de huit pages consacré à la présentation d'un "Numérica", qui est le nom du Centre de développement multimédia qui vient ouvrir ses portes. Quoi de plus louable que de développer les nouvelles technologies destinées à améliorer la communication ?

 

Je feuillette donc ces pages, car toutes les questions de communication m'intéressent. Une quinzaine de fois, je tombe sur cette abréviation "TIC". Pas une seule fois on ne me dit ce qu'elle signifie. Comme type de communication réussie, voilà donc un chef d'œuvre ! Je lis et relis ces huit pages : rien à faire, nulle part on ne prend la peine de me l'expliquer. Il faudra qu'en fin de compte, je tombe par hasard, en dehors des huit pages de cet encart, sur l'explication, donnée par le rédacteur en chef. Lui, au moins, prend la peine de m'expliquer que TIC signifie "Technologies de l'information et de la communication". Elémentaire, mon cher Watson !  

 

Ce n'est qu'un exemple, le plus récent. Comme disait l'autre, "pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?" Il y a quelques jours, des copains, me parlant de tel ou tel site Internet, critiquaient vertement leur présentation. On ne s'y retrouve pas ! Et pourtant, ces sites coûtent fort cher à leur utilisateur. Que de fois - et pas seulement pour des abréviations non expliquées - je me suis mis en colère contre des gens, souvent haut placés et bardés de diplômes, dont on se demande s'ils ne font pas exprès, pour n'être pas compris, d'utiliser une phraséologie pédante et obscure. Toutes les "technologies de la communication" n'y feront rien, si, au point de départ, on ne se souvient pas des vers de Boileau : "Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement / Et les mots pour le dire arrivent aisément".

 Ainsi soit-il !

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Samedi 12 mars 2016

Mireille,

Il y a quelques semaines, l'un de nos sympathiques correspondants m'a écrit pour me remercier d'avoir fait ce site, qui lui sert, me disait-il, chaque semaine. Et il ajoutait qu'il est agréablement surpris de voir que ce site est gratuit. Sa surprise me surprend. Je ne travaille pas pour gagner de l'argent. Mais à la réflexion, sa remarque m'étonne moins, tant sont étroits les liens entre la religion et l'argent. Que de diocèses, que de paroisses qui sont de bonnes et grasses "fermes". Un prêtre nous le rappelait dernièrement : il avait été scandalisé de la manière dont se comportaient des prêtres, dans des paroisses "riches" de Paris et de sa proche banlieue, lorsqu'il y était stagiaire. Et cela me faisait penser à une réflexion de mon curé, quand j'étais jeune vicaire : "On pardonne beaucoup à des prêtres ; on ne leur pardonne jamais d'être des hommes d'argent." 

 

Chassant les vendeurs du Temple, Jésus ne s'attaque pas à eux parce qu'ils sont des commerçants. Après tout, ils ne faisaient que leur métier, et il fallait bien approvisionner les milliers de pèlerins qui venaient chaque jour offrir des sacrifices. Ce que Jésus conteste, c'est l'aspect commercial donné à la religion : j'achète Dieu lui-même. Ou tout au moins je cherche à l'acheter. Je lui fais une offrande, et en retour, j'espère bien qu'il favorisera mes projets.  

 

Vous souriez ? Attention : nous en sommes encore souvent là, dans notre manière de "commercer" avec Dieu. Toute une religion des "mérites" est loin d'avoir disparu. Et c'est sécurisant. Mais ce n'est pas chrétien. Mettre sa confiance dans ce qu'on fait de bien, c'est refuser le saut qu'il faut faire dans la gratuité. Or l'amour, c'est gratuit. Tout au moins l'amour dont Dieu nous gratifie. La religion nouvelle est celle de la gratuité. "Vous avez reçu gratuitement : donnez gratuitement", nous dit Jésus.

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Dimanche 13 mars 2016

Mireille,

Le mercredi 13 mars 2013 risque de devenir pour l'histoire de l'humanité une date mémorable. Mais peut-être cette date ne vous rappelle rien. Que faisiez-vous ce jour-là ? Personnellement, j'en garde un souvenir très précis : j'ai passé cette journée-là au service des urgences de l'hôpital.  En effet, la veille, j'avais fait une chute que j'imaginais sans conséquence, mais qui, au fil des heures, se révéla plus grave, si bien qu'il fallut me conduire dès le mercredi matin aux urgences où Jean-Bernard, l'ami urgentiste, m'accueillit et, tous examens pratiqués, m'annonça que j'avais une fracture du crâne et une hémorragie cérébrale. C'est ainsi que, dans l'attente d'une chambre en neurologie, je patientai sur un brancard dans un couloir tout au long de cette longue journée. De temps en temps, un médecin, en passant, me promettait de venir m'annoncer immédiatement des nouvelles de Rome, si le consistoire parvenait à élire un nouveau pape.

 Eh oui, le 13 mars 2013, c'est le jour où fut élu, pour succéder à Benoît XVI,  un cardinal argentin, Jorge Mario Bergoglio, archevêque de Buenos-Aires. J'étais toujours dans mon couloir, tard dans la soirée, lorsque j'appris la nouvelle. Nous avions un nouveau pape, et avec lui, tout était nouveau. Et tout d'abord son nom : il était le premier à choisir le nom de François - tout un programme - et donc un "pape François" sans un numéro ; pas "François 1er ", mais François Unique ! Quand on me transporta pour la nuit dans une chambre provisoire semblable à une cellule de prison, je pouvais enfin m'endormir en paix. Je n'en savais pas plus, mais c'était suffisant pour que je puisse rendre grâce.

 Depuis... Eh bien oui, depuis ce jour, et de plus en plus, j'en suis à rendre grâce ; à remercier l'Esprit qui inspira les cardinaux, électeurs du nouvel "évêque de Rome", comme il se nomme lui-même. Je ne vais pas ce matin énumérer tous les faits et gestes, toutes les initiatives et les décisions, toutes les déclarations innovantes qui ont marqué ces trois premières années de pontificat. Tiens ! je viens d'écrire instinctivement le mot "pontificat". A la réflexion, il décrit avec justesse le "Souverain Pontife" qu'est le pape François. Il l'a rappelé lui-même, il y a quelques semaines : le "pontifex" est un mot latin qui désigne celui qui fait des ponts. Tout chrétien, en effet, est celui qui fait des ponts, qui établir des relations entre tous les humains. Il se doit, s'il veut  être chrétien, de ne jamais établir des murs qui séparent, cloisonnent et divisent.

 Longue vie au pape François. Et que son nom soit inscrit dans l'histoire universelle comme un signe de paix, de réconciliation et de fraternité.

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Lundi 14 mars 2016

Mireille,

Si vous saviez combien de fois je suis questionné sur cette question du péché ! Tenez, voici quelques extraits récents du courrier que je reçois :
 

"Comme chaque fois que l'on parle de "péché", je me sens mal à l'aise. Il y a un problème chez moi, en moi, au niveau du mot "péché". Je me suis toujours heurtée au fait que dès le début de la messe, on devait s'avouer coupable. "Je confesse...". C'est encore ainsi dans le "Notre Père" et une nouvelle fois avant de communier. Mais qu'est-ce qu'on a fait au Bon Dieu.! Eh oui, qu'est-ce que je Lui ai fait? Toute ma vie j'ai passé mon temps, et je n'en avais pas assez, à essayer d'aider le plus possible les gens, même et surtout ceux qui ne m'aimaient pas. Où voulez-vous que je trouve encore le temps pour "pécher"? Pourquoi cette obsession du péché dans l'Eglise? Vraiment, j'aime mieux la spontanéité et générosité de Jésus lors de ses rencontres avec les malades et autres."
 

Autre réaction :
 

"Je trouve que nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir dans notre Eglise pour la débarrasser d'un certain vocabulaire archaïque, qui met l'accent sur le péché et la faute en particulier. Lorsqu'il m'arrive d'en discuter avec des amis éloignés de la religion, je me rends bien compte que ce vocabulaire-là rajoute une distance supplémentaire entre Dieu et nous. Pourquoi, à chaque messe, insiste-t-on tant sur le fait que nous sommes pécheurs ? Et en plus, de "pauvres" pécheurs. Je reconnais volontiers que je suis très loin d'être parfaite, mais pourquoi l'Eglise insiste-t-elle tant dessus? Cette histoire du péché originel m'ennuie bien et je ne sais toujours pas quel sens lui donner. Avouez que faire "payer" pour la faute d'autres n'est pas très charitable."

 

"Je reconnais devant mes frères"...que je ne suis pas très au clair avec cette question. Et donc, que je ne vais pas y répondre en quelques lignes. Il y faudrait des pages et des pages. Un jour, peut-être. Quoique, personnellement, j'aie tendance à souscrire aux propos de mes deux interlocutrices. Mais, pour commencer à clarifier le débat, je voudrais apporter une distinction. A la messe, on parle du "péché du monde" et on dit (pas toujours certes) "nous", plutôt que "je". Le péché du monde, pas besoin de faire un dessin : il suffit d'ouvrir son journal, la radio, la télé. J'ajoute que je ne peux pas me mettre en dehors du lot commun. Complice ? Sans doute, au moins par ignorance ou lâcheté. Mais de là à me culpabiliser outre mesure... !

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Mardi 15 mars 2016

Mireille,

Après avoir célébré, avant-hier 13 mars, le troisième anniversaire de l'élection de notre pape François, voici qu'aujourd'hui je tiens à célébrer, bien plus qu'un anniversaire, un centenaire. Le centenaire de la mort - le 15 mars 1916 - de mon oncle Léon. Il y a cent ans aujourd'hui, mourait de ses blessures de guerre, dans une ambulance de campagne, à Houdain (Pas-de-Calais), le soldat de 1ère classe Léon Paillot. Il venait d'avoir 23 ans. Il était, après mon père, le deuxième d'une famille ouvrière de 11 enfants. Il repose depuis à la plus grande nécropole française, à Notre-Dame de Lorette, en compagnie de 45 000 soldats français morts pour la France au cours de la guerre de 14-18.

J'ai connu jadis un homme qui, enfant, habitait dans une cité proche de celle de mes grands-parents. Il se souvenait du jour où l'on est venu annoncer à ma grand-mère la mort de son fils, et des longs cris qu'elle poussait, qui retentissaient dans tout le quartier. Quand elle mit au monde, l'année suivante, un onzième enfant, elle tint à l'appeler Léon, lui aussi. Ce dernier enfant devait mourir de la grippe espagnole l'année suivante, en 1918.  Trois ans plus tard, a mon tour, j'ai hérité de ce prénom.

Le souvenir de l'oncle Léon est demeuré très vif dans notre famille. Une grande photo nous rappelle aujourd'hui encore ce souvenir. J'ai bien souvent entendu parler de lui dans mon enfance. Chacun de ceux qui l'avaient connu racontait tel ou tel épisode, tel trait de caractère. Il avait été travailler très jeune à l'usine et ses camarades de travail évoquaient le joyeux garçon qu'il fut, le boute-en-train qu'on recherchait, les belles années de la jeunesse qu'ils avaient vécue ensemble. J'ai encore chez moi une carte postale qu'il adressa à une amie en janvier 1916 pour lui souhaiter la Bonne Année. Il était alors dans une tranchée à Souchez, en première ligne, et il lui annonçait qu'il allait bientôt venir en permission et ainsi la rencontrer. Hélas ! c'était deux mois avant qu'il ne soit blessé mortellement.

" Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,/ Couchés dessus le sol à la face de Dieu." (Charles Péguy)

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Mercredi 16 mars 2016

Mireille,

Il faut croire que les extraits du courrier que je vous ai transmis avant-hier rejoignent le sentiment d'un certain nombre de lecteurs, puisque dès hier, plusieurs messages revenaient sur le problème, m'invitant à m'exprimer sur la question du péché et de la confession individuelle. Le premier à m'en faire part m'écrit :

 "Très intéressant ; si tu commençais à nous parler de la confession, et du péché.  Bref comme je te l'ai déjà écrit je ne suis pas très à l'aise avec la confession. "
 
Autre réflexion, qui nous vient de Belgique (je vous en recopie de larges extraits) :
 
" Eh bien je suis joliment contente de votre réaction par rapport au péché dans votre mot d’hier. Il y a quelques années, au cours d’un ressourcement, un prêtre nous a initiés à la prière des orthodoxes qu’on peut facilement dire à longueur de journée, même en faisant autre chose. La prière de Jésus (ou prière du cœur) consiste en la répétition inlassable de la même phrase: « Seigneur Jésus Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi pécheur». On trouve l'origine chez Origène (IIIe siècle), La prière de Jésus appelle à un « jeûne de l’âme » visant à la dépouiller de ses pensées pour l’orienter vers Dieu.

J’en ai reparlé avec ce prêtre, Je lui ai dit que c’était bien d’orienter ses pensées vers Dieu mais je ne me sentais pas pécheresse au point de dire à longueur de journée “aie pitié de moi pécheur”, que ça ne m’unissait pas vraiment à Jésus-Christ car ça me bloquait. Lui, il prie ainsi et ça lui fait du bien. Il se reconnaît vraiment pécheur. Je respecte la différence entre les personnes ! Mais comme ça ne me disait toujours rien, j’ai créé ma prière du cœur personnelle. En marchant dans la nature (chaque jour entre une demi-heure et une heure) je répète inlassablement : “Mon âme se repose en toi, Seigneur Dieu de l’univers” (qui a le même nombre de pieds que la prière orthodoxe car il paraît que c’est conçu pour la respiration). Et cette communion avec Dieu-Amour est positive pour moi. Elle me fait autrement de bien que de m’unir à Lui en me culpabilisant pour mes erreurs de parcours et mes péchés d’omission. C’est par là que je rejoins votre message d’hier et les réactions de vos deux correspondantes."

Et vous, qu'en pensez-vous ? La discussion est ouverte.

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Jeudi 17 mars 2016

Mireille,

Comme toujours lorsque, par courrier électronique, quelque sympathique correspondant me pose une question ou me fait part de ses réactions, des paroles m'obsèdent à un tel point que je n'ai plus le temps de penser à autre chose. Ainsi, ce courrier reçu dernièrement. Notre amie me rapportait que le pape demande de faire pénitence en faveur de la paix. D'où sa réaction : "Je ne comprends pas en quoi le fait de faire "pénitence" peut régler quelque chose au problème ; sommes-nous coupables de quoi ?" Et elle ajoute : "Je suis agacée par cette résurgence dans notre Eglise de ce vocabulaire qui revient à la mode. Ou alors je ne comprends rien. Alors pouvez-vous me donner une explication sur ce qu'il faut entendre par "pénitence".   

Moi aussi, vous l'avouerai-je, je suis souvent agacé par un vocabulaire qui me paraît vieillot. Je vous l'ai dit souvent, les mots, comme les personnes, prennent parfois ainsi des "coups de vieux". Ceux qui les ont employés il y a quelques siècles en connaissaient la signification première, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Ainsi du mot "pénitence", qui fait trop souvent penser au "pénitencier" qui désigne le bagne.  

 J'ai donc eu la curiosité de rechercher dans différentes Bibles de différentes époques la traduction de Marc 1, 15. Jésus inaugure sa mission en proclamant : "Les temps sont accomplis et le Royaume de Dieu est tout proche". Il ajoute, selon les différentes traductions : "Faites pénitence", ce qui est exprimé, dans la plus ancienne Bible en français que je possède par "Amendez-vous" et dans d'autres, par "repentez-vous". La Bible de Maredsous traduit : "Faites pénitence", et la Traduction Œcuménique, qui est la plus récente, dit : "Convertissez-vous". Les Allemands : "Retournez-vous" (kehrt um) et les Anglais : "Que vos cœurs se détournent du péché". 

 Donc, toujours la même idée de retournement intérieur pour traduire le verbe grec (metanoein) qui signifie littéralement "changer d'idée". Ce qui donne à l'invitation du Christ son caractère positif : il s'agit de quitter nos vieilles manières de faire et de penser, pour nous rajeunir. Si tu ne changes pas, tu risques de radoter, de rabâcher tes vieilles idées, de t'enliser de plus en plus dans tes ornières. Changement de la conduite pratique et retournement intérieur pour faire du neuf, voilà tout ce qu'exprime le vieux mot de "pénitence".

 Alors, pourquoi l'invitation du pape ? Sans doute parce que je ne peux pas me désolidariser du "péché du monde". J'y participe. Donc, c'est bien de manifester contre la guerre, de signer des pétitions, de publier des proclamations. Ce n'est pas suffisant. Commence par toi-même. Il s'agit littéralement de se détourner personnellement des réflexes de violence, de haine et de de vengeance qui nous sclérosent. En humanité, nous sommes tous solidaires. Dans le bien comme dans le mal. Donc, "retournons-nous".

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Vendredi 18 mars 2016

Mireille,

"Il a plu au Seigneur de rappeler à lui son fidèle serviteur..." Une fois de plus, ce matin, je trouve cette annonce dans la rubrique nécrologique de mon journal ! Une fois de plus, je me mets en colère. Comment ! Des chrétiens qui osent, après vingt siècles de christianisme, dire au monde que cela plaît à Dieu de voir mourir quelqu'un. Je ne parle même pas de la mort d'un "fidèle serviteur". Je parle de la mort de n'importe quel être humain. Cela ferait donc plaisir à Dieu que je meure ! Eh bien, si c'est l'image de Dieu que vous avez dans la tête, d'un tel Dieu, je n'en veux pas. Dieu merci.  

 Toute la Bible me dit, en la personne de Jésus Christ, un Dieu qui pleure la mort de ses amis. Et puisque nous marchons vers Pâques, nous affirmons notre foi au Dieu de la Vie. La vie qu'il nous a donnée, la vie - certes - que nous lui remettons au moment de notre mort humaine, mais la vie qui, comme toute vie humaine, est le fruit de l'amour. Donc, qui possède une dimension d'éternité.

 Oh oui, la vie terrestre est belle et bonne. Même si elle connaît son lot de peines et de méchancetés. Même et surtout si elle est comme un exercice d'entraînement à la vie éternelle, qui est la vie dans l'Amour. Simplement parce qu'il y a ma foi en ce Dieu "qui a tant aimé le monde". Il nous invite à accueillir cette lumière, et donc, à faire la vérité en nous. Donc, à ne pas dire n'importe quoi, et surtout pas des formules stéréotypées comme "il a plu au Seigneur..."

 Jésus nous redit ce matin : "Celui qui fait la vérité vient à la lumière".

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Samedi 19 mars 2016

Mireille,

"Reminiscere... Oculi... Laetare..." Ces mots latins ne vous disent peut-être plus rien ? C'est que vous êtes trop jeune ! Pourtant, pendant des siècles, et jusqu'après le Concile, ils jalonnaient le traditionnel calendrier des postes (et les autres calendriers) pour désigner les dimanches de Carême. C'était le premier mot de l'Introït (chant d'entrée) qu'on chantait en grégorien ces dimanches-là. En cette veille des Rameaux, ces mots me reviennent en souvenance. Et même plus que les mots : je crois que je serais encore capable de chanter, de mémoire, ces Introïts qui jalonnaient le Carême.

 

"Laetare" : réjouis-toi. Pourquoi ce mot me revient-il en mémoire ? Je vais vous le dire. Par la grâce de ce site Internet, et plus particulièrement de ce billet que vous m'avez instamment recommandé de rédiger quotidiennement, il y a plus de 15 ans, j'ai noué des relations aux quatre coins du monde francophone. Le courrier que je reçois m'a ouvert à une dimension plus universelle de l'humanité que celle que je percevais en étant curé de paroisse. Pas seulement parce que les amis qui me font l'honneur de m'écrire habitent un peu partout dans le monde, mais parce que je rencontre, en eux, tous les aspects d'une humanité avec son lot de joies, de peines, de souffrance, de misère et de bonheur.

 

Je vis actuellement plus intensément "en relation", et particulièrement avec tous ces amis, toutes ces amies qui, par leurs confidences, m'ont dit et me disent ce qui fait leur bonheur ou leur malheur. Si bien que je porte dans ma prière quotidienne, à défaut de visages, les petits bonheurs et les  souffrances physiques, morales ou psychiques d'hommes, de femmes, de jeunes qui se confient. Je les connais, et souvent, je les admire. J'admire leur amour de la vie, leur désir d'exister, d'être reconnus, d'entrer eux aussi en relation, leur dynamisme. J'admire leur humour, souvent.

 

Ainsi - et j'en viens à "Laetare" - de cette amie handicapée qui à la veille d'une nouvelle opération, m'écrivit un jour ce court billet : "J'ai oublié de vous demander d'avoir une petite pensée pour moi dimanche. C'est ma fête : "les tarés"....

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Dimanche 20 mars 2016

Mireille,

Cette année, c’est l’évangéliste Luc qui nous présente la passion de Jésus. Une passion qui est dans la logique de toute sa vie terrestre : en effet, le « dimanche de la Passion, que nous célébrons, s’appelle ainsi, non seulement parce que l’évangile nous rapporte les souffrances de Jésus, mais d’abord parce qu’il tient à nous rappeler que le Christ nous a aimés passionnément. C’est là la caractéristique de l’évangile de Luc.

Un amour passionné pour l’homme : tout au long de son Évangile, Luc nous en présente de multiples exemples ; et voilà que, dans son récit de la passion de Jésus, il continue par de nombreux autres exemples. On appelle cet évangile de Luc l’évangile de la miséricorde. Un mot qui redevient à la mode. Je préfère traduire concrètement le mot miséricorde en précisant que, tout au long de sa vie et jusqu’au moment de sa mort, Jésus a ouvert son cœur à la misère des hommes. C’est en cela qu’il manifeste l’amour infini de Dieu pour l’homme, particulièrement pour les pauvres, les petits, tous les marginalisés de nos sociétés.

 Et voici qu’en nous présentant Jésus arrêté, jugé, torturé, mis à mort, l’évangéliste met tout particulièrement l’accent sur cette miséricorde divine pratiquée concrètement par Jésus. Alors que les autres évangélistes insistent sur le traitement cruel qu’on a fait subir au Christ, Luc ne mentionne ni flagellation ni couronnement d’épines ; là où Mathieu et Marc soulignent la culpabilité des autorités juives et romaines, Luc, lui, préfère souligner l’amour du Père à l’égard de son Fils et à l’égard de tous les humains, même alors que son Fils est soumis aux pires souffrances. Notons quelques précisions que seul l’évangile de Luc a soulignées : Jésus guérit l’oreille du soldat blessé par Pierre ; il réconforte les femmes qui se lamentent sur le bord du chemin qui le mène au Calvaire, Notre évangile note que ni Pilate ni Hérode ne croient en la culpabilité de l’accusé et même que ce sera l’occasion d’une réconciliation entre les deux notables.

 Il signale également que de l’ensemble de ses bourreaux, Jésus dit à son Père : « pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font. » A son voisin qui comme lui souffre sur la croix, il promet comme à un camarade qu’aujourd’hui même il sera avec lui dans le paradis. Et même le centurion chargé de l’exécution du condamné nous est présenté comme un homme droit qui reconnaît que Jésus était un homme juste. Remarquez enfin que Jésus n’apparait pas abandonné sur le Calvaire : les siens et ses amis sont là. Et plutôt que de citer le psaume 21 qu’on trouve chez les autres évangélistes (« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? »), c’est un verset du psaume 30 que Luc met dans la bouche de Jésus, un verset plein de confiance et de sérénité : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. »

Ce récit de la passion de Jésus m’apparaît donc comme la signature de toute la vie de toute l’action, du grand message de Jésus : par sa souffrance comme par sa mort, il confirme le sens de toute sa mission qui est de manifester la miséricorde de Dieu à l’égard de tous les hommes : une passion pour l’homme. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.

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Lundi 21 mars 2016

Mireille,

Voilà d'abord un sage conseil que nous adresse une aimable lectrice :

"Je comprends très bien, dit Dieu, qu'on fasse son examen de conscience. C'est un excellent exercice. Il ne faut pas en abuser. C'est recommandé. C'est très bien............Soyez donc enfin, soyez comme un homme  qui est dans un bateau sur une rivière et qui ne rame pas tout le temps Et qui quelquefois se laisse aller au fil de l'eau." (  Charles Péguy )

Tout aussi important le commentaire évangélique que notre amie a extrait des Archives de ce site Murmure. Je ne me souvenais pas de l'avoir rédigé il y a quelques années, mais, en le relisant, je me dis qu'il peut éclairer la recherche que nous avons entreprise sur le péché. C'est pourquoi je me permets de le recopier :

" Comme Jean Baptiste voyait Jésus venir vers lui, il dit : "Voici l'Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde."

Que veut dire Jean-Baptiste, par l’expression « le péché du monde  » ?  Il ne dit pas « les péchés du monde », mais bien « le péché du monde ».  De quel péché s’agit-il ?  Traduire en inversant les mots, par exemple en disant : « qui enlève du monde le péché » serait un contresens.  « tèn hamartían tou kósmou » signifie vraiment « le péché du monde » et en quelque sorte, « le péché du monde par excellence ».  Et tout d’abord, de quel monde s’agit-il ?  Évidemment du monde dont parle le Prologue de l’Évangile de Jean :  « Il était dans le monde et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu »

 Le péché du monde, ce n'est pas telle ou telle faute, ce n'est même pas la totalité des fautes commises dans l'humanité. C'est notre monde qui refuse de se comporter en fidélité avec le dessein de Dieu. Notre monde qui vit en contradiction avec les préceptes de l'évangile. Un monde, le nôtre, aujourd’hui comme hier, où les petits sont écrasés, les pauvres, exploités, où tant d'hommes souffrent de la faim, sont chassés de leurs maisons et de leur pays par la guerre ; un monde où les riches deviennent plus riches et les pauvres deviennent plus pauvres. Le péché du monde c’est aussi le silence et l’inaction coupables devant toutes ces injustices et ces crimes.

Jésus est venu, Agneau de Dieu pour enlever le péché du monde. Et pourtant, après deux mille ans, le monde est toujours dans son péché. Nous est-il possible, à nous qui sommes dans ce monde, d'y vivre de manière différente ? De n'être pas « du monde » ? Je prends souvent, pour me faire comprendre, l'exemple de l'époque que nous avons vécue en France entre 1940 et 45 : l'occupation allemande. En face d'un tel état de fait, nous n'avions que trois solutions; Il y a eu ceux qui « attendant que ça se passe », ont vécu dans leur quant-à-soi, sans « se mouiller. » Il y a eu ceux qui ont collaboré avec l'occupant, soit par idéologie, soit par intérêt financier. Il y a eu enfin ceux qui ont été des résistants, au péril de leur vie. Parce qu'ils n'acceptaient pas l'esclavage et l'injustice qui nous étaient faite. Beaucoup y ont perdu la vie. Plus précisément : ont donné leur vie. Et nous, comment allons-nous nous situer ? "

Bonne semaine, sainte entre toutes.

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Mardi 22 mars 2016

Mireille,

Connaissez-vous le Bienheureux Jean-Joseph Lataste ? Si ce n'est pas le cas, je vous conseille de parcourir sa biographie dans un article bien documenté de Wikipedia. Ce religieux dominicain du XIX° siècle (1832-1869) est le fondateur des Dominicaines de Béthanie, dont la maison-mère est à Montferrand-le-Château dans le diocèse de Besançon. "Cet homme, assez jeune, fut assigné en 1864 comme aumônier à une prison de femmes, la Maison de force de Cadillac. Après quelque temps, il eut l’intuition qu’en proposant à ces femmes de vivre leur réclusion non pas comme un temps subi mais comme un temps choisi, il pourrait peut-être les faire accéder à une certaine liberté. Il soutint devant elles le fait que le rythme de la prison (sommeil, travail, silence) était peu différent de celui des religieuses. Il leur proposa donc de vivre en prison comme des religieuses. Or, lorsqu’elles sortirent, certaines d’entre elles voulurent continuer cette vie là et il eut toutes les peines du monde à trouver une communauté qui les accueillerait au milieu des Sœurs, d’égal à égal. N’en trouvant pas, il fonda les Dominicaines de Béthanie (en 1866) où toute femme, quel que soit son passé, pouvait vivre la vie religieuse."

Si je vous en parle aujourd'hui, c'est parce que j'ai reçu la semaine dernière un mail d'une jeune correspondante qui vit à Bordeaux. Elle vit son Carême avec le soutien du site du "Carême dans la ville" animé par les Dominicains de Lille. Et c'est pour ajouter sa contribution aux autres témoignages que je publie depuis quelques jours à propos du péché qu'elle propose à notre réflexion, avec une sentence du Père Lataste, le commentaire sur "la femme adultère" d'une religieuse de la Congrégation des Dominicaines de Béthanie. De quoi alimenter notre recherche spirituelle.

Du Père Lataste : «  Dieu est le meilleur de nos amis, et pour un ami, tous les repentirs possibles ne valent pas un bon "je t’aime !"  »

De Soeur Anne Lécu : " Au centre du cercle, au cœur du temple, voilà cette femme, accusée par les hommes du temple, menacée, condamnée bientôt. Sans comprendre ce qu’ils font, ils la placent au milieu, c’est-à-dire là où est Jésus, lui qui est « le milieu de nous », le cœur de nos relations, « l’entre nous », le cœur de Dieu, le point focal de la Miséricorde.
En la mettant au milieu de leur cercle pour l’accuser, les hommes du temple placent la femme en compagnie du Christ, et dans le même mouvement l’accusent, lui, implicitement, de désinvolture devant la loi de Moïse. Subrepticement, Jésus prend la place de la femme, de l’accusée, à tel point que bientôt c’est lui que l’on cherchera à lapider. Ce geste, il le fait avec chacun de nous. La non-condamnation de la femme est en même temps la non-condamnation des scribes et des pharisiens. Ils se sont jugés eux-mêmes, cela suffit. Au cœur de nos fautes, il est là, lui le défenseur. Il nous tient la main et reçoit l’offense à notre place. Jusqu’à la croix, où il a porté la condamnation pour nous en délivrer. Il faut se blottir près de lui, jusqu’à se glisser dans son côté ouvert pour recevoir la vie qu’il offre : « Moi non plus, je ne te condamne pas. »
Le Christ, aujourd’hui, te dit cela à toi. Ce faisant, il te fait naître à la vie. Il te crée du dedans. Il fait de toi, de ta chair, de ta peau, son temple. Dans le Saint des Saints que tu es, il n’y a pas de place pour la condamnation. Ni pour l’accusation."

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Mercredi 23 mars 2016

Mireille,

A vous, amies et amis de Belgique,
particulièrement Lydie, Jacqueline, Waly, Vénuste,
et tant d'autre fidèles lecteurs de Murmure :
nous partageons votre peine.
Avec ma prière et toute ma sympathie.
L.P.

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Jeudi 24 mars 2016

Mireille,

Avant de passer la Mer Rouge, le peuple hébreu prit un dernier repas en terre d’esclavage. Aujourd’hui encore, des millions d’hommes célèbrent comme chaque année la Pâque qui est le mémorial de cette libération. Jésus lui-même l’a célébrée avec ses amis,  selon les mêmes rites que ses ancêtres : au cours d’un repas, le dernier repas qu’il prenait avant d’être arrêté, ils ont mangé l’agneau pascal, dans la grande salle qu’il avait pris soin de réserver à Jérusalem. Mais, prolongeant la signification du mémorial qu’ils célébraient comme tous leurs compatriotes, Jésus va donner un signe nouveau au repas. Il s’agit, non plus seulement de commémorer la libération de tout un peuple, mais d’annoncer la libération de l’humanité entière.

Le récit de ce geste de Jésus, tel qu’il nous est rapporté par saint Paul dans sa première lettre aux Corinthiens est le plus ancien récit que nous ayons de la Cène. Il date, disent les spécialistes, de l’année 56 de notre ère, soit environ 25 ans après l’événement. Paul prend soin de signaler qu’il a simplement voulu transmettre ce qui est déjà tradition et qui vient directement du Seigneur. Jésus a donc voulu, quelques heures avant son arrestation, actualiser, enrichir, élargir la signification de la Pâque juive.

Curieusement, l’évangile de Jean, rapportant ce dernier repas de Jésus à la veille de sa mort, ne parle pas de l’institution de l’eucharistie. Il ne dit même pas qu’il s’agissait du repas commémoratif de la Pâque. Sans doute parce que, bien avant lui, Paul, ainsi que les trois évangiles synoptiques l’ont rapporté. Par contre, pour évoquer le mémorial de la libération et l’annonce d’une libération plus entière, plus plénière, il nous présente le Christ prenant librement la condition d’esclave : il va laver les pieds de ses amis. Il faut savoir qu’à l’époque, on ne se mettait pas à table sans s’être lavé les pieds : on marchait pieds nus et les routes n’étaient pas goudronnées. Dans les maisons riches, où l’on avait des esclaves, c’était la tâche humiliante de laver les pieds des maîtres et des hôtes. Mais la loi juive précisait qu’on n’avait pas le droit d’exiger ce travail d’un esclave juif ; seuls les esclaves païens devaient se plier à cette exigence. Voilà donc Jésus qui s’abaisse jusqu’à prendre cette condition d’esclave étranger. On comprend la réaction indignée de Pierre.

Jésus fait ce geste, puis il en donne la signification, pour ses amis d’hier et pour nous aujourd’hui. Si lui, qui est réellement le Seigneur, se fait ainsi le dernier des serviteurs, c’est pour que nous, ses disciples, nous nous placions dans cette condition humble de serviteurs de nos frères. Ce geste de Jésus, si on en perçoit toute la signification, est dangereusement révolutionnaire. Pour lui, le service est une forme d’amour. Et par conséquent il ne peut y avoir une classe qui sert et une classe qui se laisse servir. Tous doivent servir. C’est ainsi, et seulement ainsi que peut se réaliser la libération de l’humanité : par l’élimination de la violence institutionnalisée, telle qu’elle réside dans la hiérarchie des classes sociales.

Chaque célébration de l’Eucharistie nous rappelle à la fois notre dignité et notre égalité en tant qu’êtres humains. L’Eucharistie n’est vraiment un mémorial que si nous dépassons l’aspect rituel de cette célébration. Nous ne pouvons pas ignorer qu’en cet instant, des millions de personnes vivent dans la peur, le dénuement, la fuite devant les oppresseurs. Au moment d’approcher du banquet eucharistique, nous prierons le Seigneur de hâter le jour où tous les hommes seront les bienvenus au banquet fraternel des Nations.

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Vendredi 25 mars 2016

Mireille,

Il y a eu – il y a encore, chez certains - toute une idéologie païenne concernant la passion de Jésus. Pour faire simple et imagé, cette expression tirée du « Minuit chrétiens » : Jésus est mort « pour effacer la tache originelle et de son Père apaiser le courroux. » Jésus Christ aurait « payé » de sa mort pour effacer la colère de Dieu à l’égard de l’humanité. Ou encore, il aurait été livré « en rançon », comme paiement pour racheter nos fautes. 

Idéologie païenne : on trouve cette triste mentalité dans la plupart des comportements religieux primitifs : le sacrifice, y compris le sacrifice d’êtres humains, est destiné à acheter la clémence divine à l’égard des pauvres humains. Ces coutumes barbares ont existé dans de nombreux peuples, dans de nombreuses religions. On les trouve aussi bien chez les Aztèques que chez les Carthaginois.

Pour en venir au sacrifice de la Croix, on entre dans une tout autre problématique. Certes, Jésus est une victime innocente, et ce sont des hommes qui vont le mettre à mort, en conformité avec leurs propre idées religieuses ou politiques. Mais la victime innocente marche à la mort de son plein gré. Plus même : elle se range volontairement du côté de toutes les victimes innocentes. Jésus prend parti. Et il nous demande, à nous aussi, de prendre parti. De nous ranger, non plus du côté des bourreaux, mais du côté des victimes. Librement, volontairement.

« Ma vie, nul ne la prend, mais c’est moi qui la donne », déclare-t-il à la veille de sa Passion. C’est qu’il veut faire de sa propre passion un acte exemplaire et libre. Un acte solidaire. La croix, c’est Dieu qui, gratuitement, vient épouser le destin de tous ceux que la méchanceté humaine fait souffrir. Les victimes de notre volonté de dominer, de refuser aux autres les biens que nous possédons, de les utiliser comme instruments de notre prospérité. Dieu, sur la croix, vient s’afficher  comme figure de toutes nos victimes.

Jésus affiché : il l’avait annoncé, qu’il serait ainsi « élevé de terre », exposé au regard de tous les hommes. Les passants pressés ont dû regarder d’un œil distrait : « Tiens, encore un condamné ! C’est bien malheureux, mais ça ne nous regarde pas ! » Mais si, ça les regarde. Ça regarde tout homme. C’est nous qui l’avons tué, en nous, en voulant l’ignorer. Et nous l’avons tué chez les autres, en les méprisant, en les abandonnant à leur détresse. Tous les hommes sont collectivement responsables. Car ce qu’il y a de plus universel, ce qui fait que nous nous ressemblons tous, de quelque civilisation ou de quelque religion que nous soyons, c’est la cruauté et l’indifférence envers les autres. Les prêtres juifs et Pilate, le religieux et le civil, le juif et le païen se trouvent d’accord pour que le juste soit crucifié.

La croix, signe de l’amour absolu. L’amour exige de celui qui aime de partager le sort de l’aimé. Depuis toujours, Dieu est celui qui partage jusqu’au bout le sort de l’humanité souffrante. Désormais, aucun homme, quel que soit son malheur, ne peut se sentir seul. Voilà qui est Dieu en vérité : il est don de soi, don de sa vie, pour que nous puissions vivre de sa vie donnée. En Dieu, l’amour surabonde

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Samedi 26 mars 2016

 

Mireille,

 

J'avais fait leur connaissance il y a une vingtaine d'années. C'était à l'époque où ils préparaient leur mariage, que j'avais célébré en un jour de fête. Et puis, on s'était perdus de vue. Ainsi va la vie. Et voilà que récemment, par hasard, on s'est rencontrés. Et on a pris le temps de se parler. J'avais le souvenir d'un jeune couple plein d'allant et d'enthousiasme : ils envisageaient la vie avec confiance. Aujourd'hui, je les trouve mûris par l'existence. Ils ont connu, comme tous les couples, des jours de joie et des jours d'épreuve. Et ce n'est pas fini. Ce n'est jamais fini. Je crois que leur amour en sort grandi et purifié.

 

Et voilà que, dans la conversation, Luc me dit : " Savez-vous ce qu'elle me répète toujours, comme un refrain ? Elle me dit : " Toi, je ne veux pas que tu meures ! " Vous vous rendez compte ! " Alors, je lui ai répondu : " Cela, c'est l'expression la plus vraie qu'on puisse trouver pour dire je t'aime ! " Je ne veux pas que tu meures ! J'ai pensé, en écoutant Luc, à la remarque d'un philosophe contemporain : " Aimer quelqu'un, c'est lui dire : Toi, tu ne mourras pas ".

 

Si vous avez fait l'expérience d'un grand et véritable amour, vous le savez bien : aimer, dans sa forme la plus instinctive, dans notre inconscient le plus profond, c'est se battre contre la mort. La Bible disait : " L'amour est fort comme la mort ". Avec Jésus, on rectifie : " L'Amour est plus fort que la mort. "

 

Samedi Saint. Silence de l'attente. On retient son souffle. Des femmes, à Jérusalem, pensent toujours cadavre, tombeau, ensevelissement, embaumement. Elles préparent tout pour un mort. Quelle ne sera pas leur surprise, demain, au petit matin !

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Dimanche 27 mars 2016

 Mireille,

 "Christ est ressuscité. Alléluia ! Il a vaincu la mort". Oui, mais !


Mais tout cela, n'est-ce pas illusion ? La mort reste notre horizon le plus inéluctable. J'ai beau chercher tous les stratagèmes possibles, il demeure, en définitive, que je suis mortel, et que mon horizon est limité. Nous pouvons essayer de défendre à tout prix cette vie terrestre qui est la nôtre, notre existence se réduira à un combat sans merci, elle deviendra comme une chambre mortuaire qui sans cesse se rétrécit. La peur de la mort nous tuera bien avant que la mort elle-même ne nous touche. A force de nous raccrocher désespérément à l'existence, nous serons à bout de souffle, nous nous étoufferons, nous nous épuiserons toujours plus, non plus à vivre, mais à vouloir toujours plus assurer notre vie, à nous rassurer, à nous réassurer, et plus notre vie sera assurée, plus elle sera gagnée par la mort. Un combat perdu d'avance.

 Alors, l'amour, en face de cette réalité ? Le signe de Jésus, dans sa mort et sa résurrection, nous donne une piste. Un chemin, certes, pas très clairement tracé, mais un chemin sûr. A son fils mourant sur une croix, qui d'abord se sent seul et abandonné (" Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? "), avant de retrouver les mots de la confiance filiale (" Entre tes mains, Père, je remets ma vie "), le Père répond : " Toi, mon enfant bien-aimé, tu ne mourras pas ". Je ne veux pas que tu meures.

 Je ne veux pas que tu meures ! A chacun de nous, enfants bien-aimés de Dieu, le Père redit les mêmes mots. Réfléchissez ! Si Dieu m'aime - et c'est ma conviction la plus profonde - ce n'est pas seulement pour quelques dizaines d'années, pour la trop courte durée de mon existence. Amour, comme dans les chansons, rime avec toujours. " Je t'ai aimé d'un amour éternel ", nous dit-il. Pas jusqu'au jour où la maladie, un accident, la vieillesse et la mort surgissent dans notre existence. Ou alors, ce ne serait pas un amour vrai de sa part. Un amour éternel !

Comme pour son Fils Jésus au matin de Pâques, Dieu redit à chacun de nous, ce matin : " Tu es mon enfant bien-aimé. Si je t'aime, ce n'est pas pour quelques années, c'est pour toujours, d'un amour éternel. Je ne veux pas que tu meures, mais que tu vives."

 Mireille, je vous souhaite de JOYEUSES PAQUES.

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Lundi 28 mars 2016

 Mireille,

 Une de nos aimables correspondantes, dans un courrier reçu récemment, me disait tout le bienfait qu'elle trouve, dans sa vie de couple, de ce "devoir de s'asseoir" préconisé dans la charte des membres des Equipes Notre-Dame. J'ai été heureux de l'apprendre sous sa plume, tant je suis persuadé que c'est une recette - plus qu'une recette, une nécessité - pour réussir sa vie en couple. Personnellement, je l'ai souvent recommandée aux jeunes que je rencontrais lors de la préparation de leur mariage.

 De quoi s'agit-il ? Concrètement, si j'ai bien compris, une fois par mois, un couple arrête tout pour s'asseoir. Plus de tâches ménagères, plus de soucis professionnels, naturellement plus de télé ni de radio, pendant quelques minutes ou quelques heures. On s'assied... et on se parle. Dans l'intention première des Equipes Notre-Dame, fondées il y a plus de soixante ans par l'abbé Caffarel, on se situe "sous le regard de Dieu". Tant de choses nécessitent des mises au point, entre mari et femme ! Je dis souvent, par manière de boutade, que si le célibat est difficile à vivre, la vie en couple ne l'est pas moins. Vous allez me dire que je parle sans doute de la vie en couple comme un aveugle des couleurs, ce qui n'est pas très juste, tant j'ai reçu, tant je reçois de confidences.

 J'ai lu récemment dans une revue les remarques d'un conseiller conjugal, qui expliquait certaines causes de difficultés rencontrées par le couple. Exemple : La plupart des femmes sont dans un sentiment d’urgence. Les choses doivent être faites tout de suite. Les hommes ne réagissent pas comme cela et ont tendance à toujours repousser à plus tard. Ils savent très bien que les femmes le feront avant. Ce qui inévitablement entraîne des disputes.

Question : Les hommes sont-ils conscients qu’ils ne participent pas beaucoup ?

Réponse : Quand je vois arriver un couple dans mon cabinet, l’homme commence d’abord par essayer de se disculper. C’est tellement douloureux pour lui de se sentir responsable du mal être de sa femme et du malaise qui règne au sein du couple. Ce n’est qu’après plusieurs séances, quand la femme va mieux, que lui réalise qu’il doit s’investir un peu plus. Mais en général ses efforts restent éphémères. Il a besoin qu’on lui fasse des rappels de temps en temps.

Question : Comment un couple peut-il sortir de cette impasse ?

Réponse : Il est impératif que le couple dialogue, c’est la base même de la thérapie. Il y a bien longtemps, chez les chrétiens on parlait " du devoir de s’asseoir " eh bien cela voulait tout simplement dire qu’il fallait prendre le temps de se poser, de se détendre et surtout de discuter. Pendant des années la première plainte des femmes a été " mon mari ne me parle pas ". Aujourd’hui on constate un réel progrès à ce niveau, les hommes acceptent de parler...

 A contrario : le témoignage de ce couple séparé expliquant que tout est devenu plus compliqué dès lors qu'ils ont cessé ces dialogues sous le regard de Dieu. Et enfin, un africain : "J'ai sauvé mon ménage lorsque j'ai développé dans mon couple le devoir de s'asseoir. Le devoir de s'asseoir implique aussi le devoir de se parler et le devoir de se parler appelle le devoir de se pardonner".

 N'y a-t-il pas, également pour les célibataires, un "devoir de s'asseoir", sous le regard de Dieu ?

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Mardi 29 mars 2016

Mireille,

Chaque matin, un de mes premiers gestes en  arrivant à la cuisine pour déjeuner est d'arracher un feuillet au calendrier - dont je vous ai déjà parlé - qui non seulement me rappelle quel jour nous sommes, mais me transmet, au réveil, un verset de la Bible. Au verso de chaque feuillet il y a un commentaire. La plupart du temps, je le parcours rapidement, tant son style ne m'inspire pas. Lecture fondamentaliste de la Bible, insistance trop marquée sur notre condition de pécheurs, religiosité qui rejette tout ce qui est "le monde", pessimisme envahissant, bref tout un ensemble d'expressions qui m'ennuient. De l'air ! Et quelquefois, un petit récit "édifiant" de style anglo-saxon... L'intention est bonne, certes, mais le résultat n'est pas souvent à la hauteur du projet "évangélisateur". Cependant il m'arrive de conserver l'un ou l'autre de ces feuillets quotidiens.

 

Ainsi celui que j'ai retrouvé hier en faisant un peu de rangement. Il date du mois d'avril 2003. Il raconte comment un missionnaire évangélique ayant laissé une Bible à deux frères, dans l'île japonaise d'Okinawa, ceux-ci se sont convertis et ont converti leur petit village. Or un jour de 1945, les troupes américaines débarquent comme un ouragan sur Okinawa. Les deux frères s'avancent à la rencontre de la troupe, souriant et s'inclinant devant les soldats. Un interprète les questionne et revient dire à ses copains : "Ils nous souhaitent la bienvenue, en tant que chrétiens !" Les soldats suivirent les deux frères et furent de plus en plus surpris en traversant leur village : les rues et les maisons étaient propres, contrairement à ce qu'on voyait partout ailleurs, les habitants semblaient heureux et paisibles. Grâce à la vieille Bible qu'ils présentèrent aux soldats, ils avaient rencontré le Christ et avaient mis en pratique son enseignement. Réflexion d'un robuste sergent : "Peut-être que nous n'utilisons pas les bonnes armes pour changer le monde ?" 

 

Si j'ai bonne mémoire, en avril 2003, les Etats-Unis venaient d'envahir l'Irak et cherchaient à éliminer Saddam Hussein. Le président G.W Bush, qui menait cette guerre comme une croisade du bien contre le mal, déclara un jour qu'il n'avait que la Bible comme conseiller permanent ! Sans doute n'avait-il pas la bonne édition !

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Mercredi 30 mars 2016

Mireille,

Je crois me souvenir que, depuis de nombreuses années, si vous voulez circuler dans Londres en auto, vous devez payer un droit d'entrée. C'était devenu, paraît-il, une nécessité, tant la circulation était dense, voire même parfois impossible. La presse française s'était alors étonnée d'une telle mesure. Elle avait même écrit que c'est un cas unique au monde. Or j'avais un ami, Louis, qui est mort il y a une bonne quinzaine d'années, qui était missionnaire à Singapour. Il y avait construit une impressionnante église, Notre-Dame de la Mer. Il nous racontait, la dernière fois que nous l'avions rencontré, qu'à Singapour, il y a belle lurette qu'une telle mesure restrictive a été prise, pour le bonheur de tous. Non seulement il faut payer pour entrer dans la ville, mais ensuite, vous devez obligatoirement, si vous désirez stationner quelque part, entrer votre voiture dans un garage payant. Moyennant quoi, nous disait-il, Singapour est une ville très agréable à vivre, sans bruit et sans pollution.

 

Il disait même - mais je n'ai pas vérifié - que Singapour est la plus belle ville du monde. Et aussi la plus propre ; et aussi celle où il y a le moins d'insécurité. Exagération ? Chauvinisme ? Je ne sais. Mais une de ses explications m'avait frappé. Celui qui jette quoi que ce soit par terre, nous disait-il, est passible d'une amende d'environ 260 euros. Si tu récidives, tu payes le double, et ton nom (avec ta photo) est publié dans la presse locale avec la mention : "Cette personne contribue à salir notre ville" ! Il paraît qu'il n'y a jamais de troisième fois.  

 

Cela m'a fait penser à une remarque d'un de mes anciens paroissiens. Quand il lisait le journal, où les méfaits des voyous, voleurs et revendeurs de drogue ou chauffards alcooliques, étaient relatés quotidiennement dans le plus parfait anonymat (sans parler des pollueurs, tagueurs et invétérés cracheurs), il s'insurgeait contre cet anonymat. Et il préconisait d'installer dans tous les quartiers, de publier dans tous les journaux locaux, des tableaux d'affichage avec les noms et la photo de tous les "nuisibles". Méthode expéditive ? Mon paroissiens assurait que la mesure serait rapidement dissuasive et efficace. Elle coûterait certainement moins cher aux citoyens que la prison.

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Jeudi 31 mars 2016

Mireille,

 La première fois que je l'ai rencontrée, elle devait avoir une trentaine d'années. Mais elle était habillée comme une fillette de douze ans, et à la mode des fillettes de douze ans une vingtaine d'années plus tôt : des chaussettes blanches et des souliers vernis, une petite jupe plissée, un petit col marin, deux couettes et un béret posé en arrière. A part cela, des dons exceptionnels : elle avait passé son bac à seize ans, et elle jouait merveilleusement du piano. Je l'ai vue déchiffrer aisément des pages de Messiaen qui n'étaient pas particulièrement faciles. Ceux qui ne la connaissaient pas la regardaient avec curiosité, les gosses avaient tendance à se moquer d'elle, mais ceux qui la connaissaient la regardaient avec cordialité et un brin de pitié. Elle le disait elle-même : elle voulait rester une enfant !

 Je l'ai revue une trentaine d'années plus tard. Toujours la même : petits souliers vernis et chaussettes blanches, la jupe plissée et le petit col marin, les couettes et le béret. Avec un petit visage fripé par l'âge. Ce n'était plus ridicule : c'était dramatique. Et elle continuait à penser et à dire qu'elle voulait rester une enfant.

 De tels cas relèvent de la psychiatrie, bien sûr. Mais ils révèlent de façon brutale ces instincts qui sont en chacun de nous : la peur de vieillir, le refus de tous les passages que la vie exige de nous. Passage de l'enfance à la jeunesse - vous savez, ce passage douloureux que les adultes appellent bêtement "l'âge bête" - passage de la jeunesse à l'âge adulte, acceptation de nos limites, et bien d'autres passages vers le troisième et le quatrième âge ! Nous avons tous connu de ces adultes qui veulent rester jeunes, et qui en sont ridicules, parce qu'ils ne font qu'essayer vainement de paraître jeunes. Hier soir encore, je lisais dans mon journal une pub' pour la pilule de l'éternelle jeunesse.

 "Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s'il meurt, il donne beaucoup de fruit", déclare Jésus. C'est la loi de la nature, c'est la loi de la vie, c'est la loi de l'amour. Chaque jour, je meurs : hier a disparu, alors naît un jour nouveau.

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