LETTRE A MIREILLE

Avril 2016

 

Vendredi 1er avril 2016 

Mireille, 

Sur la lunette arrière de l'auto qui me précède, un autocollant attire mon attention : "Jésus est notre seul espoir". Il vous est certainement arrivé, à vous aussi, de trouver ainsi, non seulement sur les automobiles, mais sur des affiches ou même sur les tee-shirts portés par des jeunes, de telles annonces. Elles sont typiquement le reflet d'une mode anglo-saxonne, où l'on utilise tous les moyens de la publicité, radio, télévision, journaux et publications diverses, pour annoncer au plus grand nombre le salut en Jésus-Christ.

 

 Une aimable correspondante me faisait remarquer, pas plus tard qu'hier, que les protestants sont plus aptes que nous à susciter des conversions. Certes, sa remarque a quelque chose de vrai, à condition de bien préciser que ce n'est pas le cas de toutes les Eglises protestantes, mais plus particulièrement des Eglises issues d'un courant américain, né au XIXe siècle. Nous avons tous rencontré de ces chrétiens qui font du porte-à-porte. A côté d'un louable dévouement - il faut le faire, de consacrer ainsi des jours et des jours à l'annonce de leur foi - j'ai toujours déploré la manière fondamentaliste, littérale, dont ils lisent la Bible. Sans esprit critique.

 

Ecouter la Parole de Dieu ne me dispense pas de faire usage de ma raison et donc de cet esprit critique dont Dieu a doté mon intelligence. Dieu parle à mon cœur, certes, mais aussi à ma raison. J'imagine telle ou telle personne, que je connais, lisant que "Jésus est notre seul espoir". Je me demande quelle sera sa réaction. Indifférence, moquerie, rejet, voire indignation ? Personnellement, et depuis ma jeunesse, je suis allergique à toute forme de prosélytisme. Le "Dieu caché" auquel je crois est celui de la discrétion la plus totale. Il parle dans le silence et, parfois, dans la nuit de l'âme.

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Samedi 2 avril 2016


 Mireille,

C'était il y a une quinzaine d'années. Une épidémie de pneumonie sévissait à Hongkong. Alors on ferma les écoles. Que faire quand on a 14 ans et qu'on est en vacances forcées ? Quand on n'ose même plus sortir pour aller rencontrer les copains ?

 

Un jeune garçon inventa, pour le 1er avril, une farce qu'il croyait astucieuse : sur son site Web personnel, il édita une fausse première page d'un grand quotidien respectable et respecté de Hongkong. Et sur cette fausse première page, il publia des nouvelles apocalyptiques : la ville était désormais isolée du monde, son port déclaré "port infecté", la Bourse en chute libre, la démission du chef de l'exécutif...

 

On aurait pu penser, ce jour-là, à un poisson d'avril ! Pas du tout. Ce fut la panique. Les supermarchés furent envahis de clients prêts à se battre pour une boite de thon, magasins et banques furent assiégés toute la journée. Et cela malgré tous les démentis des autorités expliquant qu'il n'avait jamais été question de placer Hongkong en quarantaine.

 

Le jeune garçon a été rapidement repéré et arrêté. Du coup, les journaux du surlendemain ont publié des dossiers spéciaux destinés aux jeunes, leur donnant des idées de divertissements plus inoffensifs. Certes, la plaisanterie était un peu grosse. Mais la crédulité humaine, elle, est énorme. Et que dire de ce réflexe élémentaire : "Qu'allons-nous manger demain ?"

 

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Dimanche 3 avril 2016

 

Mireille,

   Ce qui me frappe à première vue, à la lecture du récit des apparitions du Christ ressuscité, aussi bien le soir de Pâques que huit jours plus tard, aussi bien dans le récit des disciples d'Emmaüs que dans les autres rencontres (avec Marie de Magdala ou avec les disciples au bord du lac), c'est une certaine incohérence ; des contradictions flagrantes. Jésus est là, mystérieusement présent, corporellement présent, et en même temps, on ne le reconnaît pas. On le prend pour un fantôme. Il est là avec son corps, et il semble jouer les "passe-murailles". C'est lui, et on le prend pour un autre. Je me demande donc ce qu'ont voulu dire les évangiles, en nous rapportant ces expériences diverses, avec leur apparente incohérence. Rien de rationnel dans ces récits. Et comme ces hommes, les évangélistes, n'étaient pas des débiles, je me demande pourquoi ils n'ont pas cherché à mieux construire leurs récits et à gommer les invraisemblances.

 

            Certes, les premiers témoins n'étaient pas préparés à accueillir pareil événement. Mettez-vous à leur place ! On viendrait vous dire que quelqu'un qui vous est cher, que vous avez longtemps fréquenté, et dont vous avez constaté la mort, est de nouveau vivant, tout proche de vous : tout en vous se révolterait à cette idée. Pas étonnant que les disciples aient cru voir un fantôme, les premiers jours, et que leur premier sentiment ait été un sentiment de frayeur, avant d'être un sentiment de joie. Pas étonnants, les doutes qui envahissent l'esprit de Thomas. Il est difficile de se faire à cette évidence. C'est bien lui qui est là, au milieu d'eux, le Jésus avec qui ils ont vécu ces dernières années si riches. C'est lui, le même...et pas le même. Il apparaît, puis disparaît. Marie de Magdala le prend pour le jardinier. Les disciples qui marchent sur la route d'Emmaüs pensent qu'ils n'ont à faire qu'à un étranger de passage. A première lecture, donc, tant d'invraisemblances ne peuvent que nous laisser sceptiques, comme cette aventure des premiers jours et des premières semaines a trouvé d'abord les disciples eux-mêmes pleins d'un profond scepticisme. Car ce n'est pas seulement Thomas qui manifeste son doute : tous ont éprouvé le même sentiment d'incrédulité devant l'événement, avant de se rendre à l'évidence : c'est bien le Christ ressuscité qui est au milieu d'eux, qui les rejoint, comme il l'avait promis.

 

"Moi je suis comme saint Thomas : je ne crois que ce que je vois !" Que de fois n'ai-je pas entendu cette réflexion. Certes, il a fallu que Thomas voie, qu'il soit invité à toucher, pour qu'il parvienne à la foi. Mais automatiquement il va dépasser la simple constatation ; il ne se contente pas de déclarer : "c'est bien vrai, Jésus est vivant." Ce Jésus qu'il voit et peut toucher, c'est "mon Seigneur et mon Dieu". Jésus, là, devant lui, c'est Dieu. Quelle extraordinaire profession de foi !  Puissions-nous devenir "comme saint Thomas".

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Lundi 4 avril 2016

Mireille,

   Le 11 novembre 1942, les Allemands, qui n'occupaient jusque-là que la moitié Nord de la France, envahirent le Sud et occupèrent ainsi la totalité de notre pays. Ce matin-là, au début du cours de théologie, notre professeur, après nous avoir annoncé la nouvelle, ouvrit sa Bible et lut un psaume, comme un appel à la vengeance divine. Les mots sont restés gravés dans ma mémoire : "Que les fidèles crient de joie, même pendant la nuit. Qu'ils aient à la bouche des louanges et à la main l'épée à deux tranchants. Ils doivent tirer vengeance des nations, exercer le châtiment contre les peuples dont ils enchaîneront les rois et mettront aux fers les ministres. Ils doivent exécuter contre eux le jugement de Dieu, tel qu'il est écrit. C'est un honneur pour tous les fidèles". Je me souviens d'autant plus de ce passage du psaume 149 que l'Eglise, aujourd'hui encore, nous invite à le réciter, un dimanche matin chaque mois ; mais également toute la semaine dernière, première semaine du temps pascal, à l'office de Laudes.. Personnellement je ne peux pas prononcer ces paroles. 

Je sais très bien qu'il faut lire ces textes, si nombreux dans la Bible - appels à la vengeance, annonce que Dieu est un vaillant guerrier, qu'il combat à la tête de son peuple choisi, etc. - dans un sens "spirituel", et non pas au sens littéral. Oui, mais voilà ! On dit aussi cela du Djihad. Pour certains, certes, il ne s'agit que d'une guerre spirituelle, d'un combat contre soi-même pour un perfectionnement moral. Mais pour beaucoup - et d'abord dans l'esprit de combien d'imams - il s'agit d'une vraie guerre contre les forces du mal, contre ceux qu'ils nomment les infidèles. Lorsque G.W Bush, le 19 mars 2003, quelques heures avant de déclencher sa guerre, déclara : "Que Dieu bénisse notre pays et tous ceux qui le défendent", il s'entendit répliquer par Saddam Hussein s'adressant aux Irakiens : "Par la volonté de Dieu, ces jours ajouteront à votre passé immémorial votre part de gloire et de victoire, tout ce qui honore le croyant devant Dieu et avilit les infidèles, les ennemis de Dieu et de l'humanité..." 

Dieu et la guerre ? "Gott mit uns", mots gravés sur les ceinturons des soldats de l'armée allemande ! Dieu vaillant guerrier ou Dieu de miséricorde ?  Vaste sujet, plus que jamais d'actualité. Pour vous, qui est Dieu ?

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Mardi 5 avril 2016

Mireille,

Alors, mon Dieu, le Dieu en qui j'ai mis toute ma confiance, est-il un Dieu guerrier, "le vaillant des combats", selon l'appellation biblique ? Récemment, un hebdomadaire titrait son numéro : "Dieu et la guerre. Les religions sont-elles coupables ?" Parmi les photos qui illustraient ce reportage, on voyait un prêtre célébrant la messe en plein désert, entouré de soldats en armes. Quelques sous-titres : "la religion porte-t-elle la guerre comme le nuage la pluie ?" ou encore : "La foi en l'éternité est née de la guerre sainte !" 

 

Vaste question. Et si je veux raison garder, au risque de simplifier, je me dis que tout cela vient de ce qu'on appelle le fondamentalisme. Disons : une lecture littérale, radicale, du Coran ou de la Bible. Pour l'Islam, le Coran a été écrit par Mahomet directement sous la dictée de l'ange Gabriel. Or, historiquement, on sait que le Coran n'a été rédigé que plusieurs dizaines d'années après Mahomet. Pour Juifs et Chrétiens, par contre, la Bible est écrite par des hommes sous l'inspiration divine, mais chacun de ces hommes a gardé sa propre personnalité, son propre style, sa manière de regarder les hommes, les choses et les événements. Il ne s'agit donc pas d'une dictée. C'est ce qui a permis d'en faire une étude critique depuis quelques siècles, et surtout depuis le siècle dernier. Ce qui n'existe pas (pas encore ?) dans l'Islam.

 

Mais comme les Islamistes, il y a des fondamentalistes "chrétiens" qui refusent toute critique. Par exemple, en Alabama, ils avaient fait interdire, il y a quelques années, l'enseignement des théories évolutionnistes, parce que "Dieu a créé le monde en six jours". Ca ne se discute pas !  Il s'agit d'une lecture directe de tout texte biblique comme "parole d'évangile", dont on ne discute pas la véracité. Au fond, je me demande si la guerre qu'on déclare contre les forces du mal, ne devient pas, dans l'esprit de ses auteurs, une ardente obligation morale. Certains propos d'évangélistes américains ressemblent fort aux déclarations véhémentes d'islamistes radicaux d'aujourd'hui.

 

 A ce propos, l'analyse que font deux universitaires dans La Croix d'hier de "La responsabilité de l'islam dans la radicalisation" me parait particulièrement éclairante. Je cite : " Le jeune djihadiste sait qu'il va mourir et qu'il accédera au paradis ; c'est cela qui le fascine. Tarek Oubrou, l'imam de Bordeaux, qualifie souvent ces jeunes de "religieux paresseux" : au lieu de passer 40 ans à prier 5 fois par jour, ils se font sauter pour aller directement au paradis. Ils expliquent à leurs parents qu'ils vont les sauver par leur sacrifice. Celui-ci prend alors une dimension de rédemption pour tous les péchés de leur entourage..."  C'est la toute la force des sollicitations de Daech.

 

Toute une éducation reste à faire ! 

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Mercredi 6 avril 2016

Mireille,

Depuis le début de cette semaine, quatre lettres me sont parvenues, me demandant de l'aide. Et il en est ainsi, pratiquement, chaque semaine. Vous aussi, je pense, vous êtes souvent inondée de demandes, que ce soit pour l'aide au développement, la lutte contre l'exclusion, l'aide aux vieillards ou aux enfants du tiers-monde, ou pour telle ou telle autre cause humanitaire... Je n'en finirais pas d'énumérer toutes ces bonnes causes pour lesquelles on sollicite notre générosité. Elles sont de plus en plus nombreuses. Quelle est votre réaction ?

 

Personnellement, je pars du principe que même avec la meilleure bonne volonté du monde, je ne soulagerai pas toute la misère de l'humanité, et donc, qu'il faut faire des choix. Selon mes moyens, d'abord. Mais aussi selon les objectifs qu'on propose d'atteindre. Il y a une différence entre l'appel pour un secours immédiat, à la suite d'une catastrophe, et le travail de longue haleine, entrepris modestement, au service de telle ou telle cause. Il y a donc quantité de lettres qui passent à la poubelle. J'ai un ami qui, lui, les range soigneusement et qui, en fin d'année, après avoir fait le tri, répartit la somme globale qu'il a l'intention de donner entre les organisations qui lui paraissent les plus importantes. Ce n'est qu'un exemple. 

 

Savez-vous que les deux tiers des Français qui donnent de l'argent à des ONG sont des catholiques ? Savez-vous également que l'an dernier, 41% des catholiques pratiquants ont fait un don ? Autre statistique : parmi les donateurs, 66% avaient plus de 50 ans, alors que les moins de 35 ans n'étaient que 10%. Ce que les statistiques ne disent pas, c'est, d'une part, la générosité de gens aux revenus modestes (j'en ai été témoin, tant de fois !) et, d'autre part, l'exploitation éhontée exercée au détriment de gens simples, ou âgés. J'ai été témoin de cela, aussi : l'appel aux bons sentiments. Que de fois, j'ai entendu des gens me dire, en me montrant telle ou telle lettre : "Vous comprenez, si je ne donnais pas, je serais malheureuse, j'aurais honte de moi".  

Faut-il donc, pour raison garder, s'endurcir le cœur ? Je ne le crois pas. Mais l'important est sans doute que la multiplicité des sollicitations ne nous exaspère pas au point de nous fermer à la misère. "Plus que jamais, nous sommes invités à l'intelligence du cœur."

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Jeudi 7 avril 2016

Mireille,

Je crois vous l'avoir déjà dit : je suis résolument contre la peine de mort ; et cela depuis le temps où, jeune prêtre, aumônier (entre autres fonctions) de la prison de Belfort, je fus amené à accompagner un condamné au poteau d'exécution. Aussi je me suis profondément réjoui de la naissance, en 1977, d'Amnesty International. Il y aura 40 ans l'année prochaine. Ses membres ont fait depuis du bon travail, ne serait-ce que parce que le nombre des pays qui ont aboli l'usage barbare de la peine de mort est passé de 16 en 1977 à 140 actuellement. Et pourtant !

J'apprenais hier matin par les journaux que les exécutions de condamnés à mort ont bondi de plus de 50% dans le monde l'année dernière, atteignant leur plus haut niveau depuis 1989. « La hausse des exécutions que nous avons observée l'année dernière est profondément inquiétante. Le nombre des exécutions judiciaires en 2015 a été le plus élevé de ces 25 dernières années ». Que se passe-t-il ? Que des pays dits "civilisés" tuent délibérément certains de leurs concitoyens est, à mes yeux, signe de régression et de retour à une certaine barbarie. Les chiffres communiqués par Amnesty International sont édifiants. En tête de liste vient la Chine,  ce pays qui ne communique pas les chiffres, qui sont "secrets d'Etat", mais où des milliers de personnes seraient exécutées chaque année. C'est « le premier bourreau mondial ».  Viennent ensuite, en deuxième position, l'Iran avec au moins 977 exécutions ; troisième,  le Pakistan avec 326, puis quatrième l'Arabie saoudite avec au moins 158 (87 en 2014). Et cinquième, les États-Unis avec 28 peines capitales réalisées. Edifiant, n'est-ce pas. Il ne se passe pas de mois sans que la responsable du groupe régional d'Amnesty ne nous demande d'intervenir auprès de tel ou tel chef d'état en faveur d'un condamné.

Autre triste information d'hier matin : Pour la première fois depuis 2011, les dépenses militaires dans le monde ont augmenté en 2015. Une hausse sérieuse : 1.676 milliards de dollars. Après quatre ans de recul, le tournant 2015 annonce-t-il un nouveau cycle de hausse ?  L’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) en partenariat avec d’autres instituts de recherche européens, parie sur une croissance de 8,3 % en 2016 par rapport à 2015 des dépenses militaires de l’Europe.

Deux informations matinales qui n'ont pas de quoi nous réjouir, n'est-ce pas ! "Tu ne tueras pas", recommande le Décalogue. Notre humanité est-elle sourde ?

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Vendredi 8 avril 2016

Mireille,

   J'ouvre un hebdomadaire reçu il y a quelques jours. Me saute à la figure une photo : en gros plan, une petite fille de Syrie qui pleure à chaudes larmes. Depuis, je ne peux plus m'arrêter de penser à ce visage d'enfant aux yeux pleins de larmes. Elle incarne aujourd'hui toute la souffrance du monde. Quelques pages plus loin : un petit garçon étendu sur son lit d'hôpital. Il n'a plus de bras. Sa maman caresse doucement son front. Ces images me parviennent d'un tout petit coin de la planète, un coin minuscule sur la planisphère, au cœur du Moyen-Orient. Mais en cet instant même où je vous écris, que de larmes dans les yeux d'enfants, de mamans, de vieillards ou d'adultes, non seulement en Syrie, mais partout dans le monde. Toutes ces larmes de toutes les victimes de la violence, de la haine ou de la bêtise humaine ! Un jour de printemps comme celui-ci, des femmes, dans les rues de Jérusalem, pleuraient en voyant passer le sinistre cortège qui conduisait un homme, jeune encore, à son dernier supplice. Et Madeleine pleurait, et la maman de Jésus pleurait... 

Le pape François a fait de cette année 2016 l'Année de la Miséricorde. Et dimanche dernier, toutes les paroisses célébraient la Dimanche de la Miséricorde. Personnellement, j'ai toujours craint, et je crains encore qu'on mette sous ce mot n'importe quoi. Ainsi vont les mots : ils vieillissent bien souvent. Souhaitons que celui-ci rajeunisse à la mesure de nos perceptions contemporaines. Autrefois, je traduisais la béatitude qui dit "Heureux les miséricordieux" par ces mots : "Heureux ceux qui ouvrent leur cœur à la misère des autres." Jésus en est l'exemple le plus parlant, le plus radical : il s'est fait solidaire de tous les malheureux les plus malheureux. Solidaire, en la personne des deux condamnés à mort crucifiés l'un à sa droite et l'autre à sa gauche, de toutes les victimes de la barbarie la plus bestiale.

Compassion ! Littéralement "souffrir avec". Jésus, certes, me demande un peu de compassion. Il est en droit de le faire, lui qui, par compassion, a souffert avec toutes les victimes. Bien plus encore, puisqu'il concentre, puisqu'il condense, en sa propre souffrance, toutes les souffrances qui, ce matin encore, aux quatre coins du monde, font couler tant de larmes. C'est cela, la miséricorde.

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Samedi 9 avril 2016

Mireille,

 

Il m'arrive, parfois, de me mettre en colère. Je le sais, je ne devrais pas, mais c'est ainsi. Il me faut vous raconter ma dernière colère : elle date d'une semaine, et cela me fera du bien de vous raconter cela. A l'approche des grandes fêtes religieuses, Noël ou Pâques par exemple, les journaux, les hebdomadaires, les revues se font un devoir d'insérer quelque article "religieux" dans leur publication. La rédaction confie généralement ce travail à un "spécialiste". Et celui-ci, souvent plus journaliste que spécialiste, ne fait pas dans la dentelle. Là où un véritable spécialiste avancerait prudemment ses convictions intimes, le journaliste procède par affirmations péremptoires. Ainsi, ce titre accrocheur d'un hebdomadaire : "Jésus, sa vraie vie". Après avoir cité Renan, qui déclarait que "si l'on s'astreignait, en écrivant la vie de Jésus, à n'avancer que des choses certaines, il faudrait se borner à quelques lignes", les auteurs du "reportage", eux, en écrivent des pages ! Et quelles pages !

 

De sous-entendus en remise en cause, du doute systématique concernant les textes du Nouveau Testament aux interprétations péremptoires, que de phrases m'ont fait bondir ! Je ne suis pas un spécialiste de l'exégèse, mais je me tiens suffisamment au courant pour être irrité devant tant d'affirmations inexactes. Un seul exemple : dans un encadré intitulé "Les frères et sœurs de Jésus", l'auteur écrit : "Jésus a-t-il eu des frères et sœurs ? Le débat agite la chrétienté depuis des siècles. A cause d'un mot, "adelphos", qui signifie en grec "frère de sang". Oui, mais voilà. En 383, saint Jérôme traduit les évangiles du grec en latin. Et dans ce texte, il donne à "adelphos" le sens de "cousin". Alors là, je bondis ! Saint Jérôme, qui a traduit en latin, non seulement les évangiles, mais toute la Bible (c'est ce qu'on appelle la Vulgate) a toujours traduit "adelphos" par "frater", ce qui désigne clairement, non pas cousin, mais frère. Et on trouve 15 fois l'expression ainsi traduite dans le Nouveau Testament. Quant à "adelphos", mon dictionnaire grec Bailly ne parle jamais de "frère de sang", mais simplement de "frère", et même, en troisième position, de "proche parent". La question reste donc ouverte, à mon sens.

 

Et ça m'a fait du bien de vous écrire cela, ce matin. Je vais pouvoir penser à des choses plus sérieuses.

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Dimanche 10 avril 2016

Mireille,

Cette page d'évangile que nous lisons aujourd'hui (Jean chapitre 21) est essentielle. Elle est une parole pour toutes les générations, pour nous aujourd’hui. A mes yeux, deux messages. C’est ce que nous allons essayer de repérer.

Il y a d’abord le récit plein de fraîcheur d’une nouvelle pêche miraculeuse et d’un petit déjeuner matinal au bord du lac de Tibériade. Ne nous arrêtons pas aux faits qu’il nous rapporte : ces disciples qui ont quitté Jérusalem et se retrouvent dans leur cité de Galilée ; ne sachant que faire, ils en reviennent au métier d’autrefois, la pêche nocturne ; une pêche infructueuse et dans le petit matin cette silhouette qu’on aperçoit sur le rivage ; la pêche soudain abondante et le début d’une re-connaissance : Pierre, nu, qui s’habille promptement et se jette à l’eau pour être le premier près du Seigneur ; et ce petit déjeuner que Jésus a déjà préparé pour ses amis. Voilà le contenu de la première partie du récit. On y trouve des réminiscences, notamment une évocation du récit de la première pêche miraculeuse, qui fut l’origine de la vocation des premiers disciples. C’est comme si tout recommençait, après la mort-résurrection du Seigneur.

Particulièrement significative, cette apparition de Jésus, à l’aube d’un nouveau jour, comme le soleil qui se lève progressivement , comme la lumière qui va triompher de la nuit dans laquelle étaient jusque là les disciples. Pour eux, la vague silhouette émergeant de la nuit apparaît bientôt comme le Seigneur ressuscité. Que de fois il en va de même pour nous, alors que c’est la nuit dans nos existences, que nous avons perdu confiance, que rien ne va plus et que nous pensons que les beaux idéaux de notre jeunesse se sont révélés illusoires. Jésus est là, pourtant, même s’il ne nous apparaît que comme une vague silhouette dans la nuit. Il nous offre aujourd’hui encore les signes de sa présence aimante. Il y aura bien, peut-être, un ami, une amie, pour te dire : « C’est le Seigneur » !

La deuxième partie du récit est essentiellement un dialogue entre Jésus et Pierre. Retenons cette triple interrogation de Jésus : « Pierre, m’aimes-tu ? » Allusion, certes, au triple reniement de Pierre, la nuit où Jésus a été jugé et condamné. Mais surtout, comme une remise en route, une demande insistante : pour pouvoir remplir la tâche qui lui est confiée, il faut que Pierre aime pleinement son Seigneur. Pour pouvoir prendre soin des « brebis », c’est-à-dire du collectif que sont les disciples du Christ, il faut que leur pasteur soit celui qui aime son Seigneur plus que tous les autres. Le pasteur n’a pas besoin d’avoir d’autres qualités. Jésus ne lui demande pas d’être suprêmement intelligent, ni de faire preuve d’une autorité exceptionnelle. Il ne lui demande que de l’aimer.

C’est ainsi que l’aventure a pu redémarrer, après la débandade du vendredi saint, le scepticisme du jour de Pâques et des semaines qui ont suivi. « Seigneur, tu sais tout, tu sais bien que je t’aime », a répondu Pierre. Les autres, comme Pierre, ont fait la même déclaration. Avec la même sincérité. Ils le prouveront dans les années qui suivent.

Et nous, aujourd’hui, (car nous sommes tous appelés à être les pasteurs les uns des autres et les pasteurs de toute l’humanité) pouvons-nous faire au Seigneur la même déclaration d’amour ?

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Lundi 11 avril 2016

Mireille,

Dans ma jeunesse, j'étais fan' de courses cyclistes. Et je suivais particulièrement le Tour de France. J'admirais les héros de cette époque où l'on ne parlait pas encore de dopage, où tout était question d'effort, de courage, et même de gestes chevaleresques. Vous souvenez-vous de Bartali, de Coppi ? Non, bien sûr : vous êtes trop jeune !

 

Ce qui fait remonter à ma mémoire le souvenir de Gino Bartali, qui fut deux fois vainqueur du Tour de France et trois fois vainqueur du Tour d'Italie, c'est que je viens de retrouver, hier après-midi, en fouillant dans mon grenier, une vieille revue qui présentait les Mémoires de Giorgio Nissim, un comptable juif établi à Pise. Celui-ci avait mis en place, pendant la guerre, une structure d'entraide grâce à laquelle 800 personnes, juifs et patriotes, réussirent à fuir la répression nazie. Cette structure d'entraide, fondée sur le dévouement anonyme d'évêques, de frères franciscains et d'hommes politiques catholiques, avait pour silencieux messager, justement, Gino Bartali. 

 

"Gino le Pieux", comme on l'appelait à l'époque, transformait son entraînement quotidien de coureur cycliste en autant de missions. Dans le creux du tube de selle, il glissait photos, papiers, fausses cartes d'identité, roulant infatigablement de monastère et monastère, de couvent en couvent, avec la conscience et le zèle du juste, informant des mouvements de troupes qu'il observait en s'entraînant, guidant les fugitifs sur les routes secondaires qu'il connaissait parfaitement. De Florence à Pise, de Livourne à Assise et parfois jusqu'à Rome, il risqua sa vie pour sauver celle de ses frères humains. Pour rendre hommage à son illustre citoyen, le conseil municipal de Florence décida de créer un "Jardin des Justes du monde entier" : le premier arbre porte le nom de Gino Bartali. 

 

Son fils, Andrea, raconte qu'il a fait des milliers de kilomètres en auto avec son père et que jamais celui-ci ne lui en a parlé explicitement. "Dans la vie, il y a des choses qui se font, point à la ligne", résumait, sobrement, Gino Bartali.

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Mardi 12 avril 2016

Mireille,

Et voilà ! Je me retrouve ce matin, comme chaque matin, à me demander ce que je vais bien pouvoir vous raconter. Il y a des jours où c'est le vide. Il y a aussi des jours où, toutes affaires cessantes, j'éprouve le besoin de vous écrire. Ce billet matinal est devenu, pour moi, comme une drogue. Je souhaite qu'il n'en soit pas de même pour vous. Encore que...

 

Une drogue ! J'ai cherché dans mon précieux dictionnaire étymologique, qui sait toujours tout. Eh bien, pour une fois, il est décevant. Au mot "drogue", il reconnaît que l'origine de ce nom est "douteuse", ce qui veut dire qu'il ne sait pas. Par contre, le Robert déclare que, peut-être, le mot vient du hollandais drog, qui signifie "chose sèche". Me voilà bien avancé !

 

Toujours est-il que le mot a presque toujours un sens péjoratif, qu'il désigne, soit un médicament - et alors, je me demande pourquoi mon médecin tient tellement à ce que je me drogue continuellement - soit une boisson désagréable et mauvaise à avaler - "qu'est-ce que c'est que cette drogue ?" - soit un de ces stupéfiants, héroïne, cocaïne ou autre ecstasy, que tant de gens utilisent aujourd'hui, comme pour fuir quelques instants leur condition humaine ou la monotonie de leur existence.

 

Il y a pourtant un mot dérivé que j'aime : c'est le mot droguerie. Je dois vous avouer que je suis un drogué de la droguerie. J'avais jadis tout près de chez moi une petite droguerie. La propriétaire l'a fermée lorsqu'elle est arrivée à l'âge de la retraite. Que de fois n'ai-je pas eu recours aux bons soins de ma droguiste ! A tout instant, à toute heure, je savais que j'avais toutes les chances de trouver ce dont j'avais immédiatement besoin. Vous trouviez de tout. Aussi bien des vieilleries introuvables ailleurs que les derniers produits si souvent vantés par la pub' télévisée. De la peinture aux dentifrices, des chandelles à la mort aux rats, de l'eau de Cologne au sac de terreau, de tout, je vous dis : l'inventaire de Jacques Prévert est peu de choses à côté de ce que contenait ce petit magasin, large comme un couloir, mais recelant sur toute sa longueur des richesses insoupçonnées, à des prix, il est vrai, légèrement supérieurs à ceux des grandes surfaces. Et ce qui me poussait particulièrement à y entrer, outre la nécessité survenant au dernier moment, presque à l'heure de la fermeture, c'étaient les odeurs. Un mélange indéfinissable d'odeurs variées et contrastées. Rien que pour ces odeurs fortes et parfois étranges, je serais allé acheter quatre sous de petits clous ou une bougie parfumée. Et en prime, vous pouviez apprendre toutes les nouvelles du quartier.

 

Ma droguerie a fermé. Rien ne la remplace. Pour acheter une ampoule ou une pile, il faut aller dans les grandes surfaces anonymes, se perdre dans les allées, passer un temps fou à chercher ce qu'on désire. Ainsi disparaissent, petit à petit, ces petits magasins "de proximité" qui favorisent la convivialité. Dans ma droguerie, la patronne était de bon conseil, on s'arrêtait, on prenait son temps, on rencontrait un tel ou une telle et la conversation pouvait s'éterniser. La vie sans drogues autres que celles de ma droguerie. La vraie vie !

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Mercredi 13 avril 2016

Mireille,

Nous venions de lire les textes bibliques que nous proposait la liturgie du jour. Plus de vingt fois nous avions entendu l'Ecriture nous parler de l'amour fraternel ; j'avais essayé d'expliquer aux paroissiens en quoi consiste cet amour fraternel, qui est LE commandement de Jésus. Et je me disais en sortant : depuis le temps qu'on répète cela aux peuples chrétiens - depuis deux mille ans - comment se fait-il que ce ne soit pas passé dans les mœurs. Il suffit de regarder ce qui se vit, aussi bien dans les relations internationales que dans les relations interpersonnelles, que ce soit dans la famille ou entre voisins : peut-on dire que ce soit l'amour qui ait triomphé ? Je me demandais si Jésus n'aurait pas mieux fait de recommander à ses disciples, avant le devoir de s'aimer, celui de se respecter, ou plus simplement encore, celui de se supporter mutuellement ! L'apôtre Paul était plus réaliste, qui, à plusieurs reprises dans ses lettres, recommandait à ses correspondants de se "supporter mutuellement". Même entre maris et femmes !

 

Il y a quelques semaines, déjeunant avec des amis, tous me disaient les difficultés qu'ils éprouvaient à vivre en paix dans leur voisinage, les querelles mesquines, les banales petites histoires qui enveniment le climat, les conflits mal gérés qui, au fil des ans, se transforment en haine, voire en actes violents. Tous en souffraient. Alors, que faire ? Se retirer "dans sa tour d'ivoire" ?

 

J'avoue que je n'ai pas de recette, et que souvent, j'ai mal pour celles et ceux qui viennent me confier leur propre souffrance. Je souffre de ma propre impuissance. Car c'est facile de donner des conseils, mais cela ne résout rien, en règle générale.

 

J'en étais là dans mes réflexions assez pessimistes quand je me suis souvenu de ce qui est arrivé dans le quartier où j'habitais il y a plus de cinquante ans. Dans notre rue, il y avait une jeune femme qui était très belle. Elle suscitait la jalousie d'une de ses voisines qui s'est mise à lui envoyer des lettres anonymes, de plus en plus méchantes. Tout le monde savait quelle était la personne qui envoyait ces lettres. Certains conseillaient à la victime de déposer plainte, mais celle-ci s'y refusait catégoriquement. Cette situation a duré des mois, jusqu'à ce qu'un jour, l'auteure des lettres si malveillantes ne tombe gravement malade. Eh bien, la première à aller lui rendre visite à l'hôpital, ce fut sa victime.

 

Ce n'est pas un conte de fées que je vous raconte là. Ce fut, simplement, un geste intelligent. Car c'est toujours le plus intelligent qui fait des gestes de réconciliation. C'est toujours le plus intelligent qui gagne.

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Jeudi 14 avril 2016

Mireille,

Cette petite fille avait été recueillie et élevée par sa grand-mère, lorsque sa maman était morte dans un accident. Sa maman avait toujours mené une vie de bohème. Personne ne savait qui était le père de la petite. Sa mère était revenue un jour d'un long voyage en Turquie, et elle était enceinte. Elle avait mis au monde un beau bébé, une petite fille vive d'esprit, mais aussi indépendante que ne l'avait été sa mère. Lorsqu'elle est entrée à l'école primaire, elle a commencé à poser des questions à sa grand-mère. Les autres petites filles avaient un papa, mais elle ? Qui était son papa ? La grand-mère, bien embarrassée, d'autant plus qu'elle ne savait rien, a inventé une histoire. Comme un conte oriental. Sa mère, lui dit-elle, était une princesse et son père un prince du Croissant vert. Ils s'aimaient follement, mais à la cour, beaucoup étaient jaloux de cet amour. Le plus jaloux de tous était le Grand Vizir, qui jeta un sortilège sur la princesse et l'enfant qu'elle portait. Par chance, le prince, averti, avait fait fuir la princesse déguisée en paysanne, et la princesse s'était réfugiée ici, chez nous. "Je suis la fille d'un prince ? demandait la petite fille. - Bien sûr, répondait la grand-mère, mais c'est un secret ultra-secret que tu ne dois révéler à personne".

Le roman que je suis en train de lire et qui raconte cette histoire se poursuit ainsi : cela procura quelques années de repos, jusqu'au jour où la petite fille cria à sa grand-mère : tu es une sale menteuse.

 

"Je travaille dans une école publique en ZEP, m'écrivait récemment une de nos correspondantes. Dernièrement, nous lisions une poésie où l'auteur disait son émerveillement devant la création, devant toute naissance, et que la naissance d'un hanneton était aussi importante que la naissance d'un fils de roi. Réaction d'A., métisse, dont les parents sont divorcés, toujours en souffrance, tellement que souvent elle ne peut pas travailler : "Maîtresse, ça veut dire que même moi, c'est important que je sois née?" Quelle joie de voir le sourire qui s'est épanoui sur son visage lorsque je lui ai dit "oui". Encore et toujours émerveillement devant les œuvres du Seigneur, qui m'a guidée dans le choix de ce texte, qui est à l'œuvre depuis le jour de la rentrée dans ma classe ; ce qui permet aujourd'hui à mes élèves de parler, de pouvoir se dire dans l'écoute et le respect mutuel. Personne ne s'est étonné de la question d'A., cela coulait de source".

 

Et cela, ce n'est pas du roman : c'est la réalité. Une réalité plus belle que tous les contes orientaux. Comme cette institutrice, saurons-nous la révéler ?

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Vendredi 15 avril 2016

Mireille,

Décidément, ces querelles franco-françaises m'intéressent peu. Je suis même déçu de voir la place qu'elles tiennent dans nos journaux. L'une de mes sympathiques correspondantes me demande ce que je pense de "tout ce tintamarre que l'on fait autour de nos mesquins problèmes nationaux". N'ayant pas les éléments nécessaires pour évaluer le bien-fondé des arguments des uns et des autres, je me garderai bien d'ajouter un commentaire nécessairement partiel, voire partial. Simplement, je suis triste. Certes, je ne me désintéresse pas de ces questions, mais lorsque je lis, dans la même page d'un quotidien, deux titres côte à côte : l'un :"La mauvaise foi du gouvernement est sans limite" ; l'autre : "Certains syndicats pratiquent la désinformation", je constate que le dialogue de sourds est en train de se muer en invectives : en termes légèrement enrobés, on se traite purement et simplement de menteurs.

 

"Cinq cents millions de Chinois, et moi et moi et moi", chantait-on dans les années 70. Et moi, et moi, et "touche pas à mes sacro-saints avantages" ! Comment, vous vous apitoyez sur les victimes civiles syriennes ? Et moi et moi, alors ? Vous publiez des informations alarmistes sur la famine qui menace plus de 400 millions de personnes sur le continent africain ? Et moi, et moi, alors ! Un caricaturiste de l'édition du Monde sur Internet se moquait un jour des "forces de progrès" en leur faisant s'exclamer : "Mobilisons-nous dans l'immobilisme".

 

"Nos enfants et petits-enfants pourraient un jour nous poser cette question : Que faisiez-vous pendant l'holocauste africain ?, écrivait un journaliste du New-York Times : "Pendant que notre attention se focalise sur l'Irak, l'Afrique de l'Ouest semble la proie d'une vague de guerres civiles, et certains pays de l'Afrique centrale vivent une situation catastrophique depuis plus d'une décennie". En écho, le New York Times publiait un reportage sur la guerre civile en RDA, ce pays où "la machette est une arme de destruction massive".

 

Et pendant ce temps-là, beaucoup de nos concitoyens ne se soucient que de "préserver nos avantages acquis ". La civilisation du préservatif ?

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Samedi 16 avril 2016

Mireille,

Nous en étions, au cours du repas, à évoquer les faits divers qui peuplent nos journées. Non, personne n'avait parlé ni des retraites ni des grèves passées, présentes ou à venir, ni de l'école, ni des manifs', tous sujets propres à querelles infinies entre pro et anti. On n'avait fait qu'effleurer les récents revers du FC Sochaux, le sympathique club de foot de notre région, dont chacun est plus ou moins supporter. La pluie et le beau temps, le temps des cerises qui risquait de survenir plus tôt que d'ordinaire sur l'arbre précoce, la santé des enfants et les diverses manières de préparer le magret de canard ayant déjà été commentées, la conversation languissait lorsque quelqu'un a parlé de la rumeur. Vous savez, celle à laquelle un homme politique notoire a décidé de tordre le cou. Et chacun d'y aller de son commentaire. Fallait-il, oui ou non, lancer sur la place publique - en l'occurrence par les médias les plus consultés  - ce qui n'était qu'une rumeur locale ? Il y avait les pour et les contre.

 

La rumeur ! Vous savez, ces "il parait que...", "Quelqu'un m'a dit que", "et surtout ne le répétez à personne"... J'en ai entendu, de ces bruits insidieusement distillés de bouche à oreille, tout au long de ma vie. Les cancans de village, les fausses confidences, la rumeur qui enfle et se déforme. Que de fois, une réflexion entendue "sous le sceau du secret" - "je peux bien vous le dire, à vous, car je sais que vous ne le répéterez pas" - me revenait, quelques jours plus tard largement amplifiée. Avant la guerre, ll y avait une chanson qui ironisait - je ne sais plus que vaguement les paroles - "le boulanger l'a dit à la bouchère, et la bouchère l'a dit au pharmacien.." et se terminait par "et c'est comme çà que tout l'pays l'a su !"

 

Particulièrement visés, et depuis bien longtemps, les hommes publics. Que de calomnies destinées à détruire leur crédit en quelques instants. La rumeur qui tue. En 1936, Roger Salengro, ministre de l'intérieur, injustement sali par des journaux partisans, en vint à se suicider. Et en 1968, toute une campagne insidieuse fut menée contre Mme Pompidou, afin de ruiner le crédit du Premier Ministre. "Les hommes publics sont désarmés devant le mensonge et devant la calomnie. On est là, sans trouver, on hésite, on cherche, et l'on se sent impuissant", déclarait Léon Blum, lui-même odieusement calomnié.

 

Le pire, c'est que même s'il s'agit de mensonges éhontés, il en reste toujours quelque chose. Ainsi de Charlemagne. Huit siècles après sa mort, un chroniqueur célèbre du XVIe siècle colportait encore, comme "un commun bruit" la légende qui voulait qu'il ait eu des rapports incestueux avec ses filles.

 

"O horror !" (Shakespeare)

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Dimanche 17 avril 2016

Mireille,

Nous voici donc invités aujourd'hui à comprendre l’image du bon pasteur. Par cette image, Jésus nous indique une possibilité : comme il nous connaît, chacun de nous personnellement, puisqu’il nous appelle chacun par notre propre nom, chacun de nous écoute sa voix, le reconnaît comme guide et compagnon de sa propre vie. On ne pourra rien dire de plus beau sur les relations humaines : réussir à appeler l’autre par son nom, par le Verbe qui vit en lui de toute éternité. Nul homme ne vient sur terre auquel Dieu n’ait préalablement murmuré, dans un souffle éternel, une parole indicible. C’est donc cette expérience d’une relation personnelle qui fonde notre foi. Dieu-avec-nous, Emmanuel, notre compagnon de route, nous connaît, nous parle, nous guide et nous protège, et si nous le suivons, c’est parce que nous répondons à son amour par notre absolue confiance. « Si je passe un ravin de ténèbres, je ne crains aucun mal : ton bâton, ta houlette sont là qui me rassurent. » Ainsi s’exprimait le psaume 22, des siècles avant Jésus. Déjà à cette époque, un petit peuple, qui avait fui « le bâton des chefs de corvée » en passant la Mer Rouge, qui avait rejeté le pouvoir absolu de Pharaon, symbolisé par le sceptre et le fouet, avait décidé que désormais, c’était Dieu, son libérateur, qui était son unique berger, et qu’il ne serait jamais soumis à aucun pouvoir absolu venant des hommes. A la suite d’Israël, nous, chrétiens, pouvons chanter que « le Seigneur est mon berger », et que, désormais, nous refuserons tout absolutisme, de quelque autorité qu’il vienne, puisque nous mettons notre absolue confiance en Jésus seul. Je sais bien, hélas, qu’il n’en a pas toujours été ainsi au cours de notre histoire, et que les chrétiens ont accepté, voire cautionné, toutes sortes de dictatures, même parfois au nom de leur religion. Mais il reste que si je veux « suivre le Christ », écouter sa voix, je ne pourrai jamais apporter une confiance absolue qu’à Celui dont le bâton de berger est là, non pour me battre ou me contraindre, mais simplement pour me rassurer, pour affermir mes pas tout au long de mon chemin terrestre.

La foi chrétienne, authentiquement vécue, est un solide rempart contre tous les totalitarismes. Ce n’est pas pour rien que, tout au long de ce siècle, les divers régimes totalitaires, même si parfois ils se sont servis de la religion, ont été radicalement athées. Il faut nous répéter sans cesse l’avertissement du livre du Deutéronome, repris par Jésus dans le récit de la tentation au désert : « Tu n’adoreras que Dieu seul, c’est lui seul que tu serviras. » Aucun être humain, ni aucune idéologie, ne peuvent nous contraindre. Chacun sait bien si autrui le comprend ou s’il veut l’utiliser, si sa vie est réellement concernée, bonifiée, ou si on le contraint à jouer un rôle, s’il est manipulé comme la pièce d’un jeu, d’un quelconque enjeu de pouvoir, de mise en valeur, de faire-valoir, de crédit. L’Evangile nous met en garde : il s’agit de sauvegarder la vraie liberté de l’homme. C’est pourquoi il décrit un dialogue de confiance et d’amour, que Jésus incarne dans toute sa vérité essentielle.

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Lundi 18 avril 2016

Mireille,

Une fois de plus, hier, j'ai pesté contre les traducteurs. A propos d'un passage d'Evangile et de la prière de Jésus, qui demande à son Père de nous "sanctifier par la vérité". La plupart d'entre leurs traductions - et le texte de notre lectionnaire lui-même - traduisent un mot grec, dont le sens premier est "sanctifier", par le verbe "consacrer". Vous allez me dire : "Qu'est-ce que ça change ?" Eh bien, ne croyez pas que je cherche la petite bête. Si j'essaie de comprendre ce que Jésus veut dire, je suis heureux d'apprendre que, ce soir-là, le soir qui précédait sa mort, il a demandé à Dieu que, cherchant à faire la vérité dans ma vie, je sois un saint.

Quelle prétention, allez-vous dire ! Certes oui, si pour vous, être un saint, c'est être sans défauts, sans péchés, pieux, confit en dévotions, sage comme une image, un peu "sainte-nitouche" ! Mais pour moi, ce n'est pas cela, être saint. J'ai souvent dit, au risque de rabâcher, que le mot "saint" signifie essentiellement "différent de..." Et d'abord, que, selon la Bible, "Dieu seul est saint", totalement différent de tout ce qu'on peut imaginer. Il est le "Tout-Autre". Et c'est ce Dieu Saint qui me dit : "Soyez saints comme moi-même je suis saint". Donc, manifestez dans votre vie vos différences, par d'autres manières de penser et d'agir. Par exemple - je pourrais multiplier les exemples - manifestez chaque jour votre bienveillance envers autrui, et d'abord dans vos jugements. Mais pas seulement dans vos jugements. Alors là, vous serez certainement "différents de" l'immense majorité de vos contemporains.

Or, voici qu'effeuillant comme chaque matin le calendrier de la "Bonne Semence" qui me propose chaque jour un verset de la Bible, je lis cette adresse "A tous les saints dans le Christ Jésus qui sont à Philippes... Saluez chaque saint... Tous les saints vous saluent". C'est ainsi que Paul désignait les premiers chrétiens lorsqu'il leur écrivait. Sans doute parce que leur style de vie manifestait une extraordinaire différence d'avec les us et coutumes de leurs contemporains païens.

Lorsque je célébrais l'Eucharistie au milieu des "saints" rassemblés dans notre église paroissiale, je ne manquais pas de leur rappeler que, loin d'être des originaux qu'on regarde avec curiosité, nous avions à manifester nos différences dans toutes nos manières de vivre : on nous regarderait peut-être alors avec plus de sympathie.

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Mardi 19 avril 2016

Mireille,

Il vous arrive sans doute, à vous aussi, d'être parfois "la triste proie d'une innombrable foule d'associations d'idées" (comme disait Jacques Prévert). Cela m'est arrivé, une fois de plus, hier après-midi. Curieux de savoir où se trouvait Hippone (l'actuelle Annaba, en Algérie), dont saint Augustin fut l'illustre évêque, j'ai ouvert mon atlas et j'ai cherché. Mon regard s'est posé sur ces petites villes au bord de la mer, j'ai repéré des noms qui jusqu'ici m'étaient inconnus. Puis j'ai poursuivi mon voyage le long de la côte algérienne, à l'ouest d'Alger. Tipasa, une des plus belles plages du monde ; des pages d'Albert Camus me sont revenues en mémoire... Et Mostaganem ! "Quand je serai archevêque de Mostaganem", me suis-je écrié. Et voilà comment a surgi de ma mémoire l'image d'Adolphe. Il faut que je vous raconte.

Dans les derniers jours de juillet 1944, j'arrivais comme vicaire à Belfort. L'un de mes copains était nommé vicaire dans la paroisse voisine de la mienne. Je suis allé le voir. Assis sur la fenêtre d'une chambre mansardée, les pieds battant la mesure sur les tuiles du toit, il y avait Adolphe. Il chantait (faux et à tue-tête) "Nini-peau d'chien". Adolphe était l'un des vicaires de cette paroisse. C'est ce jour-là que nous avons fait connaissance. Quelques semaines plus tard, Adolphe disparaissait de la circulation. On ne devait le revoir qu'en fin novembre, à la tête d'une section du maquis dont il avait été l'un des créateurs. Puis, une fois démobilisé, il fut nommé aumônier du lycée. C'est alors que, par le scoutisme, nous sommes devenus copains. Je lui a même succédé comme aumônier du clan routier.

Les belles années ! Quand Adolphe était en verve, son bagou était inimaginable. Il faut l'avoir entendu, un jour que nous circulions à vélo sur les petites routes du Territoire de Belfort, déclamer le discours en latin de Broudier accueillant son camarade Bénin sur le quai de la gare de Nevers, où il venait de rassembler toutes les personnalités de la ville. Si vous ne connaissez pas Les Copains de Jules Romains, je vous conseille de lire ce livre, un jour où vous serez d'humeur chagrine. (Et voilà mon esprit qui se remet à divaguer !) Bon. Donc, Adolphe, un jour qu'il était en forme et qu'il vitupérait contre les autorités, me déclara : "Quand tu seras archevêque de Mostaganem, j'espère que tu me nommeras chanoine". Depuis, il m'arrivait de déclarer, moi aussi, par manière de boutade : "Quand je serai archevêque de Mostaganem !" Je ne risquais rien, l'archevêché en question n'ayant jamais existé, même au temps de la présence française.

Il faudrait des pages et des pages pour raconter Adolphe. Pour "incompatibilité d'humeur", il avait été expédié curé dans un petit village. C'est là qu'il a terminé ses jours. Mais les plus anciens d'entre nous chantent encore les chansons d'actualité qu'il composait à l'occasion et qu'il chantait à Toison d'Or, son chien et son confident. Je ne vous en laisserai qu'une seule, composée au temps où nous prenions délibérément des libertés avec la liturgie pré-conciliaire. C'est sur l'air de "Boire un petit coup" : "La Sacrée Congrégation des Rites / Défend c'la formellement. / S'ils étaient curé à Doubs ou à Champlitte / La Sacrée Congrégation des Rites / Ils en f'raient peut-être autant !"

Un petit coup... ?

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Mercredi 20 avril 2016

Mireille,

Nous étions étonnés, hier, de ne pas voir arriver à notre réunion biblique M. l'une des participantes les plus fidèles. J'ai eu l'explication de cette absence lorsqu'elle m'a téléphoné : elle avait été retenue à la maison pour des tâches qu'elle ne pouvait pas remettre. Ce dont elle fut punie sur le champ, m'expliquait-elle avec humour  : en revenant de la déchetterie, un pneu de son auto vint à crever. Un pneu crevé, ça n'arrive que très rarement aujourd'hui, si bien que seuls les automobilistes avisés savent comment changer une roue. Les choses se compliquent lorsqu'on n'est pas particulièrement compétent. Où trouver du secours, quand on est dans la nature, en pleine après-midi ?

Je me suis souvenu alors. C'était il y a de nombreuses années. Un matin ma sœur m'avait appelé au secours, ayant elle aussi un pneu de son auto crevé, au milieu de la ville voisine.  Personnellement, je ne me souvenais pas avoir fait pareille réparation. La dernière fois que pareille mésaventure m'était arrivée, il y a bien longtemps, il s'était trouvé deux jeunes maghrébins pour me dépanner. C'est ce que je me rappelais en roulant vers le lieu d'un éventuel dépannage, me demandant comment nous allions faire. C'est vrai, je le reconnais, je n'ai jamais été très manuel, et en prenant de l'âge, je le suis de moins en moins.

Donc, en arrivant sur les lieux, j'ai trouvé ma sœur en train de consulter le livret qui explique tout ce qu'il faut savoir en cas de panne. Nous avons réussi à trouver la roue de secours, la boite qui contient les outils nécessaires au dépannage, cric, cale, etc. et nous allions courageusement nous mettre à l'œuvre quand, passant par là, un homme s'est arrêté, a posé ses affaires, et, sans dire un mot, nous a remplacé la roue crevée. Il a poussé l'obligeance jusqu'à remettre en place, avec cette roue à réparer, tous les outils nécessaires et, après s'être essuyé les mains, est reparti, aussi serein et aussi discret que lorsqu'il était arrivé.

Banal, me direz-vous ! Pas si banal que çà. En tout cas, le geste de cet homme a été pour nous comme un rayon de soleil au début de cette journée où tout commençait mal. Ce sont des petits gestes comme celui-là, me suis-je dit, qui changent le monde. Et c'est à la portée de tous. Or voilà qu'en rentrant, j'ouvre le courrier électronique et je tombe sur un beau texte anonyme qu'une amie belge m'envoyait. Le voici :

"Si la note disait: ce n'est pas une note qui fait une musique... il n'y aurait pas de symphonie. Si le mot disait: ce n'est pas un mot qui fait une page... il n'y aurait pas de livre. Si la pierre disait: ce n'est pas une pierre qui peut monter un mur... il n'y aurait pas de maison. Si la goutte d'eau disait: ce n'est pas une goutte d'eau qui peut faire une rivière... il n'y aurait pas d'océan. Si le grain de blé disait: ce n'est pas un grain de blé qui peut faire un champ... il n'y aurait pas de moisson. Si l'homme disait: ce n'est pas un geste d'amour qui peut sauver l'humanité... il n'y aurait jamais de justice et de paix, de dignité et de bonheur sur la terre des hommes.

Comme la symphonie a besoin de chaque note, comme le livre a besoin de chaque mot, comme la maison a besoin de chaque pierre, comme l'océan a besoin de chaque goutte d'eau, comme la moisson a besoin de chaque grain de blé, l'humanité toute entière a besoin de toi, Là où tu es, unique et donc irremplaçable !"

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Jeudi 21 avril 2016

Mireille,

Comme vous le savez, je suis un proche voisin de la Suisse : vingt kilomètres me séparent de la frontière, et autrefois, nous allions souvent chez nos voisins helvètes pour faire le plein d'essence. Aujourd'hui, c'est moins rentable ; mais on continue d'aller en Suisse, ne serait-ce que pour acheter du chocolat. Et beaucoup d'ouvriers y vont chaque jour pour y travailler. Des centaines de frontaliers font le déplacement quotidien : la Suisse est un heureux pays qui connaît un très faible taux de chômage et est donc obligée d'embaucher des voisins qui, sans cela, seraient au RMI en France.

On irait bien y faire du tourisme, en Suisse; C'est un si beau pays. Mais la vie y est chère et donc le tourisme est hors de portée de nos modestes bourses. Seuls, des gens fortunés s'y rendent. Pour divers motifs. Très bien. Mais là où le bât blesse, c'est quand on nous révèle que grossit de plus en plus le "tourisme de la mort". Des gens de toute l'Europe se rendent en Suisse - à Zurich notamment - pour recourir à l'euthanasie en toute légalité. La loi helvétique, très libérale en la matière, permet, en effet, le "suicide assisté" pour quiconque le désire. Et c'est à ma connaissance le seul pays où ce genre d'euthanasie se pratique de façon officielle. D'où l'arrivée, en plus des citoyens suisses désireux de terminer ainsi leur parcours terrestre, d'étrangers de plus en plus nombreux. Au point que les pouvoirs publics commencent à s'émouvoir devant la multiplication du nombre des personnes qui demandent à avoir recours aux bons offices d'une des associations (sans but lucratif) qui pratiquent l'euthanasie.

Vous prenez le train (un billet aller simple). Vous arrivez à Zürich, vous allez à telle adresse, un modeste appartement. C'est votre ultime destination : vous en ressortez les pieds devant ! Tout se déroule en moins d'une heure. Ensuite Erika, une ancienne infirmière surnommée "l'ange de la mort" prévient la police. Formalités d'usage. Un médecin constate le décès. "C'est tout bon", comme disent les Suisses.

Beau pays, en vérité, qui en arrive à une telle forme de législation ! Malgré tous les charmes de la nature - et Dieu sait s'ils sont nombreux - je n'aimerais pas y vivre. En de nombreuses occasions, les papes ont dénoncé depuis quelques décennies une "culture de mort" qui gagne nos civilisations occidentales. Allons-nous réagir ?

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Vendredi 22 avril 2016

Mireille,

Il était question avant-hier, dans notre conversation entre amis, de l'attitude de l'Eglise vis-à-vis du mariage. Certains pensaient que la législation à ce sujet était trop stricte ; d'autres, au contraire, souhaitaient qu'on maintienne les exigences concernant l'indissolubilité du lien conjugal. La discussion était vive. Et comme j'émettais l'idée, bien logique à mes yeux, de favoriser la possibilité d'annuler certains mariages, on me fit remarquer que cette possibilité, si elle était élargie, ne devait pas être réservée "aux têtes couronnées" (voir les princes de Monaco, a-t-on ajouté.) C'est pourquoi je me vis obligé d'expliquer qu'à mes yeux, un certain nombre d'unions pourraient être déclarées nulles, tant je suis persuadé que beaucoup ne savent pas ce qu'ils font lorsqu'ils demandent un mariage religieux, et surtout pas à quoi cela les engage. Certes, il peut y avoir une excellente préparation au mariage des jeunes époux. C'est indispensable. Comment donc faire comprendre que le mariage est un sacrement, autrement dit un "signe sacré", car l'amour que se témoignent mutuellement un garçon et une fille est signe. Signe sacré : signe de l'Amour qui est Dieu même.

Bien. Mais je me demande s'il ne faudrait pas, souvent, élargir cette préparation à tous les invités à la noce. Dans les dernières années de mon ministère paroissial, que de fois n'ai-je pas été stressé à la pensée d'avoir à célébrer tel ou tel mariage. Et aux dires de mes jeunes confrères, ça ne s'arrange pas, loin de là ! Autant, la plupart du temps, il est agréable de rencontrer des jeunes pour les accompagner dans la préparation de leur mariage, autant, bien souvent hélas, la célébration elle-même est, pour le célébrant, une aventure pleine de risques. Je revois ces grands gaillards, les copains des mariés, les mains dans les poches et mastiquant du chewing-gum pendant toute la durée de la célébration, dans une posture reflétant un mortel ennui ; ces jeunes filles papotant entre elles et manquant du plus élémentaire respect des lieux ; les petits enfants qui courent dans l'allée ou même qui viennent s'asseoir à côté du prêtre, sous les sourires amusés des invités... Allez essayer de capter l'attention de l'assistance et de créer une atmosphère de recueillement dans de telles conditions ! Et je ne parle pas des photographes désinvoltes qui, pour immortaliser une telle fête, vous mitraillent à tous propos, ni des musiques insolites et incongrues qu'on cherche à vous imposer, ni des kilos de riz qu'on s'empresse de jeter sur les mariés, et que le prêtre, taillable et corvéable à merci, devra balayer sous les yeux amusés des derniers invités...

Et cependant, elle est grave, importante, profonde, la démarche d'une fille et d'un garçon qui s'engagent dans la longue durée de toute une vie d'amour, "devant Dieu et devant les hommes."

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Samedi 23 avril 2016

Mireille,

C'était samedi dernier. L'Equateur était subitement frappé par un violent tremblement de terre. Puis, jour après jour, on allait compter plus de 400 répliques, tout au long de la semaine. Et encore cette nuit ! Aux plus récentes informations, on dénombre plus de 600 morts et près de 8000 blessés. Et on continue de rechercher, sans beaucoup d'espoir, d'éventuels disparus. Ce tremblement de terre du 16 avril est le plus violent de tous ceux qui ont secoué la plupart des rives de l'océan Pacifique cette année : avec l'Equateur, il y eut de même le Mexique, l'Alaska, la Russie, le Japon (à deux reprises), Taïwan, les Philippines et l'Indonésie, pour ne parler que des plus violents parmi ces séismes. Chaque fois, l'émotion est forte, des gestes de solidarité internationale se multiplient... Pour quelques jours, en attendant la prochaine catastrophe ?  Les jours passent, mais a-t-on le droit d'oublier ? Les semaines passent, d'autres malheurs, d'autres catastrophes, d'autres conflits retiennent notre attention, et instinctivement, nous nous empressons d'oublier. En a-t-on le droit ?

J'ai retrouvé dans mes archives une page d'un article de journal publié en 2003, lors d'un violent tremblement de terre qui a fait des milliers de victimes dans l'est algérois. L'article en question était intitulé : Algériens, solidaires dans le drame. Tous les témoins ont été émus de constater tant de gestes de solidarité de la part d'une population dans l'épreuve. A tel point que les victimes n'avaient même pas le loisir de se consacrer à leur peine intime. Certes, on récriminait contre les criantes carences urbanistiques, les possibles scandales immobiliers. Mais, par contre, le comportement collectif de cette population dans le malheur est exemplaire, disent les témoins. Depuis ceux qui, sans pelles ni pioches, n'ont pas hésité à s'attaquer à main nue aux décombres. Et c'étaient particulièrement les jeunes dits "désœuvrés", vite étiquetés voyous ou toxicos, qui étaient souvent en première ligne, se révélant à eux-mêmes. Je pense qu'il en est de même, un peu partout dans le monde, lorsque survient le malheur.

Je cite : "Au-delà des actions et des mots, une infinité de petits gestes illustrent chaque jour une générosité et une humanité qui peuvent venir de partout. De cette jeune adolescente qui, dans une salle de réanimation, réinvente spontanément la douceur d'une mère disparue pour assister et réconforter sa sœur aînée atteinte d'un traumatisme crânien. De cet homme grimé en clown qui, à deux pas des ruines, fait chanter et rire, jusqu'aux larmes, des gosses qui oublient un instant le cauchemar ambiant. De cette institutrice qui, au cœur du chaos, a réuni des enfants pour leur faire expulser par le dessin des visions d'horreur".

Il y a ainsi, aujourd'hui, en cet instant même, partout dans le monde, des milliers de gestes concrets d'amour, de solidarité, de dévouement. C'est grâce à eux que notre humanité peut survivre et même grandir.

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Dimanche 24 avril 2016

Mireille,

Chacun de nous, quand il pense à sa propre mort, sait bien qu’il n’emportera rien. Comme il a des biens qui lui sont chers, il pense à les léguer à ceux qu’il aime, et particulièrement à ses enfants. C’est une manière de s’assurer que ce qui nous tient le plus à cœur ne sera pas dispersé au hasard. C’est une manière de se survivre. Jésus, lui aussi, dans les heures qui précédaient son arrestation, sachant quel serait son destin, a laissé à ses amis son testament, leur a légué ce qu’il avait de plus cher au monde. Il l’a fait sous la forme d’un commandement, parce qu’il n’avait pas de biens matériels à leur léguer. Ce qui lui tenait le plus à cœur, c’était l’amour. Ce qui fut la constante de sa propre vie, l’amour des gens, il a voulu qu’il se perpétue après lui, grâce à tous ses disciples de tous les temps, vous, moi aujourd’hui. Un commandement unique : « Aimez-vous les uns les autres. »

            Jésus parle d’un commandement nouveau. Mais, en fait, ce commandement était-il si nouveau que cela ? On le trouve déjà formulé à plusieurs reprises dans l’Ancien Testament. On trouve le même précepte chez certains philosophes grecs, notamment chez Platon. Alors, quelle nouveauté dans le commandement de Jésus ?

           En quoi ce commandement est-il « nouveau » ? Simplement du fait qu’il s’agit d’aimer COMME Jésus. Ses premiers interlocuteurs, ceux qui étaient autour de la table le soir du dernier repas, avaient tous été les témoins étonnés, puis émerveillés, d’une attitude propre à Jésus durant les mois et les années qu’ils venaient de vivre avec lui : une constante attention aux autres. Elle s’était manifestée, cette attention amicale, de multiples manières. Et d’abord par sa proximité vis-à-vis de ceux qui avaient le plus besoin d’amour : ceux qui étaient méprisés, humiliés, rejetés par la bonne société, pécheurs, malades, voleurs, prostituées, femmes, enfants, mendiants : les exclus de son temps Tous ses gestes à leur égard visaient à les libérer et à leur permettre de développer les dons particuliers qu’ils avaient reçu de Dieu. Tous ses gestes manifestaient sa volonté de les réintégrer dans une relation humaine authentique avec leurs semblables. Tous ses gestes voulaient leur permettre de retrouver leur dignité d’hommes, de les faire tenir debout, de les remettre en route. Bien plus, son amour pour les hommes alla jusqu'à donner sa vie « pour la multitude ». C’est ce dont les premiers disciples ont été témoins. C’est ce qu’ils nous ont rapporté dans les Evangiles.

            L’appel que nous adresse Jésus aujourd’hui trouvera-t-il un écho en nous ? Il faut reconnaître que la réalité de la vie en société est diamétralement opposée à ce commandement de l’amour. On vit tous une âpre compétition, depuis le plus jeune âge, sur tous les plans, scolaire, professionnel, et le plus fort écrase le plus faible. Pour survivre, il faut être le plus fort, ou le plus malin, et ne pas hésiter à écraser le plus faible. Regardez ce qui motive la plupart de nos contemporains : une incroyable volonté de puissance, un appétit de pouvoir, un désir de possession, et même de possession de l’autre. Sur le plan individuel comme sur le plan des entreprises et des nations. Il faut être compétitif, il faut être gagneur. Il y aura donc des perdants. Alors ? Pouvons-nous entendre l’appel de Jésus : « On vous reconnaîtra uniquement à cela, vous mes disciples : c’est que vous vous aimez les uns les autres. » Pouvons-nous nous dire chrétiens ?

            Oui, si nous refusons d’accepter ce vieux monde, où règne la domination de ceux qui ont le pouvoir, la richesse, l’intelligence, ou simplement la force physique. L’enjeu est de taille. Il est même vital. Essentiel. A nous de commencer.

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Lundi 25 avril 2016

Mireille,

C'était au début de 1939. Je venais d'avoir dix-huit ans et je rêvais d'aviation. J'ai toujours rêvé d'aviation, depuis les jours de ma petite enfance lorsque je restais le nez en l'air à regarder un avion passant dans le ciel, ce qui n'était pas banal à l'époque. Je me souviens également avoir vu passer plusieurs fois cet immense ballon dirigeable, le "Graf Zeppelin", qui effectuait régulièrement le trajet entre l'Allemagne et l'Amérique du Sud. J'avais lu, comme tous les enfants de l'époque, les exploits chevaleresques des pilotes de chasse pendant la première guerre mondiale et mes héros s'appelaient Guynemer, Fonck, et d'autres dont j'ai oublié le nom.

Donc, en ce printemps de 1939, nous sentions bien qu'un jour prochain la guerre allait de nouveau survenir, que nos jeunes classes allaient être mobilisées et, comme je rêvais toujours d'aviation, je me disais naïvement que l'occasion se présenterait peut-être d'apprendre à piloter. J'avais lu tellement de livres - même des livres techniques - que je croyais tout savoir, d'un savoir théorique certes, mais enfin... Je connaissais même le PSV (Pilotage sans visibilité) qui n'en était qu'à ses débuts. Oui, mais voilà, toutes mes informations se heurtaient à un écueil : pour piloter, il fallait savoir l'anglais. Et comme, dans nos études classiques, nous n'avions appris que des rudiments d'allemand...

Tout ce long préambule pour vous dire pourquoi, cette année-là, je me suis mis à l'anglais. J'ai retrouvé récemment les vieux bouquins d'Assimil - "my taylor is rich" - et j'ai été saisi d'un certain sentiment de nostalgie. Même après avoir travaillé les deux volumes d'Assimil, je n'étais guère plus avancé. Heureusement pour moi, je n'ai jamais été mobilisé : trop jeune en 39, et trop vieux en 45 ! Mais plusieurs fois, l'envie d'apprendre l'anglais m'a repris. Particulièrement depuis que je suis en semi-retraite. Les méthodes les plus variées, je les ai utilisées, depuis "Victor" aux CD-Rom Inter-Médias. Sans grand succès, je dois le reconnaître. Je ne suis pas doué pour les langues. Cependant, il m'est arrivé un jour un sujet de satisfaction. Comme mon imprimante était de plus en plus récalcitrante, j'avais cherché un remède. J'étais tombé sur une notice du constructeur (en anglais) proposant un kit gratuit, à installer facilement. C'est du moins ce que j'avais cru comprendre en le lisant. Je l'ai commandé, je l'ai reçu, je l'ai installé. Et ça marche.

Il n'en demeure pas moins vrai que je ne suis pas doué pour les langues, malgré mon désir intense de pouvoir communiquer avec tous ceux que la Providence met sur ma route. Bonne journée.

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Mardi 26 avril 2016

Mireille,

Voici la suite de mes "déboires" linguistiques. J'ai également entrepris un jour d'apprendre l'espagnol. Dans les années soixante commençait la mode d'aller passer ses vacances en Espagne, sur la Costa Brava. J'ai cédé à la mode et, de nombreuses fois, en famille ou avec des amis, j'ai vécu de belles semaines de congés entre le Perthus et Barcelone. Et même, une année, aux Baléares. Nous étions cette année-là, seize amis à loger dans une vaste propriété à proximité d'une plage qui était réservée à notre usage exclusif ! Donc, je m'étais mis à apprendre l'espagnol, à mes moments de loisirs. Hélas, pas d'une manière régulière.

Or, à la même époque, nous étions une bande de prêtres, tous du même âge, tous responsables de nouvelles paroisses à créer ou à réanimer, dans un secteur industriel. Et nous mangions ensemble tous les jours. C'était bien agréable ; et c'était plein de joie. Un jour, alors que nous consultions, je ne sais pourquoi, l'annuaire ecclésiastique du diocèse, l'un de nous a fait remarquer que cette lecture n'était pas particulièrement réjouissante. Et comme le responsable de cette publication annuelle demandait de lui communiquer les erreurs, les modifications et les ajouts nécessaires, nous avons décidé de lui envoyer quelques indications plus fantaisistes. C'est ainsi que Gaby, éminent footballeur, a été créé aumônier du sport ; Louis, toujours prompt à nous quitter pour quelque voyage indispensable, fut désigné comme aumônier du tourisme ; et Charles, qui nous émerveillait parfois par ses innovations en matière de liturgie, fut bombardé à la commission diocésaine de liturgie. Et moi ? Eh bien, j'entrai dans la liste des prêtres capables de confesser en langue espagnole. Et la plupart de ces nominations vinrent enrichir l'annuaire diocésain, l'année suivante, à notre plus grande joie, jusqu'à ce que la rédaction de cet annuaire se rende compte qu'il s'agissait tout simplement d'une farce. Seule, pendant plusieurs années, demeura l'information qui me concernait. Cela me rappelle de bons souvenirs : le temps de la fraternité sacerdotale, où l'on aimait rire.

Et voilà que quelques années plus tard, le prêtre chargé des immigrés m'adressa une longue lettre... en espagnol. Naturellement, j'étais bien incapable d'en saisir le sens. Je me précipitai chez un paroissien originaire d'Andalousie pour me la faire traduire. Ce prêtre me transmettait la demande d'une vieille maman qui réclamait des nouvelles de sa fille qui devait habiter sur notre paroisse. Oh oui, l'intéressée, tout le monde la connaissait dans notre quartier. Je me suis fait un plaisir de lui communiquer les doléances de sa maman.

Personne ne m'a jamais demandé de l'entendre en confession en espagnol. Heureusement pour moi !

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Mercredi 27 avril 2016

Mireille,

Je dois vous raconter la suite de mes mésaventures "linguistiques" : la honte !

J'avais commencé, lors de mes études secondaires, l'apprentissage de l'allemand. J'avais même été gratifié d'un séjour d'un mois dans l'Allemagne nazie de 1937. Ce ne me fut guère profitable. Quelques dizaines d'années plus tard, la paix revenue, nous avons lancé un jumelage de notre paroisse avec une jeune paroisse allemande, à Ebingen, dans le diocèse de Stuttgart. Ce furent des années très riches en contacts divers : visites réciproques en groupes ou relations individuelles, et même des camps de jeunes. Restait, cependant, la barrière de la langue. pour la plupart de nos paroissiens. mais pas pour Karl, le curé d'Ebingen, qui parlait un français plus que correct, alors que mon allemand se limitait à quelques "guten Tag" ou "danke schön". La honte !

Que de fois, au cours de ces cinquante dernières années, je suis parti pour l'Italie. En camps, en vacances familiales ou avec des amis, en pèlerinage... J'ai donc essayé d'apprendre l'italien. Et même si je comprends à peu près ce qu'on me dit (à condition qu'on me parle lentement) je serais bien en peine de tenir une conversation dans cette langue que j'aime pour ses sonorités et sa finesse. Aussi, quelle ne fut pas ma confusion, lors de notre dernier pèlerinage à Rome, d'entendre mon ami Don Michele, le prêtre romain, me parler en français tout au long de la soirée que nous avons passée ensemble. Et comme je m'en étonnais, il m'a répondu simplement qu'il avait vécu un mois en France, à Lourdes, baigné dans un milieu où tout le monde devait obligatoirement s'exprimer en français. Quand je vous dis que je n'ai pas le don des langues !

Et voilà que récemment, mon hebdomadaire préféré, après avoir expliqué sur deux pages la nécessité d'apprendre à parler une autre langue que sa langue maternelle, énumère les sites et autres CD Rom qui vous permettront de vous initier à la langue de votre choix. Et quel choix ! A côté de l'anglais envahisseur, il y a l'allemand, l'italien, l'espagnol, le chinois, le créole, et même le déchiffrement des hiéroglyphes ! De quoi réveiller des envies plus ou moins enfouies. J'avais personnellement projeté, dès mon départ en retraite, d'apprendre l'hébreu ! Le projet est resté lettre morte.

Mais, à propos de lettres "mortes", mon hebdomadaire signale des sites qui donnent gratuitement des cours de latin et de grec. Vais-je céder à ces sollicitations, moi qui, chaque semaine, ai recours à la Bible en latin ou en grec pour préciser le sens des mots ? Cela m'est bien utile, et pour moi, ce ne sont pas des langues mortes, puisqu'elles me parlent. A la différence d'un de mes petits neveux, qui, jadis, terminant sa classe de 6e, eut le culot de dire à sa prof' de latin : "Faites-moi une faveur, Madame : ne me prenez pas dans votre classe l'année prochaine" !

Le "don des langues", est-il passé à côté de la famille ?

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Jeudi 28 avril 2016

Mireille,

Je dois vous avouer que, depuis quelques semaines, je me sens particulièrement mal à l'aise quand je réfléchis aux conflits sociaux (et politiques) qui secouent notre pays. Bien sûr, je lis les journaux, j'écoute la radio, je regarde, quand je suis là, les journaux télévisés du soir. Et me voilà, essayant de me faire une opinion personnelle, au milieu d'un déferlement d'opinions contradictoires. On se traite de fascistes ou de révolutionnaires, certains s'exaspèrent et en viennent, parfois, à des actions regrettables, jusqu'à se cracher au visage. Les personnes qui sont obligées d'utiliser les transports en commun raréfiés par la grève réagissent différemment, certaines, exaspérées, d'autres, résignées...

Je suis mal à l'aise parce que je sais bien qu'il n'y a pas, d'un côté les "bons" et de l'autre les "mauvais" et que même si certains ont intérêt à semer la pagaille, les motivations de la plupart sont sincères, et donc respectables. Je ne me laisserai donc pas aller à passionner le débat. Mais en moi-même, je sais bien que je ne peux pas m'en désintéresser. Il est donc nécessaire de se faire une opinion. Une opinion éclairée.

Et voilà que, ce matin,  je tombe sur un page du Père Chenu (Marie-Dominique, un théologien dominicain mis à l'index par Rome avant d'être appelé comme expert au Concile où il inspira plusieurs textes majeurs. Le Père Chenu est mort en 1990). Une page très dense que je n'ai pas l'intention de vous citer in extenso, mais qui m'a éclairé. Concrètement, il me demande ce matin de ne pas m'arrêter à la surface des événements mais de me rappeler que l'action divine "s'accomplit par et dans une histoire qui embraye positivement sur l'histoire terrestre", cette histoire que nous vivons quotidiennement. Il ajoute que "les événements, surtout lorsqu'ils composent une trame continue et collective, lorsqu'ils provoquent une évolution radicale et rapide des rapports humains... sont le matériau de l'histoire de Dieu dans le monde". Par conséquent, même si nous portons des jugements sévères "sur les idéologies qui les suscitent", il ne faut pas oublier les valeurs qui laborieusement en émergent, "car l’Esprit Saint, qui renouvelle la face de la terre, est présent à ces transformations, dans un aggiornamento permanent... La Vérité s'est faite événement dans l'histoire des hommes." Autrement dit : "Dieu est à l'œuvre en cet âge..."

Ayant lu et relu ce texte, je me suis dit simplement : Eh bien, pas de panique. Ne dramatisons pas !

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Vendredi 29 avril 2016

Mireille,

"Ce sont les instruits incultes qui abîment le plus l'humain". Cette phrase, trouvée dans un bouquin intitulé "La maladie de l'Islam", est la conclusion d'un constat. Par un enseignement au rabais, on a voulu combler le fossé entre l'élite et le peuple, explique l'auteur, ce qui provoque des dégâts considérables... dans le monde musulman.

Un enseignement au rabais ! La critique de l'enseignement dans une large partie du monde musulman, je n'aurai pas la prétention (injuste) de l'appliquer à l'enseignement tel qu'il se donne actuellement dans le monde occidental. Là n'est pas ma question. Cependant je pense à ces générations d'"instruits incultes" que je connais. Même des très instruits, bardés de diplômes ; ingénieurs, médecins, professions libérales à qui on n'a donné qu'une culture au rabais, tant leur spécialisation s'est acquise au détriment d'une ouverture d'esprit, d'une curiosité, d'un savoir plus large et plus éclectique.

La culture dont je parle ? Pas nécessairement ma culture, qui est une culture classique, celle qu'on donnait à l'époque où je faisais mes études. Il y a maintes formes de culture. Mais toujours, la culture, c'est un moyen de communiquer avec autrui. Il m'est excessivement pénible, parfois, d'essayer sans succès d'entrer en communication avec des personnes qui n'ont pas les mêmes références. Encore une fois, ce n'est pas une question d'intelligence ou d'instruction ; ce n'est pas une question d'âge ou de situation sociale. C'est, accessoirement, une question d'outils, mais plus fondamentalement, une question d'ouverture d'esprit. Certaines formations conduisent à de telles spécialisations qu'elles donnent des esprits obtus. La vraie formation, au contraire, doit permettre à l'esprit de s'ouvrir aux autres. Non seulement aux personnes quelles qu'elles soient, mais aussi au passé comme au présent de notre monde. A notre histoire et à notre avenir. Je lisais il y a quelques jours la réflexion d'un écrivain : "Le cerveau, c'est comme un parachute : il n'est utile que s'il est ouvert".

"Se soustraire à la fascination de la puissance. Habiter ce monde sans le dominer. Renouer une relation fraternelle aux êtres dans une sorte d'amitié franciscaine pour la création. Retrouver le gracieux, le gracié, l'imprévu, l'inouï... Commencer d'entrevoir une réponse à cette simple question : quels signes de grâce pouvons-nous trouver et donner dans le monde de la consommation maxima, lequel, nous le savons bien, est aussi le monde du désir sans fin". Je lisais ce beau texte de Paul Ricœur, hier matin. Le passage suivant m'a particulièrement frappé : "Me ré- enraciner dans la mémoire de notre culture. L'innovation technique efface le passé, fait de nous des êtres au futur ; mais l'homme de culture doit arbitrer sans cesse le rapport entre la mémoire (culture) et le projet (utopie). C'est dans la mesure où nous retournons aux sources que nous sommes les hommes de la perspective".

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Samedi 30 avril 2016

Mireille,

Une question que, naïvement, je croyais définitivement réglée ressurgit de plus belle depuis quelques années : c'est celle de la laïcité. Nous avons commémoré, en 2005,  le centenaire des lois laïques, notamment celle qui concerne la séparation des Eglises et de l'Etat. Ces lois furent le fruit d'un anticléricalisme virulent, qui n'était qu'une réaction contre un cléricalisme dont on imagine difficilement la violence et la toute-puissance, pendant des siècles. J'ai encore connu, dans mon enfance, des gens qui restaient marqués dans leur esprit et leur mentalité profonde, par ces combats du début du siècle dernier entre cléricaux et anticléricaux. Certes, l'anticléricalisme a pris d'autres formes qu'autrefois. Quant au cléricalisme, s'il existe encore, il est le fait de tous les "clercs" : pas seulement des prêtres. Car les "clercs" de notre époque, ce sont tous les intellectuels. Tous ceux qui ont la tentation d'imposer leurs idées, leurs opinions, et qui ont les moyens nécessaires pour cela : la presse, la radio, la télévision, et l'édition en général. Il m'arrive fréquemment d'avoir des réactions "anticléricales" en lisant ou en entendant tel ou tel journaliste, tel écrivain, tel "intellectuel" affirmer péremptoirement comme parole d'évangile ce qui n'est que sa propre opinion.

Pour en revenir à la laïcité : la montée de multiples manifestations de l'islamisme, dans notre pays, peut faire craindre une remise en cause de ces lois que je considère comme une valeur, particulièrement celles qui concernent la séparation du politique et du religieux. C'est normal que l'islam trouve bizarre notre conception de la laïcité. En terre d'Islam, le politique et le religieux sont étroitement dépendants l'un de l'autre. Plus précisément, le politique dépend du religieux. Il n'y a rien de profane. Cette étroite dépendance imprègne tous les domaines : aussi bien le politique que le judiciaire, la morale et les traditions, la vie familiale, l'éducation et l'enseignement, et jusqu'aux modes vestimentaires. Voir les multiples affaires de foulards "islamiques".

Il y a quelques années, les musulmans de mon quartier n'avaient qu'une cave, dans un immeuble, comme salle de prière. Ils étaient venus me trouver parce qu'ils voulaient construire une modeste mosquée, une vraie salle de prière digne de ce nom. Ce qui est bien normal. Ils me demandaient de faire partie d'un comité de soutien qui appuierait leurs démarches auprès des pouvoirs publics. Ce qui est légitime. Ce qui l'était moins, c'est qu'ils voulaient obtenir des pouvoirs publics terrain et subventions pour la construction de cette salle de prière. J'ai essayé de leur expliquer que c'était illégal, en France. Incompréhension totale. Quelle ne fut pas leur stupéfaction lorsque je leur racontai que j'avais construit l'église du quartier sans un sou, sans un centime venant de l'Etat. Ce petit fait, qui me revient en mémoire, est significatif. Aujourd'hui, c'est un peu partout, dans notre monde occidental, que la question se pose sous de multiples aspects. Et bien souvent l'incompréhension est totale. On en reparlera.

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