LETTRE A MIREILLE
Mai 2016
Dimanche 1er mai 2016
Mireille,
J’ai rencontré cette semaine une personne que j’avais connue il y a très longtemps, au moment de son mariage. Elle s’est mise à me parler de son mari, qui est mort il y a dix ans. Pour elle, me disait-elle, la séparation a été longtemps une douleur très vive, et cependant, a-t-elle ajouté, « loin de s’effilocher ou de se dénouer, les liens de notre amour, au contraire, se sont resserrés. » Beaucoup de veufs, de veuves, ont pu faire cette expérience. Ce que l’on a vécu jusqu’alors dans l’expérience et le quotidien de l’amour comme quelque chose de naturel, ce qui n’était peut-être jusqu’alors qu’une simple expression, se révèle et s’imprègne maintenant au plus profond de notre cœur. Pas seulement le souvenir, mais un sentiment toujours plus ardent, une connaissance de plus en plus claire de la véritable nature de l’autre. Une proximité, une intimité qu’on n’avait jamais connue auparavant. Dans l’amour, avec l’éloignement, la proximité intérieure s’accroît au lieu de s’évanouir.
C’est exactement la promesse que Jésus offrait à ses disciples à la veille de sa mort. Parce qu’ils l’aimaient, parce qu’à ses côtés ils avaient perçu comme jamais auparavant le mystère caché dans le cœur de chaque homme, ce que signifie réellement vivre en homme, une fois séparés du Christ, ils ne se sentiraient plus jamais totalement seuls. Plus jamais ils ne se sentiraient orphelins. Au contraire, en chacun d’eux, au plus profond de leur intimité, ils éprouveraient la conscience d’une présence mystérieuse. Non seulement des paroles gravées en leur esprit et qui reviendraient à leur mémoire, mais la présence d’une personne divine parlant à leur cœur. « Si quelqu’un m’aime, leur avait-il dit, mon Père l’aimera, nous viendrons chez lui, nous irons demeurer chez de lui. » De jour en jour, se révéleraient la profondeur du message que Jésus incarnait et la vérité de chacune de ses paroles. Ils commenceraient à penser comme lui-même pensait, à vivre comme il vivait. Son esprit viendrait prendre place en leur cœur.
A la fin de sa vie terrestre, l’auteur du quatrième évangile, qui a pu vérifier dans sa propre existence la véracité de la promesse du Seigneur, tient à nous en faire part. Alors que Matthieu, Marc, Luc ont pris la peine de nous rapporter les merveilleuses instructions de Jésus, notamment dans le Sermon sur la montagne, Jean, dans son Evangile, ne reprend aucune de ces paroles. Il les concentre en une seule : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole. » Cela signifie : pour celui qui aime, il n’y a pas de prescriptions extérieures. La relation à Jésus se révèle tout intérieure. Mais elle transfigure la vie. Le Christ nous montre simplement à quelle beauté et à quelle dignité nous sommes appelés.
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Lundi 2 mai 2016
Mireille,
Dans son édition de vendredi dernier, mon quotidien La Croix nous présentait, dans sa page Economie, le geste étonnant d'un kurde, fils d'une famille de fermiers qui, ayant fui la Turquie, a fait fortune aux USA en créant une fabrique de yaourts à la grecque. Au début, ce type de yaourts peine à se faire une renommée, mais au bout de dix ans, il est le numéro un, devant Danone et Yoplait. Son entreprise compte 2 000 salariés. Mardi dernier, ce patron a décidé de donner à ses employés 10 % de son capital, soit la moitié de sa fortune personnelle, ce qui représente 150 000 dollars en moyenne par salarié. Son commentaire : "A partir d'aujourd'hui, je vais avoir 2 000 nouveaux associés. C'est l'un des meilleurs moments de ma vie."
On apprend, par la même occasion, qu'en mai 2015, il avait déjà donné la moitié de sa fortune, soit 700 millions de dollars, pour aider les réfugiés partout dans le monde, et que récemment il s'est rendu sur l'île de Lesbos (comme le pape François). Dans son entreprise , tous les salariés sont payés au-dessus du salaire minimum légal et disposent d'une couverture santé, ce qui est rare aux Etats-Unis.
J'ai eu grand plaisir à lire cette information. A mes yeux, il y a dans ce geste plus qu'un acte d'exceptionnelle générosité. J'y vois un geste prophétique. C'est dans l'évangile selon saint Luc que Jésus nous conseille (Luc 16, 9) de nous faire des amis avec (en latin) mammona iniquitatis, (littéralement : le Mammon d'iniquité, que la Bible de Jérusalem traduit par "le malhonnête argent"). Dans sa première édition, qui date de 1955, cette expression - "le malhonnête argent" - est accompagnée d'un commentaire, que je tiens à vous citer : "Malhonnête argent : le vôtre évidemment. L'argent est dit "malhonnête, non seulement parce que celui qui le possède l'a mal acquis, mais encore d'une manière plus générale parce qu'à l'origine de presque toutes les fortunes il y a quelque malhonnêteté". Il est particulièrement radical, le brave religieux qui a rédigé ce commentaire. (Il a d'ailleurs disparu, je crois, des éditions suivantes). Je ne sais pas ce que vous en pensez ; et je ne me permettrais pas d'estimer que le patron kurde émigré aux USA a commis quelque malhonnêteté. Je ne suis ni professeur de morale ni spécialiste en économie. Mais je crois que les gestes de ce patron m'obligent à me poser la question : quel usage est-ce que je fais des biens que je possède ?
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Mardi 3 mai 2016
Mireille,
Mais, n'y aura-t-il plus jamais que des mauvaises nouvelles à la radio et à la télévision ? Je me demandais cela, tout à l'heure, en écoutant le bulletin d'information radiodiffusé sur ma chaîne préférée. Non seulement il y était question des catastrophes naturelles, des hommes qui y périssent, des victimes des éléments déchaînés, des attentats plus ou moins ciblés, des voitures piégées et des kamikazes, de tortures, de bourreaux d'enfants, de viols et de pédophiles. Ce n'était pas suffisant. On revenait sur le malaise des enseignants, sur celui des intermittents du spectacle, sur le drame des paysans qui ne peuvent plus nourrir leurs bêtes ; on rappelait les mouvements sociaux de ces derniers mois, avant de pronostiquer les mouvements sociaux à venir. Sans parler de la dette publique et du "trou de la sécu." Et je ne parle pas des interprétations et des commentaires plus ou moins malveillants à l'égard des responsables. Comment voulez-vous, après cela, garder l'âme sereine et le cœur gai. Il sera bientôt totalement indécent de présenter un visage souriant aux personnes qu'on rencontre !
Et voilà que je découvre, dans un hebdomadaire, une information réjouissante. Deux hommes ont créé le prix "Reporter d'espoir". L'objectif : primer les journalistes qui se font l'écho d'initiatives positives. Par exemple : création d'association de quartier dans les cités difficiles, reclassement du personnel licencié lors d'un plan social... autant de solutions concrètes à des situations délicates. "Il s'agit de donner aux gens l'envie d'agir en proposant des réponses concrètes aux enjeux d'aujourd'hui", explique l'un des deux fondateurs. Oh, que voilà une information positive ! Si seulement de telles bonnes nouvelles en venaient à pulluler sans cesse dans les médias ! Je rêve de voir un jour mes interlocuteurs de chaque jour arborer un visage souriant, épanoui, confiant, optimiste...
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Mercredi 4 mai 2016
Mireille,
Hier après-midi, j'ai fait un subit accès de colère. Je cherchais un document dont j'avais besoin pour continuer mon travail, et je ne le trouvais pas. J'ai passé ainsi des heures en recherche. Dans les papiers qui s'amoncellent sur le bureau, sous les piles de livres qui s'entassent dans tous les coins, dans les tiroirs de la commode, sous ladite commode, enfin, partout. Rien à faire. Pourtant ce document, j'en étais sûr, je ne l'avais pas perdu, je l'avais encore repéré il y a quelques semaines ; je ne l'avais pas classé, sachant qu'il me servirait prochainement... Rien à faire. Impossible de le retrouver.
Heureux les couples, heureux ceux qui vivent à plusieurs dans le même appartement ou la même maison : ils ont toujours sous la main quelqu'un à accuser. Le mari demande à sa femme : qu'est-ce que tu as fait de tel objet, que je ne retrouve pas ? Et hier encore, c'était simplement le contraire. L'épouse nous déclarait : je n'ai pas tourné le dos que mon mari a déjà rangé la casserole dont j'avais besoin. Quand je vivais à la cure où nous étions plusieurs prêtres, j'avais toujours la possibilité de suspecter l'un ou l'autre de mes commensaux. Mais aujourd'hui ? Il y a bien Marie-Jo, qui s'occupe du ménage un matin par semaine, mais elle a des consignes strictes, qu'elle respecte, d'ailleurs, à merveille. Elle n'a pas le droit de toucher à l'horloge centenaire, héritage de ma grand-mère ; et pour le bureau, si elle soulève une pile de papiers, elle doit les remettre exactement à leur place. Vraiment, je n'ai plus personne à accuser. Je ne peux que m'accuser moi-même.
Ce que j'ai fait, hier après-midi. C'est vrai, je suis passablement désordonné, je le reconnais. Pourtant, il m'arrive de prendre de bonnes résolutions... que je ne tiens pas longtemps. Ainsi, le courrier reçu pour Noël est toujours là, en tas. J'avais commencé un jour à le débarrasser, et puis je me suis mis à relire telle ou telle lettre, le temps a passé, et presque rien n'est allé à la corbeille. Autrefois, je prétendais que je retrouvais toujours ce que je cherchais dans le fatras. Je considérais même que c'était un défaut de vouloir tout ranger. Je citais Péguy : "Femmes, écrit-il, vous rangeriez Dieu même !" Je n'en suis plus là aujourd'hui. Et je ne dirai plus, comme Boileau, qu'"un beau désordre est un effet de l'art."
Saint Thomas d’Aquin, lui, définissait le beau par l’ordre. Je n'en serai sans doute jamais là. Ce que je cherche, c'est l'efficacité. Aussi, juré, promis, je vais me mettre à ranger... dès que j'en aurai le temps.
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Jeudi 5 mai 2016
Mireille,
Je me souviens d’une maman qui, il y a quelques années, avait perdu sa grande fille dans un accident de la route. Je l’avais rencontrée quelques mois après ce drame et j’avais été frappé par l’étonnante sérénité manifestée par cette maman. Je l’ai revue plusieurs fois depuis, et chaque fois, cette apparente décontraction m’a frappé. Je le lui ai dit, et elle m’a répondu : « Mais, ma fille est toujours avec moi, bien plus proche qu’elle ne l’a jamais été pendant sa vie. Figurez-vous que loin d'être une absente, ma fille est de plus en plus présente. »
Et comme je m'étonnais de cette réflexion, elle a précisé, m'expliquant que, non seulement elle parle sans cesse à sa fille, non seulement remonte à sa mémoire le souvenir de tel ou tel instant de leur vie commune, mais "il se passe quelque chose qu'on ne peut pas s'expliquer", a-t-elle ajouté. Non, elle ne consulte pas les voyantes ni tous les adeptes des "sciences" du paranormal. C'est quelque chose de plus intérieur, comme une présence qui la fait vivre.
Je pense à cette rencontre, en ce matin d'Ascension. Bien sûr, le départ du Christ ressuscité et sa présence désormais invisible à son Eglise sont un mystère d'un autre ordre. Mais l'expérience de cette maman, sa sérénité et même sa joie de vivre m'aident à comprendre pourquoi les amis de Jésus, une fois passé le premier moment de stupeur quand ils continuaient à avoir le nez dans les nuages, ont pu commencer à vivre une autre vie, pleine de l'assurance que leur donnait la présence mystérieuse, à leurs côtés, de celui qui venait de disparaître à leurs regards. Et ça continue !
Un esprit rationaliste dira qu’il s’agit d’un sentiment purement subjectif, qui n’a aucun fondement dans le réel. Admettons. Mais il en va tout autrement dans l’attitude des chrétiens. Car cette attitude est basée sur des faits. On ne peut mettre en doute l’assurance des milliers de croyants qui, dans des circonstances dramatiques ( prison, déportation, tortures ) ont bénéficié d’une force d’âme qui les dépassait. On ne peut mettre en doute la vie des milliers d’hommes, de femmes, de jeunes qui ont « reproduit » - et qui reproduisent - dans toute leur existence telle ou telle manière d’être du Christ : souci des pauvres, amour des petits, service des malades, combat pour la justice. Tous, ils nous disent, par leur vie, et ils se disent entre eux : « Le Seigneur est avec nous. »
Le secret de cette intimité : la prière et l’écoute de la Parole. Si vous voulez, vous aussi, vivre de la présence active du Christ en vous, essayez : il n’y a pas d’autres moyens. Et nous pourrons dire en toute vérité : le Seigneur est avec nous.
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Vendredi 6 mai 2016
Mireille,
C'est une information relevée hier matin, qui m'a alerté. Il parait qu'aux USA, chaque année, on relève un certain nombre de cas de peste, et que l'an dernier, par exemple, on a remarqué "une accélération inhabituelle des cas de peste sur son territoire. Si cette maladie très dangereuse a disparu de nombreux pays dont la France, elle reste présente outre-Atlantique où sont recensés trois cas annuels en moyenne. En 2015 , les autorités sanitaires en avaient comptabilisé 11, dont trois sont décédés, dans les 6 premiers mois de l'année. "
Et moi qui croyais que la peste était définitivement éradiquée, comme la variole ! Il n'en est rien, au vu des documents que j'ai pu consulter.
La peste fait peur. Il y a de quoi. Si vous êtes atteint par le bacille, à moins d'être traité par antibiotiques dès l'apparition des premiers signes, vous risquez la mort. Et demeure la mémoire des grandes épidémies qui ravagèrent l'Europe : au XIVe siècle, c'est le tiers de la population européenne, 25 millions de victimes, qui périrent de la peste noire en sept ans !
Je me souviens de l'étrange impression que j'avais ressentie en lisant La Peste d'Albert Camus, il y a une bonne soixantaine d'années. Un sentiment de peur créé par l'évocation d'une épidémie de peste à Oran. L'auteur, certes, a voulu en faire une parabole, une représentation de la guerre, de l’occupation, du nazisme, mais aussi de toutes les formes d’oppression et de mal. Je me suis senti littéralement oppressé, opprimé, tout au long de cette lecture.
C'est René Girard qui explique que ce sujet, la peste, appartient à tous les domaines de la littérature, depuis Homère et le théâtre grec, jusqu'à Camus, en passant par Lucrèce, Boccace, La Fontaine, Shakespeare. Dans presque toute cette littérature, la peste n'atteint pas seulement les corps, mais détruit en même temps le corps social, en inversant les valeurs. "La peste fait de l'honnête homme un voleur, du vertueux un débauché, de la prostituée une sainte. Les amis s'entre-tuent et les ennemis s'étreignent. Les riches, ruinés, connaissent le sort du pauvre tandis que les richesses pleuvent sur des pauvres qui héritent soudain de la fortune de parents éloignés... Les hiérarchies sociales, d'abord transgressées, se voient finalement détruites... La plupart des récits insistent sur ce nivelage des différences. Même chose avec la Danse macabre du Moyen Age, qui, bien entendu, s'inspire de la peste."
Bonne analyse, à mon sens. Car la peste, si nous n'y prenons pas garde, peut envahir demain nos société, à moins que ce ne soit déjà commencé ! Pas la peste qui sévit encore ici et là dans le monde, mais une autre forme, plus insidieuse parce que plus souterraine. Camus, écrivant La Peste, pensait à la peste brune qu'incarnait le nazisme. Nous aujourd'hui, saurons-nous dévoiler et combattre ces formes de peste sociale que sont les constantes inversions, les fréquentes négations des valeurs les plus sacrées.
Comme toujours, relire Le Fontaine (Les animaux malades de la peste)
"A ces mots on cria haro sur le baudet...
"Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout le mal."Selon que vous serez puissants ou misérables...
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Samedi 7 mai 2016
Mireille,
Avant-hier, pour la fête de l'Ascension, j'étais invité à déjeuner dans mon ancienne paroisse, avec quelques amis, chez Sophie et Tonio, de fidèles paroissiens d'origine portugaise. C'est toujours une fête que de nous retrouver ainsi, tant l'accueil est chaleureux. Or, en entrant dans leur salle de séjour, j'ai été surpris de voir, au centre d'un mur entièrement nu, une grande toile de plus d'un mètre de large. Un tableau recouvert d'une couche uniforme de peinture blanche. Avec un large sourire plein d'ironie, les hôtes m'ont expliqué que c'était la dernière œuvre d'art qu'ils s'étaient offert. Oh, ils ne se sont pas ruinés pour cela : l'œuvre en question ne leur a coûté que 12 euros ! Une œuvre qui a au moins un mérite : voilà un sujet de conversation tout trouvé.
J'ai immédiatement pensé à une "œuvre d'art" qui jadis m'avait fait réagir avec véhémence. C'était un simple carré rouge-sang. Un tableau intitulé "Un mètre carré de rouge à lèvres". Et effectivement, sur une planche de 102x102 centimètres, l'artiste avait frotté quelques tubes de rouge à lèvres. Vous me direz que le rouge à lèvres peut servir à tout, y compris à noter sur la glace de la salle de bains les courses urgentes à effectuer, ou les messages pour son mari, quand on lui fait la tête. Mais sans doute n'aviez-vous pas pensé à cet usage "artistique". Vous en étiez restée à l'usage quotidien du rouge à lèvres, sur vos propres lèvres.
On aura tout vu ! Savez-vous combien valait cette "œuvre d'art" ? Exactement 5 488 euros. Car elle n'était pas restée dans l'atelier de l'artiste. Elle a été achetée par un FRAC ? Peut-être ne savez-vous pas ce qu'est un FRAC ? Eh bien, c'est un Fonds régional d'art contemporain. Il y en a dans toutes les régions de France depuis plus de trente ans. Ils ont pour but de "repérer les espoirs de demain et mieux faire connaître l'art contemporain". Et l'un des initiateurs de cette recherche "culturelle" déclare : "Notre intention était de le mettre (l'art contemporain) au plus près des citoyens". Je ne sais pas si cette œuvre d'art vous aurait inspiré. Moi, en tout cas, citoyen français, elle me pousserait au contraire à fuir de tels exemples de l'art contemporain. Il en est de même d'une certaine "musique contemporaine". Et je connais des amies qui se scandalisent devant certains défilés de mode. Pourtant, je vous l'assure, je suis bon public et, par curiosité, je ne rejette jamais rien à priori. Cependant...
Sur un site Internet aussi respectable que le mien, je ne pourrais vous présenter que des œuvres "respectables" (!!) Quelle serait votre réaction si je vous présentais une sculpture que je viens de découvrir, "Spaghetti Man", l'homme aux oreilles de lapin dont le pénis se prolonge en un immense tuyau d'une dizaine de mètres de long et qui a coûté la bagatelle de 23 629 euros à la FRAC Languedoc-Roussillon. Je préfère vous offrir, en tête de cette "Lettre" quotidienne, ces quelques fleurs : ce mois-ci, le parterre de tulipes qui égaie la place, sous mes fenêtres. Pour moi, c'est la beauté à l'état pur. Et voilà que, d'un seul coup, est remonté à ma mémoire le souvenir des murs du bureau que j'avais repeints en arrivant dans ma première paroisse rurale (j'étais jeune !). Un mur en vert olive, deux murs en jaune citron, et le mur qui faisait face à ma table, en rouge sang.
Ce que je ne savais pas, c'est que j'étais un artiste. Peut-être même un précurseur. Hélas, cette œuvre d'art ne passera pas à la postérité. Mon successeur s'est empressé de l'effacer.
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Dimanche 8 mai 2016
Mireille,
A la fin du chapitre 17 de Saint Jean, c’est-à-dire à la fin de cette conversation que Jésus a eue avec ses amis, autour de la table, le soir du Jeudi Saint, on trouve les dernières paroles que Jésus a adressées à ses apôtres avant de mourir. Elles sont donc comme un testament. Et voila que d’un seul coup, la conversation va se changer en prière. Jésus se met donc à prier son Père, tout simplement, à table, devant ses amis. Et que dit-il ? Des mots que nous connaissons tous, qui nous frappent par leur répétition : « Qu’ils soient un, comme toi et moi, Père, nous sommes un ». Jésus ne prie pas seulement pour ses amis présents autour de la table, mais pour tous ses disciples futurs, pour nous aujourd’hui. Pour que nous soyons « rassemblés dans l’unité ». Pas n’importe quelle unité. L’unité étroite qui existe entre le Père et le Fils, c’est-à-dire une même volonté, un même désir, une même réalisation : un monde à sauver.
Il est évident que cette unité n’existe pas aujourd’hui. Elle est donc à construire. En effet, ceux qui se réclament de la foi en Jésus Christ sont particulièrement divisés. Il y a d’abord les grandes Eglises chrétiennes : catholiques, protestants, orthodoxes, anglicans. Il y a aussi des centaines de petites chapelles. Rien que dans notre région, elles sont plusieurs dizaines. Pour l’essentiel, elles ont la même foi que nous, mais nous en sommes totalement séparés. Le mot « catholique », qui signifie universel, est devenu la désignation d’un groupe, en opposition avec d’autres groupes. Au sein même de nos communautés, il nous faut reconnaître toutes sortes de divisions. Au niveau de toute l’Eglise catholique, comme au niveau des paroisses. Divisions d’ordre politique, social, ou simplement divisions qui naissent de nos différences de caractères. Peut-être y a-t-il parmi nous des chrétiens qui viennent à la messe, communient au même Seigneur Jésus, et qui ne se parlent pas en sortant. Parce qu’ils n’ont pas les mêmes idées, ou parce qu’ils ont eu des histoires, un jour où l’autre. C’est tout cela, la division des Chrétiens. Jésus nous redit : « Comment voulez-vous que le monde croie, qu’il croie à l’amour de Dieu et à la réussite du plan divin, en vous voyant si divisés ! »
Tout est bloqué. Et la division des chrétiens est source de division dans l’humanité entière. Elle empêche qu’on puisse reconnaître l’amour que Dieu porte à tout homme et à tout l’homme. Qu’y pouvons-nous ? Certes, l’unité des chrétiens est un don de Dieu. Mais cela ne veut pas dire qu’il faut se croiser les bras et attendre. L’unité est à construire, par chacun de nous, enfants, jeunes, adultes. Mais, d’abord, il faut bien nous entendre sur ce que n’est pas l’unité voulue par Jésus, et sur ce qu’elle est.
Pour Jésus, l’unité n’est pas une uniformité. Il ne s’agit pas d’être tous « marchant du même pas », ayant la même optique, qui aurait été déterminée, une fois pour toutes, par une majorité. il ne s’agit donc pas de gommer les différences. Nous sommes tous différents par nos origines, notre univers culturel, nos manières de penser, nos sensibilités. Il s’agit donc d’être soi-même. Saint Paul, qui avait beaucoup réfléchi sur cette question de l’unité, parce qu’il avait eu à souffrir, déjà de son temps, une vingtaine d’années après la mort de Jésus, des divisions au sein des communautés qu’il venait de fonder, écrivait : « Regardez le corps humain. Tous les organes ont leur fonction propre. Le pied ne fait pas ce que fait la main. Mais toutes les fonctions sont harmonisées et servent à l’ensemble du corps. Tout cela est guidé par la tête. C’est la même chose dans l’Eglise : le chef, la tête, c’est le Christ ». Encore faut-il être « branché.»
Car l’unité voulue par Jésus, c’est justement cela : que nous soyons tous « branchés ».Je crois profondément qu’il s’agit de « chercher ce qui peut unir, et rejeter ce qui divise ».
Vaste programme !
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Lundi 9 mai 2016
Mireille,
Bonjour tristesse ! C'était il y a quelques jours. Je me suis réveillé ce matin-là avec un vague sentiment de tristesse. Pourquoi ? Je n'en sais rien. Peut-être les séquelles d'un rêve ? Mais comme je ne me souviens presque jamais de mes rêves, j'en suis resté à mon "pourquoi ?" sans réponse. Comme dit le psaume 42 par lequel commençait jadis la messe, avant que le prêtre ne gravisse les marches de l'autel : "Quare tristis incedo ?", "Pourquoi marcher dans la tristesse ?"
Rassurez-vous. "Comme un brouillard qui se déchire et laisse émerger une cime", ce vague sentiment de tristesse ne fait que m'effleurer et disparaît pleinement dès que ma conscience émerge des brumes de la nuit. Je vous l'ai déjà dit : presque chaque matin, je chante (ou je siffle) dès que je suis bien réveillé. Mais enfin, depuis des mois, il y a souvent en moi cette impression de tristesse au réveil. Et mon "pourquoi" est sans réponse.
Pourtant, je vous rassure, je n'ai aucune raison d'être particulièrement triste. Du moins en ce qui me concerne. J'ai, comme chacun d'entre nous, des sentiments de tristesse quand je pense à tel ou tel de mes amis, à telle ou telle de mes connaissances qui sont particulièrement malheureux. En me souvenant particulièrement de mes proches qui sont morts l'année dernière. Triste en pensant à eux, certes. Mais pas pour moi.
Surtout ce matin-là, il y a quelques jours. Chaque matin, après avoir prié, je lis le texte qui est proposé à ma méditation. La plupart des textes qui me sont offerts journellement sont remarquables. Ils ont été écrits par des auteurs divers, depuis les Pères de l'Eglise jusqu'à des écrivains qui sont nos contemporains. Presque chaque jour, j'y trouve ma nourriture. Et justement, ce jour-là, il y avait un texte de saint Hippolyte. Connaissez-vous Hippolyte ? Vous êtes bien excusable si vous n'en avez jamais entendu parler. Il vivait à Rome au début du IIIe siècle, était bon prédicateur, mais très conservateur : il refusa même de reconnaître le nouveau pape, Callixte, qu'il jugeait trop libéral. C'est grâce à lui, cependant, que nous a été transmise la Prière Eucharistique n° II, sans doute la plus ancienne de la liturgie romaine. Hippolyte est mort en déportation, de même que le pape qui avait succédé à Callixte.
Donc, j'ai lu avec avidité, il y a quelques jours, un texte d'Hippolyte. Je vous résume son propos. "Tu connais des épreuves et des tourments pendant ta vie : c'est normal, c'est ta condition humaine. Mais tout ce qui s'attache à la condition divine, Dieu a promis de te le donner parce qu'il t'a fait dieu". Et plusieurs fois revient comme un refrain cette affirmation : "tu as été fait dieu". D'où sa conclusion : "Voilà ce que signifie le "Connais-toi toi-même" : connais le Dieu qui t'a fait. Se connaître soi-même, en effet, pour celui qui est appelé, c'est être connu de celui qui l'appelle. Ne soyez donc plus ennemis de vous-mêmes... car Dieu n'est pas un gueux, lui qui t'a fait dieu à sa gloire."
Comment pourrais-je être triste, après avoir reçu un tel message ?
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Mardi 10 mai 2016
Mireille,
La pauvre jeune femme ! Elle a succombé sous les coups et tous les "jeux" sadiques qu'a employés son mari. C'est ce que m'apprenait il y a quelques jours un simple entrefilet de quelques lignes, en bas d'une page de mon quotidien. C'est ce qu'on appelle un fait divers, dans la rubrique "Société". Elle avait 27 ans.
Un fait divers banal, si j'ose dire. Sans doute déchaînement de passion entre deux amants. Si la victime avait été une célébrité, les médias se seraient déchaînés. Je me souviens du meurtre d'une actrice célèbre, il y a bien longtemps. Au déchainement de la passion qui avait conduit à la mort s'était joint un extraordinaire déchaînement médiatique, invitation au voyeurisme des téléspectateurs. Dès qu'il y a du sang, beaucoup veulent tout savoir et cherchent à se repaître de détails sordides.
Ce drame, dans toute sa violence, permettait particulièrement de mettre un peu au grand jour un fait de société, hélas, trop souvent occulté : la violence conjugale. Une chaîne de télévision avait alors diffusé un long reportage sur les cas de violence aux USA. C'était affreux. A pleurer de honte ! Et j'ai retrouvé les résultats d'une enquête sur les violences envers les femmes en France. Horrible ! Savez-vous que chaque mois, dans notre beau pays, six femmes meurent sous les coups de leurs conjoints. Et contrairement aux idées reçues, la violence conjugale ne se limite pas aux foyers défavorisés. Elle touche tous les milieux sociaux, y compris les plus aisés et les plus cultivés. Quant à l'alcool, s'il constitue un facteur aggravant, il n'apparaît pas comme une cause déterminante.
Le constat est accablant. Il signifie que nous ne sommes pas encore sortis de l'animalité. Pire même, je me demande s'il n'y a pas régression. J'ai eu à intervenir, moi aussi, plusieurs fois au cours de mon ministère, pour essayer de faire cesser certains comportements de violence dans des couples. Ce fut toujours douloureux. Je revois cette pauvre femme au visage tuméfié par les coups, et son mari qui me disait : "Elle a dégringolé dans l'escalier : elle ne fait jamais attention à ce qu'elle fait !" Pas un brin de pitié pour la victime.
Mais notre société ? Manifeste-t-elle suffisamment de compassion envers toutes les victimes, dans ce monde d'âpre compétition où la règle, pour "parvenir" est d'écraser l'autre ? "Ne te laisse pas vaincre par le mal, écrit saint Paul, mais sois vainqueur du mal par le bien."
Il y a du travail !
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Mercredi 11 mai 2016
Mireille,
On parle beaucoup, ces dernières semaines, de Carlos Ghosn. Particulièrement parce que son salaire de grand patron suscite des commentaires bien souvent scandalisés. Son salaire : 15 millions d'euros. Comme patron de Renault, sa rémunération est de 7 millions ; et comme patron de Nissan, il touche 8 millions. Ce qui me parait énorme. Aussi il n'est pas étonnant que l'assemblée générale des actionnaires de Renault ait rejeté dernièrement, à 54,12 % la rémunération de 7 millions d’euros, dont 1,7 million d’euros en numéraire, du PDG du constructeur français. Pour sa défense M. Ghosn a indiqué que ce n’était « pas lui » mais « le conseil d’administration qui fixe la rémunération, elle-même préparée par le comité des rémunérations. C’est lui qui juge non pas sur la base d’un caprice mais il juge si la façon dont le PDG est payé est conforme à ses efforts, à son talent, à la situation (…) Nous avons un processus très clair, transparent », assure-t-il, ajoutant que « le plus important, c’est que Renault aille bien ». C'est un point de vue !
Si je vous parle ce matin de Carlos Ghosn, c'est parce que j'ai retrouvé un livre qu'il a écrit il y a plus de dix ans, un livre que j'avais lu avec grand intérêt lors de sa parution. Un livre qui est tout un programme. Il est intitulé "Citoyen du monde". L'homme lui-même est citoyen du monde par ses origines : français de famille libanaise, né au Brésil. Son grand-père avait quitté le Liban à l'âge de treize ans pour aller travailler au Brésil où il fut un pionnier. Etudes au Liban chez les Jésuites. Polytechnique. Il a commencé sa vie professionnelle chez Michelin par une réussite : redresser la firme au Brésil et aux Etats-Unis. C'est Renault qui l'a envoyé au Japon, après la fermeture de l'usine de Vilvorde, chez Nissan qui était en train de couler. En trois ans, il en a fait une entreprise prospère. Mais ce n'est pas sa réussite professionnelle qui a particulièrement retenu mon attention. Ce sont deux remarques qu'on trouve dans son bouquin. D'abord, il raconte un souvenir de ses années d'études : un jésuite, prof de littérature française, passionné de littérature et respecté de tous, dont il a retenu une remarque : "Quand vous faites compliqué, c'est que vous n'avez rien compris. La simplicité est la base de tout". Ensuite, un de ses "dix commandements". Le voici : "Plus que les diplômes ou l'expertise, c'est la capacité à comprendre et écouter qui compte."
Devenir "une oreille qui écoute" : je vous l'ai déjà dit, ce conseil de la Bible, il faudrait en faire notre principal souci. Savoir écouter, c'est avoir le souci constant de s'ouvrir aux autres, de laisser leurs paroles et leurs comportements nous transformer. Ne le pensez-vous pas ? Nous sommes tellement murés dans nos idées toutes faites, dans nos manies, nos manières de penser, nos jugements sommaires ! Ouverts aux autres, nous pourrions enfin devenir des hommes libres, des hommes libérés. On parle de "largeur de vues", de "largeur d'idées", de "profondeur de pensée" : toutes images qui décrivent la qualité primordiale de celui qui n'a pas d'œillères : l'esprit d'ouverture.
Quand Jésus guérit le sourd-muet en faisant sur lui des gestes bizarres, il ne lui dit pas : "entends", ou "parle". Il lève les yeux, soupire et dit "effata", "ouvre-toi". Car tout homme a sans cesse besoin d'être ainsi "ouvert" par le Christ à la nouveauté de la Vie.
* * * * * *Jeudi 12 mai 2016
Mireille,
J'ai retrouvé récemment dans mes archives la traduction d'un petit manuel que l'armée américaine avait distribué à ses troupes en 1944, à la veille du débarquement en Normandie. Ce petit livret était destiné à "aider à comprendre un allié, le Français". Il est réjouissant d'y lire, par exemple : "Si le Français a une "petite" vie tranquille et sûre, il est content. Il ne rêve pas de devenir millionnaire (!), mais de se retirer avec un "petit" pactole pour avoir une "petite" maison et un "petit" jardin et lire son journal." Pas mal observé, n'est-ce pas ? Il ne manque que la "petite" amie !
Il est vrai que tout devait paraître "petit" chez nous, pour le brave soldat américain qui débarquait en France, venant d'un pays aux vastes plaines, aux immenses mégalopoles, aux impressionnants buildings, d'un pays où tout est grand, fort et large... même, aujourd'hui, les dizaines de millions d'hommes et de femmes, enfants, jeunes et adultes, gagnés par l'obésité.
C'était en 1944. Aujourd'hui, l'auteur américain écrirait-il autre chose ? Je sais : un observateur lucide de la société française écrivait, il y a quelques années, un livre intitulé "Toujours plus". Mais l'objectif reste le même : le rêve français ne serait-il pas une bonne retraite, le plus tôt possible, avec le plus de revenus possible ? Mais la "petite" vie tranquille dans une "petite" maison et un "petit" jardin ? Pour cela, on ménagera sa santé et on surveillera anxieusement son poids. On est loin de l'obésité qui gagne du terrain outre-Atlantique et devient, au pays du gigantisme, un fléau national. Il paraît qu'ils (et elles) sont des millions de personnes à souffrir de surpoids considérables.
Alors, astucieuse en diable, l'initiative prise à Cancun, au Mexique, d'ouvrir, pour cette clientèle "fortes tailles", un hôtel cinq étoiles où tout a été pensé et réalisé afin qu'ils s'y sentent à l'aise. Par exemple, les lits ont 2 mètres de côté, les portes d'accès ont été élargies de 40 centimètres, les sièges (sans accoudoirs) sont à la taille des postérieurs les plus imposants. Un seul étage, pas d'escaliers. L'établissement n'est pas fait pour maigrir : 5 restaurants dont deux gastronomiques. Et même le personnel recruté doit être "enveloppé", comme disait Obélix, pour que les clients ne se sentent pas gênés.
Eh bien, comme dit le proverbe français, "mieux vaut un petit chez-soi qu'un grand chez les autres " !
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Vendredi 13 mai 2016
Mireille,
Maria est d'origine portugaise. Je la connais depuis plus de quarante ans. Elle et Carlos, son mari, sont arrivés en France, alors qu'ils étaient jeunes mariés. A l'époque, il n'y avait pas de travail dans leur pauvre région du Portugal, et l'industrie automobile recrutait un peu partout en Europe. Ils venaient chez nous avec l'intention de gagner leur vie, avant de retourner un jour dans leur village natal. Mais je crois qu'ils sont tellement attachés à notre région qu'ils risquent d'y finir leurs jours. Ils ont une maison dans leur village natal, mais ils ont également construit en France, si bien que, pour eux, leur maison du Portugal n'est qu'un résidence secondaire.
Maria est une femme intelligente. J'avais été particulièrement surpris, dès notre première rencontre, de la qualité de son parler français, alors qu'il n'y avait que quelques mois qu'elle vivait en France. Un langage recherché, sans aucun accent, et cela bien qu'elle n'ait jamais suivi de cours particulier. Elle travaille comme aide-soignante dans un service de convalescents, où la plupart des lits sont occupés par des personnes âgées.
Je l'ai rencontrée récemment et elle m'a raconté son travail, avec ses contraintes et ses petits bonheurs. Et voilà que soudain elle m'a annoncé : "La semaine dernière, pendant trois jours, on n'a pas refait les lits des malades." J'ai sursauté. Et elle m'a expliqué. La mauvaise ambiance qui règne dans le personnel, cet état d'esprit qui veut que moins on en fait mieux ça va, que chacun cherche à se défausser sur les autres des tâches les plus pénibles ; la méfiance, les jalousies, et la critique systématique de celles qui veulent "en faire trop". La semaine dernière, comme la "patronne" était en congés, cette négligence systématique a atteint son paroxysme... pendant trois jours, on n'a pas refait les lits des malades ! Maria en était très malheureuse.
Carlos, son mari, a tiré les conclusions de cette situation. Par une généralisation peut-être hâtive, mais qui m'a fait réfléchir. Lui, travailleur, habitué depuis sa petite enfance à travailler dur, lui qui est également un habile menuisier, il m'a dit : "C'est comme si, en France, le travail était quelque chose de méprisé, surtout le travail manuel. Au fond, je me demande si les jeunes Français ne viennent pas au monde avec l'envie d'arriver le plus tôt possible, et à moindre frais, à l'âge de la retraite !"
Le mot de la fin, ce fut celui de Maria : "Et pourtant, je vous l'assure, m'a-t-elle dit, elles sont tellement attachantes, ces petites vieilles qui ne demandent pas grand chose : seulement un peu de tendresse et de délicatesse. Un peu d'humanité. Ce n'est pas du travail : c'est un petit service, tellement facile à leur rendre !"
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Samedi 14 mai 2016
Mireille,
Etonnante, la réaction de ce jeune homme récemment converti, rencontré récemment chez des amis. Au cours de la conversation qui s'est entamée, il en est venu à critiquer les prêtres de ma génération qui, selon lui, ont eu tendance à dévaluer l'idée de Dieu chez nos contemporains et à n'en faire qu'un bon copain. "Qu'avez-vous fait de la "crainte de Dieu" qui était celle des générations d'autrefois ? m'a-t-il dit !
La crainte de Dieu ! Interpellé comme je le fus, je me suis pris à sourire. M'est revenu en mémoire un débat que j'avais eu, il y a déjà un certain nombre d'années, avec mon ami René, le philosophe de douce mémoire. Ne croyez pas que la théologie de mon ami était une théologie réactionnaire. Loin de là. Mais ce qui l'attristait lui aussi, dans de multiples attitudes contemporaines, c'était la banalisation de l'idée de Dieu. A force de vouloir en faire un "Dieu proche", on en fait un copain, un vieux papa-gâteau, un "Dieu édredon", comme disait un autre de mes amis. Or, reprenait René, il n'y a jamais d'authentique rencontre avec Dieu sans que l'on n'éprouve "crainte et tremblement", selon l'expression de saint Paul dans sa lettre aux Philippiens, expression reprise par le philosophe Kierkegaard comme titre d'un livre important. Dieu est si grand ! Et de citer, naturellement, Moïse, Elie, Isaïe, et combien d'autres, jusqu'aux mystiques de toutes les religions ; et de rappeler les paroles du psaume. "La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse" - le livre des Proverbes parlant, lui, du "commencement de la science."
Quand René commençait ainsi, rien ne l'arrêtait. C'était un bon débatteur. Il en devenait même assez vite passionné. Je lui ai opposé le fait que jamais, dans les Evangiles, on ne trouve l'expression "crainte de Dieu", ni l'idée elle-même, comme si tout l'Evangile était l'annonce d'un "Dieu proche". Ce qui ne veut pas dire, bien sûr qu'on va aborder Dieu comme un vieux copain. Mais enfin, ne le croyez-vous pas, la Bonne Nouvelle n'est-elle pas celle-ci : Dieu s'est approché, au plus intime de la condition humaine ; il aime l'homme au point de se faire homme. Voilà mon "humanisme". Bien sûr, tout cela, René l'admettait bien, mais il redoutait, je crois, une certaine désinvolture de la part de nos contemporains quand ils parlent de Dieu. "Même les chrétiens, même les théologiens", ajoutait-il .
Qu'en pensez-vous ?
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Dimanche 15 mai 2016
Mireille,
Pentecôte : "Viens en nous, Esprit Créateur ; mets ta lumière en nous esprits."
Nous avons deux récits de cette venue de l'Esprit Saint sur les premiers disciples de Jésus. Deux récits, l’un à la fin de l’évangile de Jean (20, 19-23). l’autre au livre des Actes des Apôtres (2, 1-11), Le premier situe cette venue de l’Esprit au soir même de Pâques. Le second raconte de façon imagée la venue de l’Esprit 50 jours après Pâques, Tous les deux se complètent, malgré leur apparente discordance.
Disons, pour faire simple, que la venue de l’Esprit sur l’Eglise naissante est perçue de l’intérieur dans l’évangile de Jean et vue de l’extérieur, dans le récit des Actes. Alors que le « souffle de Dieu », au soir de Pâques, va être source de paix et de joie, chez ces hommes, pour un ministère de réconciliation (« Les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez »), au matin de Pentecôte, il sera l’origine d’une totale ouverture au monde, pour un ministère de « communication. » : plus de portes ni de fenêtres fermées, plus de murs qui enferment et séparent. Ils parlent, et tout le monde les comprend. Réconciliation et communication, faire un monde plus uni, où tout le monde s’entend, voilà les deux missions confiées à la jeune Eglise aux premiers jours de son histoire, comme aujourd’hui encore.
A nous de vérifier, aujourd’hui comme hier, si cette action créatrice de l’Esprit Saint peut s’exercer en toute liberté dans notre Eglise, comme en chacun de nous. A nous de nous demander si nous n’y mettons pas des entraves. Si nous restons enfermés dans nos peurs, comment les portes pourront-elles s’ouvrir sur ce monde. Laissons l’Esprit agir en nous. Certes, il dérange, mais il empêche toute sclérose.
"Viens, Esprit Saint, en nos cœurs... assouplis ce qui est raide, réchauffe ce qui est froid, rends droit ce qui est faussé."
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Lundi 16 mai 2016
Mireille,
Je retrouve encore une fois, sur mon journal quotidien, un "fait-divers" expédié en quelques lignes, relatant un drame significatif de l'état de nos sociétés urbaines. On a découvert dans leur petit logement d'un vaste immeuble les cadavres d'un vieux couple: on ne les avait pas vus depuis plusieurs semaines, mais personne ne s'était inquiété de leur absence. Deux vieux, qui disparaissent sans bruit, comme beaucoup d'autres. Je me demande de quoi les nombreuses morts solitaires sont-elles victimes ?
Peut-être, simplement, d'un manque de "considération", au sens le plus large du terme. A ce mot "considération", mon dictionnaire donne un grand nombre de synonymes. Il parle d'attention, d'estime, de déférence, d'égards, de révérence, de vénération, de crédit, de renommée. Eh bien, je crois que, d'une manière générale, les gens de ma génération souffrent souvent d'un manque de considération. Disant cela, je n'ai pas l'intention de critiquer qui que ce soit, et surtout pas les plus jeunes. Je me contente de relever un certain nombre de faits.
Pour commencer, il me faut souligner un travers qui appartient à toutes les générations : quand on veut apprendre quelque chose sur quelqu'un qu'on ne connaît pas, on commence par demander : "Qu'est-ce qu'il fait ?" On décrit l'autre par son métier, ses activités. Comme si c'était l'essentiel de sa personnalité. Et en conséquence, quand on veut présenter un homme de ma génération, on commence par dire : "c'est un retraité." Avez-vous réfléchi à ce que cela signifie, ce mot "retraité" ? On est retiré du circuit des actifs. Un retrait pur et simple. Nos voisins belges, et beaucoup d'autres, emploient pour nous désigner un mot moins péjoratif : ils parlent de "pensionnés". Bref, un retraité, c'est celui qui n'est pas productif. A la limite un profiteur.
Ne croyez pas que je caricature. Bien sûr, je ne voudrais pas généraliser, et je connais de nombreux "anciens" qui sont plus actifs que bien des jeunes, et qui mettent leur temps libre, leur temps libéré, pour un service efficace. Mais ils sont l'exception. Et surtout, lorsque je regarde lucidement notre société, j'ai l'impression que nous sommes souvent considérés comme quantité négligeable. Des gens du passé. Des gens qui ont "fait leur temps", et le temps d'aujourd'hui est différent. Fossé culturel, fossé social, car on n'a plus les mêmes références, le même système de valeurs. Et surtout, on ne compte plus, puisque - apparemment du moins - on ne sert plus à rien. Je vous assure que je n'exagère pas. Allez dire à un jeune : "crois-en ma vieille expérience" : il vous rira au nez. A moins, évidemment, qu'il vous manifeste encore quelque "considération". Croyez-moi : je l'ai entendue plusieurs fois, cette réflexion, faite sur le mode badin, certes, mais si cruelle : "Après tout, c'étaient des vieux. C'est moins tragique que les morts sur les routes". Eh bien non : toute mort est tragique. Et particulièrement la mort solitaire, faute d'un minimum d'attention, de soins et de "considération".
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Mardi 17 mai 2016
Mireille,
Il était là, dans l'angle formé par un mur et la porte de mon garage, lorsque je suis rentré de ma petite virée quotidienne. Un jeune de vingt ans, fils d'immigrés, visage avenant, un peu gêné de me voir surgir là, alors que manifestement il avait besoin d'éviter les regards indiscrets. Je ne l'avais jamais vu. On s'est dit bonjour et nous avons entamé la conversation. J'ai appris ainsi qu'il travaillait en intérim, mais que, depuis quelques jours, il était en congés. Il s'ennuyait un peu, m'a-t-il dit. Sans autre moyen de locomotion que les transports urbains, il rêvait d'aller passer ses journée de repos à la piscine, ou, mieux, à la vaste base nautique ouverte depuis quelques années dans notre région. Mais, a-t-il ajouté, c'est encore trop tôt, ce matin.
Je le voyais tourner et retourner une cigarette entre ses doigts. Alors, je lui ai demandé s'il fumait. Question idiote, pensez-vous ! Pas si idiote que cela, puisqu'il m'a alors raconté, en toute innocence, qu'il fumait du haschich, "seulement deux cigarettes par jour", a-t-il précisé. Et lorsque j'arrivais, il était en train de se préparer sa cigarette matinale. Très simplement, voyant ma curiosité, il m'a fait la démonstration : comment on enlève le bout filtre, puis comment, après avoir recueilli le tabac, on le mélange dans le creux de sa main avec la drogue. Il a ensuite sorti de sa poche une feuille de papier à cigarette et a roulé sa nouvelle cigarette d'une main experte.
C'est bien volontiers et en toute confiance que ce jeune m'a renseigné : le prix, les moyens de se procurer ce produit, les différentes qualités qu'on trouve sur le marché, les effets escomptés et les effets réels de la drogue. Je ne lui ai pas demandé pourquoi il fumait : c'eût été aussi incongru que de demander à mes relations pourquoi ils boivent un whisky ou pourquoi ils fument un cigare. Des drogues ? Chacun recherche et trouve les siennes. Pour le plaisir ou par besoin. Pour s'évader ou pour oublier. Signe de mal-être ? Disant cela, je ne vais pas excuser ce jeune inconnu. Je sais les risques qu'il court, pour sa propre santé notamment. Mais je sais aussi combien les bons conseils sont inefficaces. En le quittant, je lui ai simplement souhaité une bonne journée. Sans évasions factices.
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Mercredi 18 mai 2016
Mireille,
Etonnant, ce conseil que l'apôtre Paul donnait à son jeune ami Timothée : "Que personne n'ait lieu de te mépriser parce que tu es jeune." Ainsi donc, de son temps, un responsable d'Eglise, pour être respecté, devait être âgé ? Il me semble que la situation s'est inversée, et que, de nos jours, pour être considéré et écouté, il vaut mieux être jeune, ou tout au moins le paraître.
Effectivement, dans l'antiquité, il était normal de respecter les vieillards et de se fier à leur sagesse. On en trouve de multiples exemples dans toute la littérature. Les jeunes n'avaient qu'à obéir et à écouter. "Crois-en ma vieille expérience", c'était le refrain qui marquait la supériorité des adultes et même des vieillards sur les plus jeunes. "La sagesse est le propre des vieillards, l'expérience est le privilège du grand âge", dit le livre de Job. Par conséquent, les jeunes étaient considérés comme des êtres sans expérience et dépourvus de sagesse. Ce jeune Timothée, que Paul a embauché pour la mission et à qui il vient de confier des responsabilités importantes, on a dû le voir arriver dans cette communauté, s'en méfier, se méfier particulièrement de son inexpérience. Les "adultes" ont certainement voulu le "tester" avant de lui faire confiance.
J'ai moi-même ressenti cette méfiance lorsque j'étais jeune prêtre. De la part des "anciens" dans le sacerdoce, pour qui nous apparaissions comme des petits jeunes qui voulaient tout révolutionner ; et de la part des paroissiens - et des paroissiennes - d'un certain âge, pour qui on ne faisait pas très "sérieux". Heureusement, il y a eu aussi, Dieu merci, des prêtres plus âgés, des laïcs plus ouverts, pour nous faire confiance. Mais je crois que depuis, la situation s'est inversée. Il est vrai que les prêtres jeunes, cela se fait de plus en plus rare, et donc, de plus en plus précieux. Mais d'une façon plus générale, notre génération a connu un tel bouleversement des "valeurs" qu'aujourd'hui, on fait davantage appel à l'innovation qu'à la "sagesse des anciens". Il est vrai, que si j'ai besoin d'un renseignement ou d'un service, par exemple pour l'informatique, j'ai recours à des jeunes professionnels, infiniment plus expérimentés que ceux des générations précédentes. Ce simple exemple peut être généralisé. En tout cas, il est certain que si les jeunes ont le vent en poupe, l'expérience des "anciens" parait bien dévalorisée.
Je m'en rends compte, moi aussi, même sur le plan spécifique de la pastorale. Non seulement personne n'a besoin de notre avis, nous qui avons "blanchi sous le harnais" d'une pastorale aujourd'hui "dépassée", mais je constate journellement qu'avec l'évolution des mentalités, "rien n'est jamais acquis", comme disait le poète, et qu'il faut effectuer constamment des remises en question pour de nouvelles remises à jour. Et comme "la jeunesse n'est pas une question d'âge"...
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Jeudi 19 mai 2016
Mireille,
Pondichéry : ce soir-là, la télé m'invitait à un nouveau voyage-découverte (comme je les aime), et c'est bien volontiers que j'ai accepté de me dépayser un peu, moi qui deviens si casanier. Il faut reconnaître que les voyages dans un fauteuil, s'ils n'ont pas le parfum de l'aventure, sont quand même appréciables. Que de fois une émission de télé, un reportage sur une région que je croyais connaître, m'en ont beaucoup plus appris qu'un long séjour dans cette région.
Pondichéry : il y avait de ma part une certaine curiosité. Réminiscences de l'école primaire, d'abord, où les enfants de ma génération apprenaient par cœur les "cinq comptoirs de l'Inde" : Chandernagor, Pondichéry, Yanaon, Karikal et Mahé. Je n'ai pas été déçu de la visite, tant les reportages étaient variés, depuis les pauvres femmes exploitées qui passent leurs journée dans l'eau à chercher des crevettes qu'elles vendent ensuite pour un prix dérisoire, jusqu'aux souvenirs de la présence française, monuments et personnalités autochtones. Car ces cinq "comptoirs de l'Inde" furent français jusqu'en 1954.
Réminiscences : par une simple association d'idées, m'est revenue en mémoire une chanson érotico-poétique de Guy Béart, intitulée Chandernagor. La connaissez-vous ?
"Elle avait elle avait
Un Chandernagor de classe
Elle avait elle avait
Un Chandernagor râblé
Pour moi seul pour moi seul
Elle découvrait ses cachemires
Ses jardins ses beau quartiers
Enfin son Chandernagor
Pas question
Dans ces conditions
D'abandonner les Comptoirs de l'Inde.
... et tout naturellement, je me suis mis à fredonner, ce soir-là, des chansons de Guy Béart : le Bal chez Temporel, le quidam, la vérité ("Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté"), l'eau vive, naturellement. Et le lendemain, évidemment : "Le matin je m'éveille en chantant"
Toute une époque. Un jour, le journal Le Monde avait consacré un long article à "Guy Béart l'intemporel - portrait d'un oublié." Plus lucide, le poète, alors âgé de 73 ans, avait déclaré : "En 57 j'étais une vedette, mais en 63 le twist devant régner sur le siècle, j'étais un has been. A 33 ans, je n'avais plus qu'un renom. Je suis le dernier gisement inexploité" : il était alors quasiment absent des bacs des disquaires. Et pendant ce temps, la musique techno, le reggae, le pop, black metal, rap et combien d'autres triomphent et paradent dans nos cité ! Guy Béart est mort il y a quelques mois. Il avait 85 ans. Qui donc reprendra, pour notre pur bonheur, le gisement inexploité ?
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Vendredi 20 mai 2016
Mireille,
C'est un gosse intelligent, vif d'esprit et bon élève, il sait également être provocateur. Il est en 5e. Ses parents m'ont raconté l'autre jour que la prof' de français ayant demandé à ses élèves de choisir les cinq mots qui leur plaisent le plus, et les cinq qu'ils n'aiment pas, elle s'est attirée cette réponse de leur fils : "Cinq mots que j'aime : vacances, repos, foot, copains, jeux. Cinq mots que je n'aime pas : école, travail, effort, guerre, devoirs."
Sans doute n'a-t-il pas osé ajouter : "profs'". J'aurais aimé avoir la réaction de la pauvre prof'. Mais sans doute est-elle déjà blasée. Dur métier ! Il y a quelques jours, une jeune "professeur des écoles" nous mimait quelques minutes de son travail. Il eût fallu avoir un magnétophone, pour vous rapporter fidèlement son monologue devant les vingt-trois enfants de sa classe. Je transcris, approximativement : "Fermez vos cahiers... fermez vos cahiers... j'ai dit : fermez vos cahiers... Karim, on ferme son cahier...Karim, on ferme son cahier...Myriam reste assise... reste assise...Myriam assieds-toi ... j'ai dit : assieds-toi..." Ainsi de suite pendant plusieurs minutes. Et d'ajouter : je passe autant de temps à obtenir un peu de calme, un minimum de discipline qu'à faire de l'enseignement proprement dit.
Elle est en ZEP, et chaque soir, elle sort de sa classe épuisée, et aphone. Comme je lui demandais s'il n'y avait pas d'autres possibilités, elle nous a expliqué qu'elle ne pouvait compter que sur elle, qu'il y avait bien longtemps que toute la pédagogie apprise avait volé en éclats, et que, même, on ne pouvait pas compter sur les parents. "Ainsi, a-t-elle ajouté, la semaine dernière, j'avais dit à une maman que sa fille était insupportable en classe : le lendemain, la gamine est arrivée avec des "bleus" énormes aux deux bras. Alors, vous comprenez, si les enfants sont battus... !
Je racontais cela à un ami, instituteur depuis peu en retraite. Il ne s'en est pas étonné. Il connaît. Il m'a dit combien c'était beaucoup plus difficile aujourd'hui qu'il y a une trentaine d'années. Même pour eux, vieux routiers de l'école primaire. A plus forte raison pour les jeunes qui débutent dans la "carrière", qu'on expédie trop souvent dans les coins difficiles. Ce qui est une erreur : il faudrait toujours mettre dans les classes difficiles des instituteurs chevronnés. Et il a ajouté simplement : "Personnellement, j'ai toujours eu l'impression que je servais à quelque chose."
Voilà, Mireille. J'ai apporté aujourd'hui ma contribution "citoyenne" au vaste débat qui se poursuit depuis tant d'années jusque dans les plus hautes instances de la République.
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Samedi 21 mai 2016
Mireille,
Le proverbe dit qu"il vaut mieux faire envie que pitié." Eh bien, je m'inscris en faux contre ce proverbe. Je ne sais pas s'il est absolument nécessaire de faire pitié, mais je sais d'expérience qu'il est dommageable de susciter l'envie chez les autres. C'est, en effet, les rendre malheureux, même si c'est involontaire de notre part.
Et même, le mieux est encore de ne jamais parler de soi. Si c'est pour se plaindre, vous ennuyez ceux qui vous écoutent, et ils vont bien vite se lasser, à force de vous entendre gémir. Et si vous racontez quelques-uns de vos petits bonheurs (ou de vos succès) vous suscitez inévitablement l'envie chez votre interlocuteur. A moins qu'il ne soit vraiment un saint et qu'il sache se réjouir de ce qui vous réjouit personnellement. Mais une telle sainteté est rare, à ma connaissance.
Ne croyez pas que je suis pessimiste, disant cela, et que je doute de la bonté humaine. Mais tant de fois, il m'est arrivé de susciter chez les autres l'envie et la jalousie, plus ou moins dissimulées, que j'en suis venu, après m'en être étonné, à m'en désoler et à finir par me taire. N'avez-vous pas fait la même expérience ? Naïvement, vous racontiez telle ou telle expérience qu'il vous avait été donné de faire et où vous aviez trouvé du plaisir, et vous sentiez immédiatement chez votre auditeur comme une certaine réticence, même s'il ne l'exprimait pas en paroles. Comme si ce bonheur qui vous arrivait le rendait lui-même malheureux. Que de fois, également, j'ai remarqué que mon auditeur en venait à rapporter à lui, comme pour comparer, ce qui n'était que de votre propre expérience. "Pleurer avec ceux qui pleurent, se réjouir avec ceux qui sont dans la joie", c'est un utile conseil de l'Apôtre. Mais un conseil qui, souvent hélas, reste lettre morte. Si bien que souvent j'ai rabâché comme un slogan : "Le malheur de l'homme, c'est de se comparer. Ou bien il se compare en mieux et c'est l'orgueil. Ou bien il se compare en moins bien, et c'est l'envie. Deux péchés capitaux."
Saint Jacques nous le rapporte avec force : "La jalousie et les rivalités mènent à toutes sortes d'actions malfaisantes...D'où viennent les conflits entre vous ? Vous êtes jaloux et vous ne pouvez pas réussir... "
Le malheur de l'homme, c'est de se comparer !
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Dimanche 22 mai 2016
Mireille,
C'était en 1952, je crois. J'avais rencontré, devant l'église du Sacré Cœur d'Audincourt, le Père Couturier, ce dominicain qui a tant fait pour l'art sacré en France. Et naïvement, je lui avais dit : "Puisque j'ai la chance de vous rencontrer, voulez-vous m'expliquer la belle mosaïque de Bazaine qui orne la façade de cette église ?" Le Père Couturier m'a dévisagé un instant, puis il m'a répondu : "Mon jeune ami, il n'y a rien à expliquer. Vous n'avez qu'à regarder, contempler, admirer."
Et c'est vrai qu'il faudrait être prétentieux pour dire avec des phrases ce qu'un artiste a exprimé avec toute son âme et toute sa sensibilité, ce qui, souvent, dépasse les mots. Il en est ainsi de toute œuvre d'art, peinture, sculpture ou musique. Il en est de même de ce chef d'œuvre de la création qu'est toute personne humaine. Comment décrire, sans trahir, la personne que vous aimez ? Vous sentez bien, immédiatement, que les paroles sont vaines.
Et voilà qu'aujourd'hui, en cette fête de la Trinité, l'Eglise nous invite à entrer dans le mystère de la divinité. Si c'est impossible de dire une personne humaine dans sa vérité la plus intime, à plus forte raison il est impossible de dire l'intimité de Dieu. Et pourtant, les théologiens s'y sont hasardés. Pourquoi ? Parce qu'au départ, il y avait une expérience, celle des disciples de Jésus. Ce Jésus qu'ils avaient fréquenté, aimé, suivi, ce Jésus qui est mort sur une croix, ils le revoient vivant. C'est pourquoi ils diront que "Jésus est Seigneur", qu'il est Dieu. Puis, ils font une autre expérience : l'Esprit que Jésus leur avait promis les anime et les pousse à constituer le nouveau Peuple de Dieu. Alors, les souvenirs de l'Ancien Testament remontent à leur esprit, ils évoquent la Sagesse divine, qui présidait à la création du monde ; ils évoquent la Parole de Dieu, le Souffle de Dieu qui planait sur les eaux primordiales. Ils parleront alors du Père, du Fils et du Saint Esprit.
Des mots qui sont des balbutiements. Des mots humains, qui disent un peu de la réalité, mais si peu ! Qu'en est-il, en réalité ? Un jour, à la télévision, j'ai entendu un rabbin qui disait qu'il ne voyait pas Dieu comme une solitude hautaine, mais comme un échange, une communication. On ne saurait mieux dire. On peut ainsi comprendre que Dieu est vie, création, amour. Les mots de notre expérience humaine disent un peu de la réalité divine. Ce Dieu qui s'est révélé, dès l'aube de l'histoire humaine, je découvre dans la Bible qu'il n'est que relations, échange, communication.
Voilà qui éclaire considérablement l'être humain, qui est image et ressemblance de l'Unique. Nous ne pouvons exister qu'en étant l'image de ce Dieu-là. C'est-à-dire que nous ne pouvons être nous-mêmes tout seuls. Nous sommes, nous nous créons seulement dans la mesure où nous nous relions, où nous communiquons ce que nous sommes. La Trinité s'inscrit dans nos manières de vivre, plus encore, dans notre être même. Nous sommes nés de la relation de deux personnes différentes et nous n'existons que par les apports des autres. Nous ne vivons qu'en passant à d'autres ce que nous sommes. Si nous ne sommes pas amour, nous ne sommes pas. "Sans amour on n'est rien du tout". Le seul commandement, c'est le commandement de la charité, qui est la forme la plus achevée de la relation . Nous ne pouvons exister qu'en étant reliés.
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Lundi 23 mai 2016
Mireille,
C'était il y a quelques années. Une jeune étudiante m'avait écrit pour me demander la permission d'utiliser une photo de foule que j'avais publiée sur ce site. J'avais été surpris de sa demande, étant donné que je n'avais pas pris moi-même autant de précautions pour la publier après l'avoir trouvée sur un moteur de recherche. Evidemment, c'est elle qui avait raison, au regard du droit. mais j'ai toujours considéré personnellement Internet comme le lieu de la communication gratuite. N'est-ce pas la plus merveilleuse trouvaille de notre époque que cette immense "Toile" qui permet la communication quasi-instantanée entre personnes et entre groupes, sur toute la surface du globe. Je me réjouissait, par exemple, d'un message que m'adressait un missionnaire au Japon. Il me disait : " Je suis un de vos fidèles lecteurs du Japon depuis un an et demi je crois. Je suis toujours au travail malgré mes 77 ans, et dans une grande paroisse. Merci pour vos articles si vivants...j'en ai traduit plusieurs pour mon journal paroissial sans vous demander la permission.....les droits d'auteurs sont bafoués !! Je l'ai rassuré, naturellement, et l'ai invité à traduire, en toute liberté.
Je ne veux pas encourager les pirates. Je comprends très bien que l'industrie du disque, de la vidéo, du cinéma se défende de tous ceux qui, grâce à de merveilleux petits graveurs, copient à tour de bras musiques, films et chansons. Quand c'est à usage personnel, passe encore, mais quand, à son tour, on en fait commerce, souvent sur une grande échelle, je reconnais qu'il y a vol. Je crois également qu'il est normal que des artistes soient rétribués : tout travail mérite salaire, d'accord. Mais...
Dans mon esprit, dans mes intentions, pour mon "travail", il n'y a pas de droits d'auteurs. Et je regrette que progressivement Internet soit envahi par le commerce, les affaires, l'argent. Que des commerçants y fassent des affaires florissantes, soit ! Mais que de trop nombreux sites, qui n'ont pour but que d'informer (ou de former, d'éduquer), soient des sites payants, je m'en désole. Particulièrement quand il s'agit de sites chrétiens. "Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement", dit l'Ecriture. Et à la dernière page de la Bible, cette invitation : "Que celui qui a soif vienne. Que celui qui veut de l'eau de la vie la reçoive gratuitement."
Servez-vous !
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Mardi 24 mai 2016
Mireille,
C'était il y a une quinzaine d'années. Au cours d'une réunion, on en était venus à parler de la catéchèse. Tous les participants se désolaient du petit nombre d'enfants catéchisés ; un responsable de la préparation au baptême avait fait des statistiques : la plupart des familles qu'il avait accompagnées il y a sept ou huit ans, à l'occasion d'un baptême, n'avaient pas fait inscrire l'enfant, alors qu'elles s'y étaient toutes engagées. Et même des rappels adressés à ces familles avaient été inutiles. Et chacun de déplorer cette démission familiale.
C'est alors que l'une des participantes à cette réunion nous a rapporté la réflexion d'une maman qu'elle venait de rencontrer. "Mon gosse ne veut plus aller au caté, lui a-t-elle dit, parce que tous ses copains se moquent de lui. Personne, dans sa classe, ne va au caté. Ils se montent le coup entre eux, se disent qu'au caté on s'ennuie, que ça ne sert à rien. Comment faire pour le convaincre de continuer ?" On accusait les parents, mais une telle réflexion nous fait pressentir un malaise plus grave : la dévaluation du fait religieux dans l'esprit des enfants eux-mêmes.
Comment s'en étonner, lorsque tant de médias tournent notre foi en dérision ? Tant d'émissions de télé, tant de soi-disant "comiques", tant d'affiches, tant de films, tant de caricatures, où l'on se moque ouvertement, méchamment, aussi bien du contenu de notre foi chrétienne que des personnes qui vivent cette foi ! Ce qui m'étonne personnellement, c'est qu'on ne remarque le phénomène et ses répercussions dans l'esprit des enfants que depuis si peu de temps ! Je pense à ces parents qui, il y a une trentaine d'années, cherchaient à persuader leur garçon de huit ans d'aller au caté. Il leur avait demandé : "D'abord, à quoi ça sert ?" Réponse des parents : "Tu pourras faire ta Communion, et ce jour-là, tout le monde te fera de beaux cadeaux ." Argument imparable, qui n'a même pas suffi à convaincre le petit garçon.
Mais pourquoi se désoler ? Bien au contraire, de tels faits de société doivent nous pousser à présenter notre foi chrétienne sous un jour plus positif. Il y a quelques dizaines d'années, douze diocèses de l'Ouest avaient choisi l'humour pour promouvoir le catéchisme, en distribuant dans les boîtes aux lettres 80 000 cartes portant le slogan "Faites la pause caté ! Le catéchisme donne du goût à la vie". Sur le visuel, deux tasses de café fumant et un sachet de sucre, sur lequel est écrit "Caté+". Une affiche, publiée il y a quelques années, disait : "Le caté, c'est chouette !" C'est bien, c'est sans doute nécessaire, mais pas suffisant. D'une manière plus large, c'est l'ensemble du peuple chrétien qui est concerné. Il s'agit de travailler à ce que cela devienne contagieux, la manière de vivre des chrétiens. A commencer par une joie de vivre et une confiance en l'avenir qui manquent tellement à notre monde.
Qui a dit qu"un saint triste, c'est un triste saint" ?
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Mercredi 25 mai 2016
Mireille,
Déclin ou renaissance ? Je lis attentivement un certain nombre d'éditoriaux de journaux et de magazines, je m'intéresse à la réflexion des philosophes, des sociologues et autres "intellectuels" contemporains. J'ai envie de me faire une idée précise du monde dans lequel je vis, de ses évolutions, des phénomènes de société dont je suis témoin, sans avoir toujours les moyens pour les apprécier ni les clés pour les lire. Que vivons-nous ? Et où allons-nous ?
Beaucoup sont très pessimistes et font des constats alarmants : notre pays est en pleine récession, non seulement économique, mais dans tous les domaines ; on est en pleine crise de civilisation. D'autres se font plus réconfortants : nous ne faisons que traverser une mauvaise passe, comme il y en a déjà eu de très nombreuses, avec alternance de périodes fastes et d'époques plus sombres ; mais globalement, il y a toujours progrès. Qui a raison ?
Personnellement, je me garderai bien de trancher. Je n'ai pas les éléments nécessaires pour faire le moindre diagnostic. Simplement, pour la période (relativement) courte de mon existence, je peux faire quelques constatations, sans en tirer de conséquences pour le long terme. Ce qui me frappe le plus, c'est ce brutal passage, à partir des années 70, de la croyance dans le progrès à l'envahissement des peurs. Je m'explique. J'ai été élevé - je le répète souvent - dans le mythe du progrès constant de l'humanité. Héritage, sans doute, de l'école primaire qui répercutait l'idéologie des "lumières". Je pensais sincèrement que les progrès scientifiques, techniques, ou tout simplement humains permettaient aux hommes (d'abord dans nos sociétés développées, mais également dans les pays "en voie de développement") de vivre mieux. Il y avait l'électricité, l'avion, les progrès de la médecine, l'éradication de certaines maladies, et combien d'autres progrès techniques que je constatais. Certes, il y avait eu des guerres, le goulag et la Shoah, les crises économiques, mais tout cela ne pouvait plus se reproduire et on en viendrait à instaurer un monde plus juste et plus fraternel, grâce au progrès. Du moins je le croyais. Nos contemporains le croyaient.
Et voilà qu'à partir des années 70, quand on pense à l'avenir, surgissent d'innombrables peurs. Faut-il les énumérer, les peurs de nos contemporains ? Depuis la peur de la pollution, la peur suscitée par une démographie mondiale galopante (La terre ne pourra pas nourrir tant de monde !), la peur de l'atome..., peur de "l'étrange étranger", peur du sida, peur de donner la vie... peur de la mort (qu'on cache). Et malgré ces peurs, cette conviction du monde de la technique que "tout est possible", à condition d'avoir l'argent nécessaire. Et ces merveilles qui s'épanouissent sous nos yeux et dont nous profitons, à commencer par l'Internet et le cyberespace.
Alors ? Vivons-nous une simple crise de civilisation passagère ou un véritable séisme ? C'est Jean-Claude Guillebaud qui écrit : "Nous ne vivons pas simplement le passage d'un siècle à un autre, mais un changement comparable à la chute de l'empire romain, à la fin du Moyen-Age, à la Renaissance ou au début du siècle des lumières... Des philosophes (...) pensent même que nous vivons un basculement comparable à la révolution néolithique, il y a douze mille ans, quand l'homme est passé de la cueillette à l'agriculture, du nomadisme à la sédentarité."
"E pur, si muove", disait Galilée. "Et pourtant, elle tourne" toujours, la petite planète terre sur laquelle nous vivons. L'important, n'est-ce pas, pour chacun de nous, d'avoir le souci d'y vivre "l'aujourd'hui de Dieu" avec confiance ?
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Jeudi 26 mai 2016
Mireille,
Effarant : Mon journal m'apprend qu'aujourd'hui, il y a 50% des petites filles de 12 ans qui ne savent pas sauter à la corde. Vous vous rendez compte : la moitié des filles qui n'ont (sans doute) jamais sauté à la corde, alors qu'il n'y a pas si longtemps, cela faisait partie du rituel de toute petite fille. Chaque gamine, dès la petite enfance et au moins jusqu'à l'adolescence, jouait à la poupée et sautait à la corde. Que s'est-il donc passé ?
On les voyait, ces petites, à la récréation. Deux volontaires faisaient tourner une longue corde ; une, puis deux, parfois trois filles se préparaient, se lançaient, et c'était à qui sauterait le plus longtemps, à condition que la corde tourne bien régulièrement. On pouvait accélérer ou ralentir le mouvement, au gré des compétitrices. C'était du vrai sport. Nous avons tous admiré, et même envié la grâce, l'élégance, la souplesse de ces jeunes beautés qui parvenaient à multiplier les figures les plus astucieuses, chacune d'elles rivalisant avec ses camarades pour faire le plus grand nombre de sauts. Et quelle petite fille n'a pas possédé sa propre corde, avec ses poignées en bois, pour des entraînements individuels et des sauts acrobatiques?
Sauter à la corde est-il un jeu en train de disparaître ? Va-t-il devenir un sport d'entraînement réservé aux boxeurs ? Je le regretterais pour nos petits enfants. Je ne voudrais pas paraître pessimiste. Autrefois, il y avait des jeux réservés aux garçons et d'autres aux filles. Aux garçons, les billes, le foot, les sports violents ; aux filles, les poupées, la marelle et la corde au sauter. Et puis, un jour, on a vu les filles jouer aux billes. Et cela n'a scandalisé personne ! On a même vu des garçons s'exercer à la corde à sauter, avec plus ou moins de bonheur. Puis les filles ont joué au foot. Avec entrain. Tant mieux. L'essentiel, c'est de jouer. J'allais dire : l'essentiel, c'est de bouger.
Car ce qui m'inquiète, c'est la suite du sondage que je vous citais plus haut. On y apprend qu'actuellement, 25% des enfants de 12 ans courent des risques certains de devenir obèses. C'est commencé ! Le quart des enfants ne se remue plus assez. Pas de sport, pas assez d'exercices physiques, trop de télé (ou d'Internet ?) Les modes d'Outre-Atlantique ne sont-elles pas en train de nous envahir, qui font des citoyens des USA, jeunes et vieux, un peuple d'obèses ?
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Vendredi 27 mai 2016
Mireille,
Il y avait autrefois, dans Sélection du Reader Digest, une série intitulée : "L'homme le plus extraordinaire que j'aie rencontré." Eh bien, il m'est arrivé un jour, il y a bien longtemps, de rencontrer un homme extraordinaire. Et pourtant, je croyais en avoir rencontré des quantités, des hommes remarquables et impressionnants. Mais lui, alors !
Joseph, un ancien paroissien, avait fait en 1999 le pèlerinage de saint Jacques de Compostelle, seul, en un peu plus de deux mois. Pas facile, quand on a 65 ans ! En chemin, il rencontra un archevêque brésilien âgé de 80 ans, et il chemina avec lui jusqu'au but. Ils se lièrent d'amitié, si bien que Joseph et son épouse furent invités au Brésil, et que, l'année suivante, c'est l'archevêque qui est venu leur rendre visite et passer quelques jours chez eux. Joseph tenait à ce que je fasse sa connaissance. C'est pourquoi ils sont venus passer quelques heures chez moi. C'était, je crois, il y a une dizaine d'années
Quelques heures ! Dès les premières minutes de notre rencontre, j'aurais voulu que ce soient quelques jours. Don José-Maria avait alors près de 90 ans. Il était donc "archevêque émérite" : c'est ainsi qu'on désigne les archevêques en retraite. Il avait 38 ans quand il a été ordonné évêque, et 45 ans quand il est devenu archevêque. Et il a exercé tout son ministère d'évêque dans le Nordeste brésilien, la région la plus pauvre de ce pauvre pays. Son diocèse était voisin de celui de Don Helder Camara. Ordonné évêque en 1957, il a vécu entièrement le Concile Vatican II. Et il fallait l'entendre raconter l'ambiance qui régnait alors à Rome, la complicité de tous les évêques brésiliens, l'effervescence et la chaleur dans leurs rencontres quotidiennes, chaque soir, après les séances conciliaires. Il faut l'entendre raconter Medellin, "l'option préférentielle pour les pauvres", le mouvement des sans terre, et comment, répètera-t-il plusieurs fois, "ce sont les pauvres qui m'ont évangélisé". Et de citer des faits émouvants. Quand j'ai évoqué la "théologie de la libération", il répondit : "Mais peut-il y avoir une autre théologie que la théologie de la libération ?" J'ai aimé sa liberté de parole, son extraordinaire largeur de vues, le recul qu'il prend par rapport aux événements aussi bien que par rapport aux institutions. Oh oui, que c'est vrai quand il déclara, avec un grand sourire, que "le Brésil est loin de Rome" ! C'était quelques années avant qu'un autre archevêque sud-américain ne devienne notre pape François.
Lorsqu'il devint "archevêque émérite", Don José-Maria vint s'établir dans la région qui l'a vu naître. Belo Horizonte est une ville de 2 millions d'habitants (3 millions avec sa périphérie). Là, il s'occupait de deux paroisses, il donnait la Confirmation à des centaines de jeunes, et surtout, il consacrait beaucoup de temps aux prêtres qui ont abandonné le ministère, se sont mariés, ainsi qu'aux couples qu'ils ont formés. Savez-vous que dans sa province, ils sont deux cents !
Ah, j'allais oublier. Don José-Maria est descendant d'esclaves africains (l'esclavage n'a été aboli, au Brésil, qu'en 1888). Il m'a expliqué comment les cultes africains importés par ses ancêtres marquent toujours, aujourd'hui encore, l'expression religieuse de nombreux peuples d'Amérique du Sud. Les missionnaires portugais ont essayé de les éradiquer, sans succès. Lui-même, dit-il, en est imprégné. Non seulement il ne condamne pas, mais il ouvre des horizons que j'étais loin de soupçonner. Je pense souvent à Don José-Maria, à son ouverture au monde, à cette force sereine dont il rayonnait, Pour fêter le cinquantenaire de son ordination épiscopale, il prit de nouveau le chemin de Compostelle. C'était en 2007, et il avait 88 ans. Quand je vous dis que j'ai rencontré un homme extraordinaire !
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Samedi 28 mai 2016
Mireille,
Alors que je passais devant lui je l'ai entendu murmurer à mon adresse : "connard". J'y étais habitué : chaque fois que nous nous croisions, il murmurait ainsi le mot "connard". J'y étais habitué, mais chaque fois cela me faisait mal. D'autant plus que je n'ai jamais su quelle pouvait être la raison de cette agressivité qu'il manifestait à mon égard.
Je sais. Je ne devrais pas me formaliser ainsi. Il m'est arrivé si souvent de souffrir de la malveillance d'autrui. Nous vivons dans une société où beaucoup manifestent ainsi leur agressivité. "En pensée, en paroles, par actions ou par omission", (pour reprendre les termes de nos confessions publiques). N'en avez-vous pas été vous-même victime, Mireille ? Vous savez bien que la blessure physique qu'on vous cause se double d'une blessure de l'âme, qu'il est tout autant difficile de guérir. "Les incivilités sont devenues un vrai poison civique", écrit Boris Cyrulnik.
Mais qu'ont-ils donc à être si énervés, ces gens ? Partout, tout le temps, ils s'énervent. Dans les transports publics, à la Poste, dans les grands magasins, chez le médecin et en général partout où il faut "faire la queue". Et je ne parle pas des automobilistes ! Excités, super nerveux, agressifs dès qu'ils ont un volant entre les mains. Il parait qu'au Texas, on se tue pour des places de parking. Dieu merci, nous n'en sommes encore pas là. Mais on ne sait pas ce qui peut arriver ! A la question : "Avez-vous été victimes de comportements agressifs pendant les six derniers mois", 67% des Français répondent "oui". Et à la question "Avez-vous été vous-même agressif pendant la même période", 60% répondent "oui".
Comment faire pour vivre ensemble paisiblement ? S'effacer devant quelqu'un, dire bonjour, céder sa place, adresser un sourire... ces règles sont en train de disparaître dans beaucoup de cultures, où l'on ne connaît plus les règles d'une élémentaire politesse. Etre agressif, cela devient pour certains, je crois, une manière de s'affirmer. C'est l'attitude des faibles.
C'est une question d'éducation. Et j'ai bien peur que beaucoup de parents n'osent plus aujourd'hui fixer des interdits à leurs enfants. Peut-être par crainte de se sentir "vieux jeu". On se moquera peut-être de la maman qui commande : "Dis bonjour à la dame". Résultat : un immense sans gène. La politesse, cela peut paraître "vieillot", mais cela reste un apprentissage nécessaire pour la vie en société.
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Dimanche 29 mai 2016 - La Fête-Dieu
Mireille,
Pain et vin. Voilà une réalité, très simple en apparence, mais à y regarder d'un peu plus près, assez complexe : le pain et le vin sont d'abord "fruits de la terre", donc, simplement, don de la nature ; pour l'homme religieux, don de Dieu. Et pourtant, paradoxalement, pas de pain, pas de vin sans le travail intelligent et compétent de l'homme. Donc, symboles de la nature façonnée, aménagée par l'homme. Pourtant, l'homme est conscient de les recevoir comme un don généreux et gratuit. La vie est reçue comme un don, et l'homme ne saurait se suffire à lui-même, car ils sont aussi signes d'une communauté de vie. A part l'ivrogne qui boit seul, manger et boire sont des rites sociaux. "Viens donc dîner à la maison" : voilà l'expression normale de l'amitié et de la relation vraie. Pain et vin : Jésus ne pouvait pas choisir symbole plus simple, plus expressif, plus plein, pour faire l'Eucharistie.
En général, on exprime le mystère eucharistique en disant que le pain devient corps du Christ. Et si nous inversions la formule en disant que le Ressuscité se fait pain ! Dans l'Incarnation, ce n'est pas un homme qui est devenu Fils de Dieu, c'est le Fils de Dieu qui s'est fait homme. Dans la même ligne, comprenons que le Ressuscité se rend présent à notre monde d'une manière particulière, comme "Pain de la Vie". Un pain qui garde toutes les caractéristiques propres du pain, qui est aussi aliment biologique, mais qui prend une autre signification parce que sa réalité et son sens ont été saisis par le Ressuscité qui en fait son propre corps : il est pain d'une vie tout autre, de ce que Jésus appelle la Vie éternelle. Il exprime désormais que c'est l'humanité glorifiée de Jésus qui est la nourriture de l'homme. Encore une fois, rien n'en apparaît à l'investigation scientifique. Seule, la foi, qui nous fait entrer dans l'univers nouveau, peut "discerner le Corps du Seigneur" dans ce pain et ce vin. L'Eucharistie, c'est le Ressuscité fait pain, présence réelle du Christ au cœur de l'expérience et de l'histoire humaines.
Dans l'Eucharistie, nous célébrons la pâque du Christ : son "passage" de Jésus de Nazareth à Jésus, Christ et Seigneur, à travers une mort, un renoncement à soi-même. Et nous célébrons le don qui nous est fait de cette pâque du Christ. En venant communier, nous croyons que cette pâque peut devenir nôtre, en ce sens qu'elle nous permet de passer de ce que nous sommes actuellement à notre achèvement, à notre réussite d'hommes. Pour cela, il s'agit de vivre nous-mêmes en attitude pascale. Il y a des passages à opérer, chaque jour dans nos existences. A chacun de nous d'y réfléchir maintenant.
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Lundi 30 mai 2016.
Mireille,
Il y a maintenant 13 ans qu'existe, sur notre site murmure, une page intitulée "Les étonnements de Catherine". Régulièrement, Catherine nous adresse un nouveau billet qui, chaque fois, nous fait part de ses dernier "étonnements". Ce qui, chaque fois, ne manque pas d'intérêt et se lit avec grand plaisir. En tête de cette page, un logo : une barque dont le mât est une croix et un mot : "oikoumènè". Un certain nombre de correspondants m'ont souvent demandé ce que signifiait le mot "oikouimènè". Et moi qui croyais que tout le monde le savait !
"Oikoumènè", c'est le mot grec qui désigne l'œcuménisme. On parle d'un concile œcuménique, d'un patriarche œcuménique, du mouvement œcuménique. Que veut dire ce mot ? Le Robert déclare simplement qu'il signifie "universel". Et au mot "œcuménisme", il précise : "mouvement favorable à la réunion de toutes les Eglises chrétiennes en une seule."
Pour en savoir plus, et cédant une fois encore à ma vieille manie de recherches étymologiques, j'ai sorti mon antique "Bailly", ce dictionnaire grec de notre jeunesse studieuse (?), cet antique dictionnaire auquel j'ai fréquemment recours aujourd'hui encore, pour savoir ce qu'il en pensait. Le mot "oikoumènè", explique-t-il, descend du verbe oikéô, qui signifie habiter. Ma maison, c'est "oikia". Et il ajoute : è oikoumènè, c'est la terre habitée (par opposition au désert) ou toute la terre, l'univers.
Vous voyez maintenant la filiation ! Nous qui habitons la même terre, pourquoi nous diviser ? Pourquoi ces particularismes religieux, nous qui sommes "logés à la même enseigne" ? Je regrette que notre Eglise n'ait jamais participé officiellement aux instances œcuméniques les plus notoires. Il est vrai qu'elle est l'Eglise "catholique" ! Le mot, lui aussi, veut dire "universel", comme le mot "œcuménique". Prétention à une universalité englobante, ou à une Eglise "ouverte" sur l'univers dans sa diversité ?
Quoi qu'il en soit, je pense que chacun de nous - et chacune de nos Eglises - peut facilement vivre, là où il vit, un véritable œcuménisme. Ce que j'appelle un "œcuménisme de proximité". Ce que notre pape François prêche à longueur d'années, de façon tellement imagée. A commencer lorsqu'il nous invite à détruire des murs et à bâtir des ponts entre tous les humains.
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Mardi 31 mai 2016.
Mireille,
Vous souvenez-vous de la "nuit blanche" de Rome, qui se transforma en un instant en "nuit noire", il y a quelques années ? Elle avait pourtant bien commencé ! Dans une débauche de lumière, les foules passaient de bars en cinémas, de boîtes de nuit en restaurants, de la villa Médicis au Transtevere en passant par la fontaine de Trevi quand, vers trois heures du matin, elle bascula en pleine nuit noire. On imagine facilement la suite et les conséquences innombrables de la gigantesque panne d'électricité qui plongea toute l'Italie dans le noir. Et de chercher immédiatement le responsable. L'Italie accusa prématurément la France, qui se défaussa sur la Suisse, qui se retourna contre l'Italie. Ni responsables ni coupables ? On trouva enfin le responsable : un arbre. Si j'ai bien compris, un câble électrique surchargé de courant se penche dangereusement vers la forêt, ce qui provoque un formidable arc électrique...et tout saute. Le réseau s'écroule comme château de cartes. Faute technique ou fausses manœuvres ? Le résultat est là.
Au mot "réseau", le Robert donne cette étymologie : "Vient de resel, filet pour prendre certains animaux". Plus tard, un réseau est un tissu à mailles larges. Puis, par extension, on parlera du "réseau électrique, téléphonique, routier, du réseau d'assainissement ou du réseau urbain." Dans tous les cas, il s'agit, comme pour l'acheminement de l'électricité, de lignes conductrices disposées entre deux points, formant des mailles et des nœuds. Aujourd'hui, Internet, le "réseau des réseaux".
Quoiqu'il en soit, que nous soyons des fans de la Toile ou des adversaires résolus de cette invention révolutionnaire, que nous le voulions ou non, nous sommes tous "en réseau". Totalement dépendants les uns des autres. La voilà, la mondialisation. Allons-nous nous en désoler, la dénoncer, la combattre ? Ne jouons pas aux Don Quichotte ! La mondialisation est un fait. Nous y sommes et nous y sommes bien. "La symbolique du réseau est toujours biface : l'enfer du contrôle peut se retourner en son contraire, le paradis de la circulation." (Pierre Musso)
Au fond, et à y bien réfléchir, ce que nous sommes en train de découvrir là, ce n'est qu'une réalité vieille comme le monde : nous sommes tous dépendants les uns des autres. Ce qui se joue actuellement dans l'espace de notre vieille terre, c'est ce qui a toujours joué dans le temps : ce que je suis, ce que je vis, c'est l'héritage de toutes les générations qui nous ont précédés. C'est grâce à elles que nous avons tant de "lumières". Apprenons à les communiquer, gratuitement, à tous ceux qui en ont besoin.
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