LETTRE A MIREILLE

Juin 2016

Mercredi 1er juin 2016

      Mireille,

Je ne suis pas bricoleur. Plus j'avance en âge, plus mes capacités en la matière diminuent. Et les derniers petits travaux d'aménagement ou de réparation entrepris n'ont pas été une réussite ! Que voulez-vous, chacun a ses limites, et il faut savoir vivre avec ses limites. Je reconnais donc que je ne suis pas manuel. Les dernières fois où j'ai manié un pinceau, par exemple, ce fut un désastre.

Je me souviens de la déception et de la discrète désapprobation de mes premiers paroissiens, quand je fus nommé curé dans un petit village : je ne faisais pas le jardin ! C'était, dans le monde rural, comme une tare. Il fallut bien s'accommoder de ce curé qui ne savait pas travailler la terre. J'étais, à leurs yeux, "un bon curé mais..."

Un jour, il y a bien longtemps, je fus même insulté par un travailleur manuel qui m'accusa publiquement d'être un inutile, puisque je ne savais rien faire, sinon parler. J'ai eu du mal à digérer l'insulte. Mais que de fois j'ai ressenti, rarement une attitude de mépris, mais plus fréquemment une certaine condescendance, de la part de travailleurs qui savaient, eux, se servir de leurs mains. Heureusement, j'ai constaté également que plus ces hommes étaient compétents et doués, plus ils me manifestaient leur compréhension et leur amitié.

L'amitié de mes anciens paroissiens, en ce domaine, ne s'est jamais démentie. Un jour, par exemple, l'un est venu crépir le mur qui donne sur la place, un autre a aménagé le débarras où régnait le plus beau désordre (pour ne pas dire plus) : peinture, rayonnages, électricité, tout a été refait pour un rangement intelligent. Un autre de mes amis a entrepris la peinture des volets, des portes et des fenêtres. Ce qui n'avait pas été fait depuis plus de dix ans. Tout était dans un état avancé de dégradation. Cet homme,  qui avait peur de me déranger dans mon "travail", était d'une infinie discrétion. Et, comme toujours dans les vieilles maisons, plus on avance dans son travail, plus on découvre des choses à réparer. Que des hommes consacrent ainsi gratuitement de leur temps, j'admire. Je pourrais envier leurs compétences ; il n'en est rien. Bien au contraire : je suis plein d'admiration. Lorsque nous avons construit notre église de Grand Charmont, j'ai passé les heures les plus riches sur le chantier en compagnie de maçons, de menuisiers, d'électriciens et autres ; j'ai vu combien il fallait d'intelligence pour résoudre, jour après jour, tous les problèmes qui se posaient à eux. Aujourd'hui encore me revient à l'esprit la remarque que répétait sans cesse Claude, l'un de mes paroissiens : "tout problème a une solution. A nous de la trouver."

Tout ce travail manuel que beaucoup font sans se vanter. Avec modestie ! Un jour, j'admirais sincèrement le résultat final, disant à l'un d'eux : "C'est beau", il m'a répondu simplement : "C'est propre".

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Jeudi 2 juin 2016

    Mireille,   

Le calendrier dont je détache chaque matin un feuillet me délivre tous les jours une phrase de la Bible. Avant-hier, c'était la parole fondatrice de Dieu : "Dieu créa l'homme à son image." Et mon feuillet prenait soin de préciser, à propos du mot "homme", qu'il s'agit de la race humaine entière, et pas seulement de l'homme de sexe masculin. Et dans le bréviaire ce matin, le Christ rappelle le projet divin, au premier jour du monde, pour l'opposer à toutes les lois humaines, fussent-elles inscrites dans la Bible : le couple, image de Dieu.

Je relis, en effet, cette première page de la Bible. Après avoir dit son intention, "Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, mâle et femelle il les créa." Et j'en déduis, en toute bonne logique, que, personnellement, je ne suis pas une image de Dieu, pas plus que chacun et chacune de vous. Alors ? Seul le couple humain est image de Dieu. Un homme et une femme, liés par l'amour, voilà une image de Dieu. Et vous ? Et moi ? Nous sommes simplement des enfants de Dieu, ce qui n'est déjà pas si mal !

Quelle image ? Quand on commence à correspondre par courrier électronique, on apprend un peu à se connaître. On se révèle l'un à l'autre. Mais arrive le moment où l'on éprouve le besoin d'autre chose. Alors, souvent, on échange des photos, numériques ou autres. Votre photo me dit beaucoup plus de vous qu'un simple échange épistolaire. Mais la photo elle-même a ses limites. Je préfère vous rencontrer "en chair et en os" plutôt que de contempler votre image. Eh bien, un couple, s'il vit pleinement son amour, peut être une image valable de Dieu, comme sa photo, si l'on veut. Que de fois, rencontrant des couples épanouis, je ne suis dit qu'ils étaient un peu comme un reflet de la beauté de Dieu. Et si tous les couples reflétaient ainsi, dans leur vie quotidienne, la beauté divine, s'ils étaient vraiment images du Dieu Amour, notre monde serait moins vide et moins cruel.

Oui, mais ! Je sais bien toutes les difficultés que rencontrent la plupart des couples pour manifester ainsi un amour qui a, très souvent, des hauts et des bas. Il m'est même arrivé de conseiller à des couples de se séparer, parce que leur vie était un enfer et qu'ils ne reflétaient plus que rancœur, mépris et même, hélas, profonde haine ! Images de Dieu, alors ? Par contre, j'ai également rencontré des couples qui, par leur vie ordinaire et quotidienne, disaient Dieu. Ils avaient connu, bien sûr, eux aussi, des difficultés pour "s'ajuster", comme me disait l'un d'eux, un jour. Mais, par leur volonté de se pardonner, par leur souci constant de s'ouvrir aux autres, ils rayonnaient l'amour. Il faisait bon les fréquenter.

"J'ai tout appris de toi sur les choses humaines", chante le poète.. Il pourrait ajouter : "...et divines."

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    Vendredi 3 juin 2016

    Mireille, 

Cela fait aujourd'hui un an que Françoise, ma plus jeune sœur, est morte.  Tous les membres de ma famille, à commencer par ses enfants et ses petits enfants, font aujourd'hui mémoire. Mémoire de sa vie et de nombreux épisodes de notre vie familiale commune ; mémoire aussi de sa maladie, des mois d'hospitalisation, du lent dépérissement, des dernières semaines en soins palliatifs... et des derniers jours où l'on se demandait si cela allait encore durer longtemps. Un jour, un vieil ami, rencontré par hasard et qui me demandait des nouvelles de notre malade, m'a demandé s'il ne vaudrait pas mieux en terminer par une euthanasie !

Bien sûr, tout en moi s'est révolté à la pensée qu'on puisse donner la mort à un malade, surtout lorsqu'il s'agit d'un être qui nous est cher. Mais nombreux sont ceux qui, de nos jours, émettent cette solution. Souvent, des personnes rencontrées ces derniers temps m'ont demandé ce que j'en pensais. Depuis bien longtemps je réfléchis à la question. Et tout d'abord, je me dis que je n'ai pas les éléments nécessaires pour me faire une opinion valable, malgré les articles et les livres que j'ai lus sur l'euthanasie, l'acharnement thérapeutique, les soins palliatifs. D'abord, je n'aime pas le mot "euthanasie", qui est composé de deux mots grecs et qui signifie littéralement "belle mort". Pour moi, la mort n'est jamais belle. C'est une saleté, c'est le mal le plus inéluctable. D'autre part, je n'aimerais pas qu'on me donne la mort. Mais là, c'est mon problème personnel, et donc ma réaction instinctive. Qui serai-je à l'instant suprême ? Je ne sais.

Il faut aller plus loin dans notre réflexion et commencer par faire une distinction entre l'euthanasie et les situations habituelles que connaissent tous les réanimateurs : faut-il arrêter ou limiter les soins ? Les moralistes catholiques sont tous d'accord pour prohiber l'acharnement thérapeutique. Plusieurs cas sont donc envisageables. Je comprends très bien qu'on ne prolonge pas inutilement l'agonie . Je comprendrais également très bien qu'on ne s'acharne pas, même si le malade peut être réanimé, mais pour végéter ensuite comme une légume. Evidemment, si le malade est conscient et refuse lui-même, à plusieurs reprises, tout traitement qui le maintiendrait en vie artificiellement, cela devient plus délicat. Ceux qui pratiquent l'accompagnement et les soins palliatifs pensent que "s'il y a une absence totale d'espoir, une souffrance réfractaire, si tous les efforts d'accompagnement psychologique ont été épuisés sans succès, il faut entendre la demande du patient." Mais dans tous ces cas, il ne s'agit pas d'euthanasie. Comme je plains et j'admire toutes celles et ceux, infirmières, médecins, soignants et bénévoles, qui se trouvent face à de telles situations et sont obligés de faire des choix toujours difficiles, eux, en conscience.

Pour moi, heureusement, demeure intacte ma foi en Celui qui me rappelle chaque jour sa promesse : "Celui qui croit en moi, même s'il passe par la mort, il vivra." Nous pleurons une absente, mais nous sommes encore en communion avec une vivante. Je crois en la communion des saints. Je crois en la vie éternelle.

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Samedi 4 juin 2016

    Mireille,

Je pensais justement à elle, il y a quelques jours, alors que j'étais en train de préparer mon thé, comme chaque jour, au petit déjeuner. Je me disais que ma réserve était presque épuisée et que je devais aller la renouveler, sans perdre de temps, au petit magasin de la ville voisine : on y trouve une extraordinaire variété de thés aussi bien que de cafés, et la vendeuse est de bon conseil. Je pensais justement à celle qui officiait il y a une dizaine d'années : elle est maintenant en retraite, n'habite pas loin de chez moi, et comme il y avait bien longtemps que je ne l'avais pas rencontrée, tout en versant l'eau dans la théière, je me demandais ce qu'elle devenait. L'invasion des grandes surfaces, où la plupart du temps les caissières n'ont pas le temps de faire la conversation au client, est en train de tuer ces générations de vendeuses de petits magasins, qui prenaient le temps de parler aux gens. On se connaissait, un peu ou beaucoup, et au fil des années, on se demandait des nouvelles. Des nouvelles des enfants, ou du chat, ou de la santé des arbres fruitiers et de la récolte de pommes.

Je pensais donc à cela, l'autre jour , et voilà que l'après-midi, alors que je faisais ma petite promenade digestive, je l'ai rencontrée. Elle marchait d'un pas alerte : elle allait entreprendre une marche sérieuse dans la forêt voisine et, me dit-elle, ressentait impérieusement la nécessité de faire de grandes marches. Ce dont je l'ai félicitée, ajoutant que, pour moi, c'est devenu plus difficile avec l'âge. Suivirent de hautes considérations sur les inconvénients du grand âge (la dame n'a qu'une soixantaine d'années). Je l'ai rassurée, mais elle persistait, citant même de Gaulle ("La vieillesse, ce naufrage"). J'ai alors cru bon de lui répondre que même les grands hommes peuvent dire des âneries.

Il fallait que je rentre, sinon, j'aurais continué volontiers la conversation. Je l'ai donc quittée en lui souhaitant bonne marche. En rentrant à la maison, je continuais ma conversation intérieure. Savoir accepter ses limites, c'est le propre de la sagesse. Connaître ses limites, c'est être adulte. Quand j'étais jeune, je ne connaissais pas mes limites. Et cela m'a joué parfois de sales tours. Avec la maturité, j'ai appris à mieux me connaître et à évaluer plus justement mes possibles. Ce qui me permet de ne pas me montrer trop ridicule à mes propres yeux. Ce qui me permet également de rester serein devant la lente progression des handicaps liés au grand âge. Et aussi de remercier le Ciel de tout ce dont je suis encore capable d'entreprendre aujourd'hui, sans trop d'illusions, mais avec tant de plaisir.

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Dimanche 5 juin 2016

Mireille,

Pour entrer dans l’intelligence de la bonne  nouvelle que Jésus nous adresse aujourd'hui,  il faut essayer de nous mettre à la place de cette veuve qui vient de perdre son fils. La condition des veuves, à l’époque, était une condition de misère. C’était ce qu’il y avait de pire. La Bible, d’ailleurs, recommande souvent de s’occuper de la veuve et de l’orphelin, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus pauvre. Il n’y avait pas de protection sociale, bien sûr. La veuve n’avait souvent rien pour vivre. Jusque là, la veuve de Naïm avait une chance : son fils. Economiquement parlant, c’était important : elle avait de quoi vivre. Et sur le plan affectif, elle n’était pas seule : son fils était pour elle comme une présence continuée de son mari, comme le témoin d’un grand amour. Et son fils meurt ! Mettez-vous à la place de cette femme. Elle est maintenant dans la détresse la plus extrême. Son horizon est totalement bouché. il n’y a plus aucun avenir pour elle. C’est comme si elle était morte, elle aussi.

 

Or Jésus - Dieu - s’arrête. Il ne passe pas à côté de cette détresse. Il est « saisi de pitié ». Dieu, c’est celui qui est saisi de pitié face à la détresse humaine. L’expression française « saisi de pitié » est faible pour traduire le mot original, qui évoque le sein maternel, l’amour maternel. Dieu éprouve des sentiments de tendresse maternelle et de compassion pour ceux qui sont dans la détresse. Le croyons-nous ? Jésus arrive donc dans ce village de Naïm. Avez-vous remarqué que l’évangile nous présente deux groupes, deux foules, qui se rencontrent à la porte de la ville. La foule qui suit Jésus, joyeuse, nombreuse, se dirige vers la ville, c’est-à-dire vers le lieu de la vie. L’autre, au contraire, sort de la ville et va vers le lieu de la mort. Jésus les arrête à la porte de la ville, au lieu de la rencontre. Que veut-il nous dire ? Que veut-il dire à ces gens ?

 

A la foule joyeuse qui va vers la vie, il dit : « Vous n’avez pas le droit de passer à côté de la souffrance, de la détresse, de la misère humaine, sans vous arrêter. Moi, Dieu, je m’arrête. Mes disciples, eux aussi, doivent s’arrêter. Mais en même temps qu’il oblige la foule de ses disciples à s’arrêter, il arrête l’autre foule, également considérable, qui accompagne le mort vers le cimetière, vers le lieu de la mort. Il barre le chemin à la mort. « Je suis ici pour que les gens aient la vie ». Après avoir dit à la veuve : « Ne pleure plus », il dit au jeune homme : « Lève-toi ». Ce mot « lever » est l’un de ceux qu’emploieront les témoins de la résurrection de Jésus pour dire cet événement inouï. Comme Jésus, le mort est relevé. Il s’assied et il parle. Dieu est celui qui, non seulement compatit à toute souffrance humaine, mais encore veut nous en libérer.

 

Or, dans la mentalité qui est encore très souvent, hélas, la nôtre : Dieu est à l’origine du mal, du malheur, de la souffrance, de la mort. Combien d’entre nous, pour ne pas dire tous, n’ont-ils pas pensé, un jour ou l’autre : « C’est le Bon Dieu qui m’a puni ! Qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu pour qu’il m’arrive telle chose ? », ou encore : « C’est la volonté de Dieu ».  Dans le récit de la résurrection du jeune homme de Naïm, il n’y a pas cela. Avec Jésus, nous sommes au temps de l’accomplissement : il y a simplement, clairement présentée, une évidence : Dieu est pour la vie, contre la mort. Mais nous, où en sommes-nous ? Croyons-nous vraiment en un Dieu vivant, ou en un Dieu qui punit et qui fait mourir ? Je pense que tous, qui que nous soyons, avons à faire un long cheminement pour passer du temps du soupçon, du temps de la peur, au temps de la confiance, au temps de la foi. En tout cas, c’est une question qu’il faut nous poser.

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Lundi 6 juin 2016

Mireille,

Il était venu me rendre visite, comme cela, gratuitement, sans dessein précis. Simplement pour causer. Et nous avions bavardé de tout, de sa jeunesse, de ses anciens camarades, de sa vie professionnelle, de sa famille, de ses responsabilités dans sa paroisse. Une conversation agréable, à bâtons rompus. Lorsqu'il m'a quitté, je me suis dit que cet homme, que je ne connais que depuis peu de temps, avait dû avoir une vie bien remplie et surtout une vie réussie. Tout dans son allure comme dans ses réflexions reflétait cette sérénité, cette totale absence d'acrimonie qui fait tant plaisir à voir, dans le monde dur qui est le nôtre.

Et voilà que la semaine dernière, je rencontre une de mes plus vieilles connaissances (depuis 1936, cela fait un bail !). Et comme je savais qu'il avait travaillé avec Louis, mon visiteur de la semaine dernière, je lui raconte cette rencontre, ajoutant que cet homme m'avait frappé par son calme et son égalité d'humeur. Quelle surprise lorsqu'il me dit : "Et pourtant, ils lui en ont fait baver, dans notre entreprise" !

Et de m'apprendre que, dans cette entreprise d'envergure internationale, Louis était technico-commercial. Pendant des années, il avait été très bien considéré. Puis, son rendement ayant baissé par suite de la conjoncture, il a été soumis à une pression de plus en plus forte jusqu'au jour où son patron lui a dit : "Vous avez le choix, ou aller travailler à D... (à 900 km de notre région) ou démissionner." Eh bien, Louis l'a fait : pendant trois ans, il est allé chaque semaine travailler loin de chez lui, ne revenant en famille que pour les week-ends et les congés, et cela sans jamais récriminer. Toute la boîte, a-t-il ajouté, était outrée du traitement qu'on lui infligeait.

Apre compétition, lutte sans merci, entre les nations, les entreprises : c'est la dure loi de l'économie. On le constate, on l'analyse, ce système. On tient des conférences internationales pour lui fixer des règles. Il ne faudrait pas oublier les victimes. On les côtoie chaque jour, peut-être, sans s'en douter.

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Mardi 7 juin 2016

Mireille,

C'était il y a une quinzaine d'années. Je déjeunais avec une ancienne paroissienne lorsqu'elle m'a déclaré à brûle-pourpoint :  "Savez-vous que j'ai repris mes études ?" J'ai manifesté ma surprise, sachant qu'elle exerce avec compétence son métier de comptable dans un important cabinet de la région. A ma demande, elle a donc précisé : "J'entreprends des études de cartomancie." Je m'attendais à tout, sauf à cela. Elle m'a donc expliqué que depuis des mois elle consultait par téléphone des cartomanciennes, que cela lui coûtait cher, et que le cours qu'elle commençait de suivre, pour une durée de six mois, à raison de deux leçons par semaine, chez une spécialiste de la région, lui reviendrait infiniment moins cher que ce qu'elle avait dépensé jusqu'ici en consultations téléphoniques. Les motifs financiers n'étant, à mon avis, qu'un à-côté de la question, j'ai voulu en savoir plus. Passons sur les détails - les divers jeux de cartes utilisés, le cadre de ces consultations, les livres à se procurer. Je voulais savoir la motivation profonde qui la poussait à dépenser ainsi son argent. Besoin de rencontres, peur de l'avenir, soucis financiers, vie sentimentale ? Ce n'est pas si facile à déterminer.

Je me demande ce qui pousse ainsi tant de gens à consulter cartomanciennes, astrologues et autres alchimistes. Il parait que leur volume d'affaires dépasse largement celui de n'importe quelle profession libérale. Je veux bien le croire, puisque tout au long de ma vie, j'ai rencontré ainsi, d'une part celles et ceux qui exercent ces professions, d'autre part celles et ceux qui ont recours à leurs services. Tarots, boules de cristal ou marc de café, insondable est la profondeur de la crédulité humaine. Je ne sais qui a dit que "plus la pratique religieuse baisse, plus les "diseuses de bonne aventure" font des affaires." Une étude récente m'apprend que la cartomancie, qui avait connu ses plus beaux jours au XIXe siècle, avant de connaître une profonde récession au XXe, est redevenue florissante à partir de 1980.

Je me suis donc moqué gentiment de la crédulité de ma commensale. Je vous le disais récemment : je suis "un vieux rationaliste" et je me moque de tout ce qui relève du paranormal. Est-ce que je suis dans l'erreur ? Le journal Le Monde publiait il y a quelques semaines, dans sa page "Sciences", un article intitulé "Quand les ancêtres deviennent fantômes". Et en sous-titre : "Des événements familiaux, enfouis dans le passé, peuvent agir à notre insu sur notre santé et nos comportements". Je vous cite un passage : "Des exemples ? Ce sont les petits-enfants des gazés d'Ypres ou de Verdun, qui, lors des commémorations de la fin de la Grande Guerre (le 11 novembre), présentent diverses manifestations de toux, d'asthme ou de "froid mortel". C'est ce petit garçon qui refuse brusquement d'aller à l'école, précisément à l'âge et à la période où l'on a annoncé à son père, enfant, la mort de son propre père - autrement dit du grand-père que l'enfant n'a pas connu... Comme si l'inconscient tenait ainsi à "marquer le coup".

Des psychanalystes aussi sérieux que Françoise Dolto ont étudié ces phénomènes de "transmission transgénérationnelle". Sérieusement, ils expliquent ce qu'est un "fantôme": "une formation de l'inconscient qui a pour particularité de n'avoir jamais été consciente", et qui résulte "du passage de l'inconscient d'un parent à l'inconscient d'un enfant".

Moi, je veux bien. Mais je reste sceptique. Mon "vieux rationalisme" est-il dépassé aujourd'hui, par les "progrès" de la science ?

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Mercredi 8 juin 2016

 

Mireille,

 

Chaque année, lorsque j'étais jeune prêtre, je ne manquais pas de célébrer la saint Vartan,  C'est que j'avais fait la connaissance d'un jeune arménien dont c'était le prénom. Vartan était devenu l'un de mes amis, et j'admirais la manière dont il se présentait comme fidèle arménien et pleinement chrétien. C'est que sa famille avait fui l'Arménie lors du génocide de 1917 et avait trouvé refuge, d'abord dans la région marseillaise, puis à Belfort où des coreligionnaires leur avaient facilité une insertion réussie.

C'est par Vartan que j'ai appris à connaître l'Arménie, son histoire et les drames qui l'ont marquée au fil des ans, et cet attachement indéfectible à un christianisme qui marque toute leur vie. Ils sont tellement fiers d'être la première nation chrétienne au monde. Et Vartan état fier, lui, de porter le nom d'un des premiers martyrs de son pays, dès le 1er siècle, je crois.

Tout au long de mes années de ministère actif, j'ai connu le bonheur de devenir l'ami de paroissiens originaires d'Arménie. Tous bien implantés en France, et tous, en même temps, gardant le fidèle souvenir de leur pays d'origine. C'est, je crois, que ce petit pays, sans accès à la mer, qui fut une ancienne république soviétique, est encerclé par la Turquie à l'ouest, la Géorgie au nord, l'Azerbaïdjan à l'est et l'Iran au sud. Il faut se battre pour ne pas se laisser dissoudre par les voisins.

J'ai perdu de vue mon jeune ami Vartan ; par contre je bénéficie aujourd'hui encore de la fidèle amitié de familles arméniennes. Tous, sans doute, célèbrent encore saint Vartan, qui avait établi son ermitage aux sources de l'Euphrate.

 

 

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Jeudi 9 juin 2016

 

Mireille,

Il faut croire que je m'ennuyais vraiment à la télé, ce soir-là. J'avais consulté le programme, et rien n'avait l'heur de m'intéresser. Un match de foot ? Depuis des années, je n'ai aucun plaisir à regarder ces rencontres télévisées, tant elles sont, à mon gré, peu spectaculaires ! Des gars qui tapent dans un ballon, sans chercher à construire un jeu plaisant et efficace, très peu pour moi ! Les séries télévisées ? Je dois reconnaître que je m'y intéresse peu. Restait un documentaire sur les Celtes et une émission de variétés, consacrée à Edith Piaf. Eh bien, moi qui ne regarde jamais une émission de variétés, j'ai choisi, un peu au hasard, d'aller à la rencontre de la môme Piaf. Et je ne l'ai pas regretté.

Certes, les chanteurs et chanteuses invités n'étaient pas tous de première qualité. Et Piaf chantée par tel ou telle, dont je tairai le nom par pure charité, ça ne vaut pas Piaf. Mais il y eut au cours des deux heures que j'ai passées devant le petit écran des moments de vrai bonheur et des temps de forte émotion. Lorsque quelqu'un sait exprimer, non seulement avec sa voix, mais avec tout son corps et tout son cœur des sentiments vrais traduits par des mots simples, l'échange entre le chanteur et la salle se fait spontanément; Samedi soir, Edith Piaf dominait de beaucoup, dans les trop rares séquences filmées qui furent retransmises, les interprètes en direct de ses belles chansons. Et cela malgré le handicap de films en noir et blanc à la qualité parfois douteuse. On y retrouvait cette sensibilité à fleur de peau qu'elle savait si bien communiquer à ses auditoires, au cours de sa trop brève carrière. Et les témoignages de celles et ceux qui l'ont connue et fréquentée étaient souvent empreints d'une grande tendresse pour celle dont la vie fut marquée par tant de drames. J'ai cru comprendre, en particulier, que la môme Piaf était à la fois d'ascendance kabyle et petite cousine de sainte Thérèse. L'universalité de l'amour, quoi !

Et puis, c'était un peu notre jeunesse ! Certes, à l'époque, je me moquait un peu de Piaf, du caractère trop sentimental et un peu ringard de son répertoire. Je préférais Félix Leclerc et les premiers chanteurs canadiens, Jacques Brel qui m'avait émerveillé un soir, à Besançon, alors que, jeune chanteur, il se produisait sur une scène en plein air, à l'étape du Tour de France. Et Brassens - c'était, je crois, en 1953 - qui chantait "Gare au gorille" et "Le p'tit cheval dans le mauvais temps". Et toujours Montand ! Depuis, mes goûts ont évolué. Il se sont faits moins sectaires, plus tolérants. J'ai même adopté les "idoles" de mes jeunes paroissiennes de Bandoléon. C'est vous dire ! Mais, samedi soir, sans aucun chauvinisme, j'ai réintégré la môme Piaf aux toutes premières places. Avec émotion. Et je revois cette frêle petite femme, pointant l'index vers le ciel pour chanter - ou plutôt crier les derniers mots de l'hymne à l'amour : "Dieu réunit ceux qui s'aiment."

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Vendredi 10 juin 2016

 

Mireille,

Récemment, j'ai passé près de deux heures à n'être qu' "une oreille qui écoute", selon le bon conseil de la Bible. Il y a des jours comme cela - est-ce l'influence du temps, je ne sais - où arrivent de longs coups de téléphone, et où je suis invité à prêter attention au malheur d'autrui. C'est ma mission, d'écouter la plainte de ceux qui souffrent, j'en suis bien conscient, mais parfois, c'est difficile et j'en sors bien malheureux.

Deux heures, deux personnes, deux malheurs, dont on me fait confidence. Tous deux n'ont rien d'exceptionnel. On ne me demande même pas conseil. On me demande d'écouter. Patiemment. Avec empathie. Je serais d'ailleurs bien embarrassé, s'il me fallait donner des conseils : je ne suis ni psychologue, ni conseiller conjugal. Comment, d'ailleurs, aider à (longue) distance un vieux couple (près de cinquante ans de vie commune) qui se déchire, ou une jeune femme qui pense être victime lointaine et indirecte des agissements d'un défunt aïeul ?

Simplement écouter. Et ouvrir son cœur. Ne jamais rester indifférent. Je me souviens d'un billet des "Etonnements de Catherine", dans lequel elle parlait de la miséricorde. Je cite : " Miséricordieux comporte, étymologiquement le mot " utérus ", "l'organe qui porte" et renvoie donc à la part " maternelle " de l'Amour donné par Dieu." Je n'y avais jamais pensé et j'ai voulu vérifier. Effectivement, on a là un bon exemple de la déviation du sens originel des mots. Pour nous, aujourd'hui, dans l'Eglise, miséricorde signifie compassion et pardon. Par contre, le mot hébreu exprime primitivement l'attachement instinctif d'un être à un autre. Et ce sentiment a son siège - tenez-vous bien - dans l'utérus pour les femmes, et dans les entrailles pour les hommes. La traduction la plus exacte du mot hébreu serait à peu près la tendresse. Un deuxième mot hébreu, qu'on traduit également par miséricorde, désigne lui aussi la relation qui unit deux êtres et implique la fidélité.

Retrouvant donc la force originelle du mot, je me suis dit que par une écoute appliquée de mes correspondantes, j'avais dû, sans le savoir, pratiquer la miséricorde.

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Samedi 11 juin 2016

 

Mireille,

Il y a une quarantaine d'années, je m'occupais activement de formation permanente. Je faisais partie de l'équipe diocésaine et comme il m'avait été donné de suivre un cours de "conduite de groupe et d'entretiens", j'avais suggéré qu'on propose une telle formation à mes confrères. On perd tellement de temps, bien souvent, en réunions stériles, faute d'avoir un leader qui sache diriger le travail ! Bref, j'avais négocié avec un organisme agréé l'organisation d'un tel stage, avant de reculer devant le prix faramineux qui nous était demandé. Et comme je m'étonnais d'avoir à payer une telle somme, l'un des psychologues avec qui j'étais en relation m'expliqua que "dans le monde actuel, si on veut qu'une prestation soit appréciée, il faut qu'elle soit très chère. Ce qui est gratuit ne vaut rien."

Vendre très cher ce qui n'est que du vent, voilà donc une des recettes du succès que connaissent aujourd'hui tant de gens, qui arrivent ainsi à amasser des fortunes. Que des malins utilisent la recette d'une façon éhontée, je l'admets. Cela ne date pas d'aujourd'hui, hélas. Mais qu'il y ait tant de gens qui courent après des illusionnistes, quitte à y dépenser des sommes considérables, voilà qui me fait toucher du doigt, une fois de plus, l'insondable profondeur de la crédulité humaine.

Excusez-moi d'être sévère. Je ne crois pas, pour autant, être injuste en m'interrogeant sur les motivations qui poussaient, il y a quelques années, des milliers de personnes à payer (cher) leur entrée à Bercy pour voir et entendre le Dalaï Lama, Tenzing Gyatso, 14e incarnation de l' "Océan de sagesse". Certes, il n'est pas, loin de là, lui, un illusionniste. Le bouddhisme qu'il enseigne est une "voie" authentique. Loin de moi l'idée de mésestimer et son enseignement et sa propre personne : j'ai beaucoup de respect et même d'admiration pour lui. Mais ce qui m'interpelle, c'est la façon dont les gens "zappent". De son enseignement, ils en prennent et ils en laissent. On aime les aspects positifs : non-violence, compassion, par exemple. Mais que fait-on de tout ce qu'a de sévère l'enseignement du Dalaï Lama, en matière de sexualité, par exemple ? Qu'il y ait chez nos contemporains une quête du bonheur, que beaucoup recherchent bien loin ce qu'ils peuvent trouver (gratuitement) dans l'Evangile, voilà qui en dit long sur la "perte de sens" qui existe dans notre Occident en ce début de troisième millénaire. Alors, faudra-t-il bientôt, pour être entendu, faire payer (cher) ce que nous avons reçu gratuitement ?

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Dimanche 12 juin 2016

 

Mireille,

Le récit du repas de Jésus chez Simon le pharisien ( Luc 7, 36) peut nous faire comprendre que c'est seulement par la foi en Jésus Sauveur qu’on peut trouver la vie.

 Qui est ce Simon ? Un pharisien. Certainement un homme de bonne volonté. Il désire connaître Jésus. Il est sur le chemin de la foi.  Il veut savoir qui est Jésus, mais en même temps qu’il se pose la question, il donne la réponse. Vous avez entendu, il dit : « Ce Jésus, ce n’est certainement pas le prophète. Si c’était le prophète, il saurait qui est cette femme qui le touche et il ne se laisserait pas toucher ». Un bon ne se laisse pas contaminer par les mauvais.  C’est sa manière à lui de classer les gens. Jésus égal « pas prophète » ; la femme égal « prostituée. » Terminé.  Il leur a mis des étiquettes. C’est souvent notre habitude, à nous aussi. Mais c’est le contraire des manières de Dieu. Nous mettons des étiquettes : c’est un bon... c’est un mauvais... c’est un imbécile... c’est un type intelligent...  c’est un fasciste... c’est un gauchiste... C’est terminé. L’homme est classé, muré.

Au contraire, regardez la femme. Elle aussi fait le cheminement de la foi. Elle va le faire avec des gestes qui lui sont familiers. Parce que, tout de suite, je ne sais pas comment, je ne sais pas pourquoi, elle a été, sans doute, transformée par un regard de Jésus ( un regard différent de tous les regards qu’elle a essuyés avant, qui en faisaient une femme-objet, qui la rejetaient dans sa condition de prostituée), tout de suite, elle fait les gestes qui lui sont habituels, parce qu’elle ne sait que ceux-là. Elle va se servir de sa bouche, de ses mains, de ses cheveux, de ses parfums... et elle va ajouter ses larmes. Pour dire quoi ? Pour dire : « Je suis pardonnée, je le sens. Toute l’attitude de cet homme est une attitude de pardon et d’accueil. C’est la première fois que je rencontre cela ». D’un seul coup, elle sent que tout ce qu’il y a de misère en elle, tout ce mal dont elle souffre, sa condition de prostituée (ce n’est pas sa faute, on l’y a mise, dans cette condition, elle est exploitée, elle fait ce triste métier sans l’avoir voulu), tout cela, elle sent que, grâce à un regard, elle peut s’en libérer.

Je souhaite profondément que notre cheminement dans la foi soit à l’image de celui de la prostituée, et non à l’image de celui du pharisien. Pourquoi ? Il n’y a de vie chrétienne possible que si l’on demande un pardon, un salut, au Dieu de Jésus Christ. Si nous comptons sur nous-mêmes pour nous tirer du mal qu’il y a en nous ou si (et c’est encore plus grave) nous ne voyons pas le mal qui est en nous, nous n’avons que faire d’un salut donné par Dieu.

J’ai été choqué par un sondage dont les résultats sont parus dans la presse il y a quelques années. Une enquête auprès des chrétiens, pratiquants ou non, leur demandait : « Quand vous faites quelque chose de mal, pensez-vous que c’est un péché, ou simplement une erreur, un faux-pas ? » Une majorité de chrétiens pratiquants répondait : « Ce n’est pas un péché, c’est une erreur ». Cela devient grave. Nous nous trouvons de bonnes excuses pour nier le péché en nous. Pas le mal (on sait bien que le mal existe, mais le mal, pense-t-on, vient toujours des autres). Nous ne voyons pas notre mal à nous, et surtout nous ne le reconnaissons pas comme le mal fait à Dieu, le mal que Dieu seul peut pardonner et extirper de nos coeurs. En cela, nous sommes tous des pharisiens.

C’est pourquoi je souhaite que nous fassions la démarche de la prostituée. Cette démarche commence par une prise de conscience radicale de ce qu’il y a de mal au plus profond de notre existence. Je suis mauvais. Il y a telle ou telle chose en moi, pas seulement des petits défauts dont je peux sourire, mais le mal radical, qui m’empêche d’aimer comme je devrais aimer. Dans ma famille, dans mon entourage, dans ma vie professionnelle. Partout. A partir du moment où je peux faire cette démarche de constater, non pas le mal qu’on m’a fait, mais le mal que je fais (ou le bien que je ne fais pas), à ce moment-là, je crois que je peux ressentir le besoin d’un salut. D’un salut que Dieu seul peut me donner.

Croyons-nous en Jésus sauveur ? C’est toute notre problématique chrétienne. C’est une question importante pour chacun d’entre nous. Si nous ne nous reconnaissons pas pécheurs, nous n’avons besoin de personne, et surtout pas de Jésus, pour nous en sortir. Si, au contraire, nous nous reconnaissons comme pécheurs, alors notre prière se fera plus vraie, comme celle de cette femme. Nous manifesterons sincèrement notre désir de salut, et serons prêts à accueillir le pardon de Dieu.

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Lundi 13 juin 2016

 

Mireille,

Aujourd'hui encore, je pense à mon vieux libraire. Il y a bien longtemps qu'il a disparu, mais pendant plus de trente ans, j'ai eu recours à ses bons services, avant qu'il ne revende son fonds de commerce à un nouvel exploitant, beaucoup moins compétent, que j'ai rapidement délaissé. Heureusement,depuis, la libraire de mon "village" a changé de boutique et est venue s'installer à quarante mètres de chez moi. Ce qui est pour moi une bénédiction.

J'aime les librairies. Depuis ma petite enfance. Quand ma grand-mère me donnait (en douce) un petit billet, je courais m'acheter un livre. La libraire de mon enfance, qui était, elle aussi, une voisine, m'avait pris en affection, si bien que lorsque je venais en vacances et que je passais lui dire bonjour, elle me disait chaque fois : "Prends un livre, celui que tu veux. Ne te gêne pas."

J'aime les librairies, leur odeur particulière, si caractéristique. J'ai la plus grande considération pour les librairies et les libraires, quand ils sont de vrais libraires, et pas seulement des vendeurs de papier imprimé. Des gens qui aiment les livres, qui lisent beaucoup et qui savent conseiller. La libraire de mon enfance et de ma jeunesse, qui est morte à plus de cent ans, était de ceux-là. On ne va pas dans une librairie comme dans un magasin ordinaire, ce n'est pas une épicerie. On y vend des livres. Ce n'est pas n'importe quoi. J'ai dit souvent que si je n'étais pas devenu prêtre, j'aurais aimé être libraire.

Autrement dit, peut-être, un homme d'une autre époque de l'histoire. Tant le livre n'a plus le prestige qu'il avait avant la radio, la télé ou Internet. Au temps où le métier d'imprimeur était un métier d'art (ah, la recherche de beaux caractères d'imprimerie !), et où on ne cherchait pas la quantité avant la qualité. Mon vieux libraire se désolait jadis en voyant l'invasion colossale de titres nouveaux qui vous inondent chaque automne.

J'en arrive au fait : cette passion dévorante que j'ai, depuis mon enfance, pour la lecture. Ce conflit qui me tiraille sans cesse entre le devoir et le plaisir. Le devoir, tout ce travail à faire chaque jour, et le plaisir, m'asseoir, prendre un livre et m'évader. N'avez-vous jamais connu le plaisir secret de vous cacher sous les draps, tard dans la nuit, avec un livre et une lampe de poche éclairant faiblement les pages, craignant d'être surpris par les parents qui vous recommandaient d'éteindre, car "tu vas t'abîmer les yeux" ?

Je salue aujourd'hui l'initiative qui a été prise dans mon village :  toute une série de fréquentes manifestations autour du livre et de la lecture. Si on pouvait convertir quelques-uns des adolescents (58% des garçons et 42% des filles) qui, aux dires d'un récent sondage, ne lisent jamais !

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Mardi 14 juin 2016

 

Mireille,

 

Quand l'Eglise veut béatifier ou canoniser quelqu'un, elle fait une enquête sérieuse. On appelle cela un "procès de béatification". Dossier volumineux à la rédaction duquel participent quantité de gens. Le "postulateur de la cause" est chargé de recueillir tous les documents nécessaires pour que la cause puisse être introduite et étudiée en dernier recours à Rome par les membres de la Congrégation des Rites. Des médecins, des théologiens sont consultés, et cela dure souvent plusieurs années. Il y avait même autrefois (je ne sais si cela existe encore) "l'avocat du diable", dont le rôle était de rechercher toutes les failles dans la vie du futur "canonisé".

Quelle ne fut pas la surprise des enquêteurs, il y a quelques années, lors de la constitution du dossier pour le procès de béatification de Mère Teresa, de découvrir un certain nombre de lettres  dans lesquelles elle décrit sa profonde "nuit spirituelle". Elle qui rayonnait la joie écrit à l'un de ses correspondants : "Mon sourire est un grand manteau qui couvre beaucoup de douleurs." On apprend ainsi qu'elle a connu une longue expérience spirituelle de solitude, de nuit, d'éloignement et d'absence de Dieu. "Ses lettres évoquent ses souffrances, ses peurs, ses doutes, ses interrogations, son sentiment d'être abandonnée de Dieu."

Elle n'est pas la seule. Elle n'est pas la première, dans "l'immense cortège de tous les saints" qu'elle a rejoint. Les autres "Thérèse" ont connu cela.: Thérèse de Lisieux : "Les dix-huit derniers mois de sa vie, pendant lesquels elle lutte contre la tuberculose qui la ronge, sont le contraire d’une hystérie, d’un éblouissement ou d’un triomphalisme : elle vit dans les ténèbres, ne connaissant plus aucune sensibilité dans sa foi ; ballottée par les questions des incroyants, qui l’assaillent, elle vit sa foi dans l’espérance, dans la nuit", écrit Jean-François Six. Thérèse d'Avila, elle,  raconte les années d'épreuve où, faisant oraison, elle ne faisait que contempler le banc qui se trouvait devant elle ; et saint Jean de la Croix commence ce chef d'œuvre qu'est le Cantique Spirituel par ces mots : "Où t'es-tu caché, Ami ?"

Je rappelais tout cela, un jour, à un vieux prêtre. Il m'a répondu : "Eh bien, c'est réconfortant pour nous, n'est-ce pas, de savoir que nous ne sommes pas les seuls, nous qui nous désolons sans cesse de n'être pas davantage en communication directe avec le Dieu qui fut "la joie de notre jeunesse" !

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Mercredi 15 juin 2016

 

Mireille,

C'est un de mes vieux amis qui me raconte toute une série de faits navrants :

* Je cherchais l'autre jour, me dit-il, à joindre une administration pour un renseignement bien précis. Au téléphone j'ai eu une voix impersonnelle qui débitait en boucle : - Si vous appelez pour ci, tapez 1. - Si vous appelez pour ça, tapez 2. - Si vous appelez pour xxx, tapez 3. Comme ma question ne rentrait dans aucune des configurations proposées, je m'attendais à ce que l'on me propose l'option : si vous souhaitez parler à une personne de notre administration, tapez X. Mais non, il n'y avait pas cette possibilité. J'ai fini par comprendre que dans cette administration le dialogue vrai, humain, était banni. J'ai raccroché, dépité, désabusé, découragé. Depuis je n'ai toujours pas la réponse à ma question.

* Cet été, je me suis trouvé à Paris et dans l'obligation de passer un coup de téléphone urgent. Naïvement j'ai poussé la porte d'un bureau de poste et expliqué à l'employée mon besoin. Celle-ci m'a regardé avec de grands yeux en me disant : " mais, monsieur, cela fait bien longtemps que le service téléphonique n'existe plus chez nous, utilisez donc votre mobile."  Comme si forcément tout le monde disposait d'un mobile !

* Ma femme, dernièrement, se rend, elle aussi, dans un bureau de poste pour envoyer un télégramme de félicitations à l'occasion d'un mariage. Là aussi on la regarde bizarrement en lui expliquant que cela fait très longtemps que ce service n'existe plus. Mieux même, elle s'entend dire "Envoyez donc un fax". Mais c'est bien sûr, aujourd'hui n'importe quel particulier un peu civilisé possède un fax !

Mais, a-t-il ajouté, il y a fort heureusement, aussi, des lueurs d'espoir : récemment,  nous étions à un récital de Jane BIRKIN. A la fin du spectacle, Jane, en évoquant sa tournée dans le monde a déclaré : "Partout où je passe, ce que je retiens le plus c'est le regard des gens. Au-delà des beaux monuments, des belles places, des beaux sites, ce qui me passionne c'est le regard des gens." Et elle ajouta : "Je retiendrai de ce soir tous vos regards. J'ai vu dans la salle des gens qui se donnaient la main, c'est très beau."

Message réconfortant et plein d'espoir. Merci Jane.

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Jeudi 16 juin 2016

 

Mireille,

 

J'avais autrefois un vieil ami qui, souvent, m'énervait considérablement. C'était l'esprit de contradiction personnifié. Il suffisait que j'émette une opinion un peu tranchée, légèrement péremptoire, pour qu'il en prenne aussitôt le contre-pied. Je crois qu'il y prenait un malin plaisir. Il devait penser que j'étais vraiment trop jeune, que je n'avais pas assez d'expérience. Il mettait sur le compte de ma jeunesse mes emballements passionnés. Et cela en toutes choses, y compris en des domaines où je savais qu'il n'avait aucune compétence. D'où des débats excitants. A l'époque je les jugeais totalement inutiles et j'avais tendance à considérer mon contradicteur comme un vieux réactionnaire. En fait, sachant ce qu'il était et ce qu'il faisait, je me disais qu'il ne l'était pas, mais...

Je m'aperçois aujourd'hui que j'ai été gagné, moi aussi, par l'esprit de contradiction. En pensée et en parole. Avec, souvent, une mauvaise foi déconcertante. Il suffit que l'un ou l'autre exprime des opinions trop tranchées, de droite ou de gauche, pour qu'à mon tour, j'énonce l'opinion inverse, à gauche, ou à droite, selon les besoins. Manie de vieux ? Besoin d'impartialité ? Je ne sais. Mais le fait est là. Ce qui ne veut pas dire que je suis une girouette qui tourne à tous les vents. J'ai mes opinions, en de nombreux domaines, mais j'en suis venu, souvent, à les taire. Par contre, j'éprouve un certain besoin d'indépendance, et je me révolte intérieurement contre tout ce que je considère comme conformisme. Je déteste ceux qui apprennent "à hurler avec les loups". Les béni-oui-oui et les "politiquement corrects" m'énervent et me fatiguent. Ainsi, je me suis désabonné, il y a quelques décennies, du journal que j'avais reçu chaque jour pendant cinquante ans, parce qu'il avait de plus en plus la prétention de me prêcher SA bonne parole.

Il parait que "l'esprit de contradiction est le commencement de la vertu", du moins selon un académicien dont j'ai oublié le nom. Je n'irai pas jusque là. Je n'aime pas non plus l'adage romain selon lequel "in medio stat virtus", comme si la "vertu" était au milieu, au centre mou, en la "médiocrité" (même étymologie du mot). Anticonformiste, certes, je le suis. Pas par goût de la provocation, mais simplement, sans doute, pour être moi-même, pour n'être pas ballotté au gré des modes, des courants d'idées reçues. Penseur libre, au bon sens du terme. Et sans esprit de clan, de parti ou de boutique.

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Vendredi 17 juin 2016

 

Mireille,

J'ai sursauté en lisant l'autre jour, sous la plume d'une femme célèbre, très engagée dans les mouvements féministes, cette remarque : " Eve dans le jardin de l'Eden, ou Tertullien au VIe siècle : "La femme est le sexe du diable." Marquée de manière infamante par le judaïsme ou le catholicisme d'antan, le rejet aujourd'hui s'exprime par la religion islamique..." Au catalogue des idées reçues, cette phrase mérite un prix d'excellence. Le rejet, le mépris, la mise en condition inférieure dans laquelle vous êtes tenue, vous et toutes vos consœurs, tout cela, tout le mal vient de la religion. Pas de toutes les religions, non : mais seulement du judaïsme et du catholicisme, relayés aujourd'hui par l'Islam. Nous voilà donc dans le même sac, rabbins, curés et ayatollahs. Même si c'est le catholicisme d'antan qui est dénoncé. Pourquoi pas le protestantisme ? Luther a tenu des propos aussi misogynes que Tertullien !

Alors, Mireille, dites-moi : dans notre civilisation occidentale, marquée, comme on le répète sans cesse, par le judéo-christianisme, la condition féminine est-elle si détestable ? Est-elle comparable à celle, peu enviable, de la jeune fille ou de l'épouse en terre d'Islam, pour qu'on nous mette tous dans le même sac ? Voulez-vous l'échanger contre la condition des femmes des autres continents ? De la femme noire, de la femme indienne ou de la femme chinoise ? Je ne parle pas ici des situations économiques, diverses selon les régimes et selon les pays, mais simplement de la manière dont la femme se situe dans la société, et d'abord dans son foyer. Du respect et de la considération qui lui sont apportées, dans le couple et dans son environnement immédiat. Etes-vous donc si malheureuses ?

L'une de nos aimables correspondantes m'écrit : " Moi, le principal reproche que je ferais au Vatican, c'est d'être une phallocratie " Diable ! Sans aller jusque là, je serais prêt à reconnaître que, dans l'Eglise institutionnelle, existe encore aujourd'hui, au niveau des principes et même des pratiques, certaines réactions masculines qui reflètent je ne sais quels réflexes, sinon de mépris, du moins de condescendance dédaigneuse. Pourtant, avec notre pape François, il est possible qu'aujourd'hui même une réelle évolution - pour ne pas dire une révolution - soit  en train de voir le jour.  D'ailleurs, à la base,  les femmes, de plus en plus, s'investissent au service des paroisses et des mouvements. Et je crois, personnellement, que si la condition féminine, malgré ses imperfections, est infiniment meilleure en Occident que dans le reste du monde, c'est en grande partie le fruit de l'héritage judéo-chrétien. Ne le croyez-vous pas ?

Je vous l'ai souvent raconté : un jour, une jeune fille me déclarait péremptoirement : "Au fond, la femme est l'égale de l'homme, n'est-ce pas ?" Je lui ai répondu : "Certainement pas !" Et comme elle me regardait, étonnée, j'ai ajouté : "Elle lui est bien supérieure."

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Samedi 18 juin 2016

 

Mireille,

C'était il y a une dizaine de jours. Des roulements de tambours m'ont réveillé, suivis d'une puissante proclamation en arabe : la radio retransmettait depuis Bagdad l'annonce du début du Ramadan. Le muezzin (sans doute) criait : "Dépêchez vous de manger, car le jour va se lever." Du moins est-ce l'explication qu'a donnée le reporter.

Le jour se levait, en effet. Dans mon quartier, tout était silencieux. Il est vrai qu'ici on ne pratique pas le jeûne annuel. Même pendant le Carême chrétien, hélas ! Tout était calme, mais voilà que la radio annonçait, justement au Moyen Orient, un, puis deux, puis trois, quatre, cinq attentats. Tous plus meurtriers les uns que les autres : tirs d'armes automatiques, roquettes, voitures piégées, kamikazes, tout l'arsenal quasi quotidien de la violence,.

Avouez-le : c'est quand même une drôle de manière d'inaugurer le Ramadan ! "Mourir pour la patrie, c'est le sort le plus beau, le plus digne d'envie". Je sais, je sais. C'est ce qu'on chantait dans notre jeunesse, à la suite de nos pères. Je veux bien qu'on meure pour une noble cause, mais rien n'excusera jamais l'intention criminelle de celui qui est résolu à faire mourir d'autres personnes. C'est à se demander si on ne va pas regretter un jour les tyrans qui, eux, s'étaient réservé à eux seuls le droit de faire mourir leurs ennemis. Maintenant, en Irak, en Syrie et ailleurs, tout le monde s'arroge ce droit. Sur une grande échelle quand il s'agit de l'Etat Islamique. Régression ?

Et justement, à propos du Ramadan, j'apprends, grâce aux révélations d'un des proches de Saddam Hussein - son interprète personnel - qu'en 1987, ce dictateur, furieux de voir ses généraux prendre du poids et des rondeurs, avait fait promulguer une "loi sur la minceur." Loi qui fut strictement appliquée, une fois les critères établis. Si vous mesuriez un mètre soixante-dix, vous n'aviez pas le droit de dépasser soixante-dix kilos, par exemple (avec une légère tolérance de deux ou trois kilos selon l'âge). Et chaque année, dix jours après le Ramadan, tous les cadres de l'armée était pesés. Même le cuisinier en chef. Si vous dépassiez le poids autorisé, vous étiez dégradé d'un échelon, d'où une baisse importante de traitement. La deuxième année, si vous n'aviez pas perdu les kilos superflus, vous étiez limogé !

Voilà une excellente manière pacifique de faire respecter le Ramadan, n'est-ce pas ?

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Dimanche 19 juin 2016

 

Mireille,

Arrivé à mi-parcours de sa vie publique, Jésus tient à faire une évaluation (comme on dit aujourd’hui). C’est pourquoi il demande à ses disciples, d’abord ce que les gens pensent de lui, ensuite, ce qu’il est pour ceux qui sont ses proches les plus intimes, le groupe des Douze.

Les deux réponses ne manquent pas d’intérêt. Aux yeux des gens, Jésus n’est pas passé inaperçu, puisqu’ils pensent que Jésus est, soit Jean-Baptiste, soit Elie, soit un prophète ressuscité. Donc, la réincarnation de personnages célèbres d’un passé plus ou moins récent. Un homme de Dieu, chargé d’une mission importante, de la part de Dieu. Quant aux Douze, c’est Pierre qui parle en leur nom et qui proclame : « Tu es le messie de Dieu. » Il va beaucoup plus loin que les gens, parce qu’il fréquente Jésus depuis plus d’un an. Le mot « messie » est un nom commun - en grec, c’est « Christ » - qui signifie « celui qui a reçu l’onction royale. » Un prophète, c’est un envoyé de Dieu, mais le messie, tel que les disciples le conçoivent, est celui qui a reçu une onction d’huile sainte pour la conduite et le salut de son peuple. Il y a donc, dans l’esprit de Pierre, une idée nationaliste, un sens politico-religieux à l’expression « messie de Dieu. »

C’est pourquoi Jésus prend un ton sévère pour interdire à ses disciples de parler de lui comme du « messie » Il ne dit pas que c’est faux, il dit simplement que, sous cette appellation, on peut mettre tout et n’importe quoi. A Pierre qui, comme ses amis, pense sans doute que Jésus Messie est l’envoyé de Dieu qui fera une révolution nationaliste, chassera les Romains, restaurera l’indépendance et la grandeur de la nation palestinienne, Jésus répond que sa mission à lui, le vrai Messie, est de donner sa vie. Au fond, Pierre sait d’où vient Jésus. Il est « de Dieu. » Mais il ne sait pas où il va ; il ignore le sens de sa « trajectoire » terrestre, qui passe par la mort acceptée lucidement, et par la résurrection. Mort et résurrection qui inaugurent le chemin que devront obligatoirement prendre tous ceux qui se réclament de lui. Car le sens de la vie, pour un chrétien, n’est pas de « sauver sa peau », mais de donner sa vie.

 

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Lundi 20 juin 2016

 

Mireille,

Mais qu'est-ce qui les fait courir ? Je parle, entre autres catégories, des hommes politiques. Ils ne sont pas les seuls, j'en suis d'accord, à rechercher le pouvoir, mais ils sont une classe particulièrement représentative de cette humanité fortement motivée par des rêves de grandeur et de puissance. Qu'est-ce qui les fait courir ? Depuis bien longtemps, je me le demande, et je n'arrive pas à comprendre les motivations d'un grand nombre de mes contemporains.

Je me souviens des batailles homériques et clochemerlesques qui se déroulaient dans le petit village dont j'étais le curé, à chaque élection municipale. Chaque fois, c'était un déferlement de bassesses, de mesquineries, de sombre petite cuisine électorale, pour en arriver à ce que l'une des factions en présence remporte la victoire. Le maire était élu, les lourdes rancunes s'accumulaient, et ce pauvre maire gérait tant bien que mal sa commune. Et même si c'était très bien, rien ne lui était épargné. Il en prenait, des coups ! Mais qu'est-ce qui le faisait courir ? Ce n'étaient ni l'argent ni les honneurs, bien minimes d'ailleurs. Quant au pouvoir... !

Il en va de même à tous les échelons du monde politique, économique, financier. Un hebdomadaire, l'autre semaine, consacrait dix pages à deux de nos illustres politiciens sous ce titre :"Histoire d'une guerre secrète." Révélations pas très édifiantes, naturellement. Tout y était raconté des moyens plus ou moins légitimes utilisés dans cette quête du pouvoir. Un monde de requins, où chacun vit sur le qui-vive, où le plus fort est toujours prêt à dévorer le plus faible, où tout le monde doit se durcir pour être capable d'encaisser les coups. " Père, gardez-vous à droite, père, gardez-vous à gauche ! " Dans quel but ? La conquête du pouvoir ? Et quand on l'a obtenu, la lutte pour le garder ? Mais qu'est-ce que le pouvoir ? Vanité des vanités !

Pauvres hommes, qu'une ambition sans mesure pousse parfois à commettre les pires vilenies ! Vous allez me dire que je noircis le tableau, qu'il y a des hommes politiques désintéressés, des gens qui considèrent leur fonction comme un service. D'accord, d'accord. Mais ils sont de plus en plus rares, ne le croyez-vous pas ? En tout cas, personnellement, je n'arrive pas à comprendre. Je préfère le bon vieux proverbe : "Pour vivre heureux, vivons cachés". Le pouvoir, la notoriété, la richesse, la grandeur et la puissance, tout cela ne vaut pas qu'on y consacre une seule minute de son existence. Car ce n'est pas en cela que réside le bonheur.

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Mardi 21 juin 2016

 

Mireille,

Je lis dans mon quotidien un long reportage sur la difficulté qu'ont les juges pour rendre aujourd'hui une justice équitable et sereine. Les témoignages sont édifiants. Jugez-en :

" Dans les affaires de délinquance urbaine en bandes, vous avez les équipes de supporters, vingt à trente personnes de chaque camp, qui viennent à l'audience : là, la tension est palpable. Il faut se mettre au diapason du fait que la cité arrive à l'audience.

" J'ai eu à juger une affaire de jeunes filles tabassées parce qu'elles avaient des fréquentations qui ne plaisaient pas aux "grands frères". Les deux victimes se sont présentées au commissariat en ayant peur. Elles sont arrivées au tribunal en me disant qu'elles voulaient retirer leur plainte. Derrière elles, la salle était remplie par le comité de soutien des agresseurs. Partout ailleurs en France, j'aurais fait évacuer la salle et j'aurais convaincu les jeunes filles de maintenir leur plainte afin que l'affaire soit jugée. Là, j'ai senti que je déclencherais un mouvement d'une extrême violence, une émeute. Le remède peut être pire que le mal.

"Il m'est arrivé de demander que la victime et sa famille soient raccompagnées à leur voiture : bien m'en a pris, le véhicule était en morceaux sur le parking. Un soir, une audience correctionnelle a tellement dégénéré que le tribunal n'a eu que le temps de s'enfermer à triple tour dans la salle des délibérés."

Je croyais naïvement, il y a encore quelques années, que la justice de notre pays était à l'abri de telles manifestations, jusqu'au jour où, moi aussi, j'ai assisté à une scène édifiante. Nous avions retrouvé, un matin, notre église pillée, saccagée, vandalisée, souillée. Ce n'était pas la première fois, mais c'était la pire. Alors nous avons déposé plainte, après avoir donné à ce saccage toute la publicité médiatique nécessaire. Ainsi la gendarmerie avait été contrainte d'agir avec diligence, sur ordre du sous-préfet. Et rapidement l'un des auteurs de cet acte ignoble avait été retrouvé : entre deux séjours en prison, le jeune homme s'exerçait ainsi à de tels méfaits. Et quelques mois plus tard, il comparaissait devant le tribunal pour notre affaire. Avec un petit nombre de paroissiens, j'assistais à l'audience. Derrière nous, tapageuse, la bande des copains de l'accusé. Nous n'étions pas très rassurés, je vous assure. Le jeune coupable manifesta, hilare, une extraordinaire désinvolture envers le juge qui lui rappelait la liste de ses méfaits, ceux d'avant le sac de l'église, et ceux d'après, car il ne s'était pas arrêté en si bon chemin ! Le jeune homme, lui, souriait, se retournait vers ses copains dans la salle, leur faisait des signes de connivence. Les autres ricanaient en douce, et quand la sentence intervint, ils manifestèrent bruyamment leur désapprobation...

Elle était bien loin, la solennité qui régnait autrefois dans les prétoires.

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Mercredi 22 juin 2016

 

Mireille,

Avez-vous des ennemis ? Allez, ne me dites pas que vous n'avez pas d'ennemis ! Tout le monde en a, ou s'en fait, ou s'en crée dans son imagination. Reconnaissez-le. Ou alors, on nous en crée. Des ennemis nationaux, internationaux, régionaux, familiaux ou domestiques. Quand j'étais jeune, l'ennemi, c'était l'Allemand. Pour les nazis, c'étaient les juifs. Cela a donné lieu à quelques mémorables tueries, n'est-ce pas. D'autres ennemis ont surgi : le communisme, le fascisme, le capitalisme. Les modes changent et selon les époques, on accuse et l'on craint "celui dont venait tout le mal", individu, collectivité ou idéologie. Plus à la mode aujourd'hui, la "mondialisation" (on a oublié que la mondialisation est aussi vieille que l'humanité). Mais, encore plus d'actualité est l'ennemie par excellence : la pollution.

N'avez-vous pas peur de la pollution ? Si vous êtes bonne citoyenne, vous vous devez d'être une vaillante guerrière, dans cet immense combat contre la pollution. Non seulement on ne fumant pas, mais en conduisant lentement votre auto, en limitant les émanations néfastes de votre chaudière, en achetant et en consommant "bio", etc. Mais cela ne suffit pas. Voilà qu'on vient de découvrir que la pollution n'était pas seulement dans l'atmosphère, ou dans les champs gorgés de nitrates, dans les rivières ou dans les mers. Elle est - tenez-vous bien - chez vous ! Vos murs, vos plafonds et vos planchers, vos revêtements intérieurs et extérieurs, que vous pensiez être un rempart contre la pollution externe, sont - aux dires de certains - de dangereux ennemis : ils ont introduit la pollution chez vous. Jusque dans votre chambre à coucher. La révélation de cet ennemi intérieur nous vient des USA. Il paraît qu'un très grand nombre de molécules chimiques, souvent toxiques, circulent et se mélangent dans nos maisons. On trouve dans les peintures et colorants, dans les produits d'entretien et les bois collés des meubles, dans les moquettes et les lessives, dans les décapants et les revêtements muraux de douteuses merveilles qui ont nom - entre autres - benzène, hydrocarbures polycycliques, pentachlorophénol ou formaldéhyde. Oui, l'ennemi est dans nos murs.

"Cinquième colonne" : ainsi était désigné, en 1939, un supposé réseau d'espions allemands infiltré dans nos villes et nos campagnes. D'où une campagne d'affichage - les anciens s'en souviennent - qui recommandait : "Taisez-vous ! Des oreilles ennemies vous écoutent !" Bref, les murs ont des oreilles !

Aux armes, citoyens ! Aujourd'hui, les murs sont des armes chimiques qui tuent ! Mais l'étonnant dans toute cette affaire, c'est que l'on soit encore en vie !

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Jeudi 23 juin 2016

 

Mireille,

Etes-vous heureuse ? Je l'espère. Sinon, beaucoup de gens vous proposeront des tas de recettes pour trouver le bonheur. Les livres récents, les articles d'intellectuels ou même d'hommes politiques foisonnent. Mais au fait, est-ce si facile que cela, de trouver le bonheur ? Certes, chacun a sa méthode. L'un se contentera des petits bonheurs quotidiens d'une vie bien rangée, sans faire de vagues. L'autre trouvera son bonheur dans un grand amour. On peut également chercher son bonheur dans son travail, dans une carrière bien amorcée, alors que pour d'autres, on ne peut être heureux qu'en recherchant la célébrité. Ou en se surpassant, dans des exploits sportifs par exemple. Le bonheur que donne le pouvoir, le bonheur dans la possession, encore que "l'argent ne fait pas le bonheur" Chacun a sa recette, chacun court après le bonheur. Il court après, mais le trouve-t-il ? Pas toujours.

D'ailleurs, n'y a-t-il pas un certain égoïsme à rechercher ainsi son propre bonheur, de multiples manières, alors qu'on sait la somme de malheurs qui accablent une grande partie de l'humanité ? C'est Juliette Greco, je crois, qui déclarait un jour qu'"elle ne pourrait pas être parfaitement heureuse, tant qu'il y aurait un chien malheureux." Sans aller jusque là, je crois que le bonheur véritable et sincère exclut toute pensée et tout désir égoïste. Alors, peut-on être heureux, dans le monde d'aujourd'hui ? Ils sont sincères, ceux qui parlent d'instants de bonheur, de petits bonheurs plus ou moins fugitifs. Instants de bonheur, plutôt qu'une situation stable d'homme heureux. Et pourtant, mon désir va plus loin que la recherche d'instants de bonheur. "Je veux être un homme heureux", chantait William Sheller. Aspiration universelle, à laquelle les philosophies, les livres de sagesse, les religions ont toutes essayé de donner une réponse.

Plus réaliste, Jésus (Matthieu 5, 1-13) nous indique non pas un, mais plusieurs chemins de bonheur. Neuf fois de suite,  il indique les possibles routes pour parvenir au  bonheur. Croyez-moi : prenez l'un de ces chemins, et je vous assure que vous serez heureuse. Durablement.

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Vendredi 24 juin 2016

 

Mireille,

 

Elle m'a paru choquée, légèrement scandalisée, cette dame rencontrée hier. Elle revenait d'une visite au cimetière. J'ai eu le malheur de lui dire que,  personnellement, je n'allais que très rarement au cimetière.  Vous l'avouerai-je ?  Eh oui, je n'ai pas cette manière largement répandue d'honorer ainsi les membres disparus de ma famille. Est-ce ma façon de penser trop rationaliste qui m'incite à ne pas fréquenter les cimetières ? Je ne sais. Je reconnais bien volontiers que cette habitude de visiter fréquemment les tombes de celles et ceux qui vous sont chers, de fleurir abondamment leurs tombes,  est une marque d'affection bien valable, comme une volonté de signifier que nous restons proches d'eux et que le fait de mettre quelques fleurs sur leur sépulture est le peu de choses que nous pouvons faire pour leur exprimer nos sentiments les plus intimes.

Donc, je ne vais que très rarement au cimetière. Et toujours en solitaire. Pourtant, ce cimetière où reposent tant de membres de ma famille m'est familier. J'y jouais dans mon enfance, car mon grand-père, en dehors de ses heures de travail à l'usine, y creusait les tombes. Et cette familiarité avec la mort m'est devenue habituelle. On jouit dans les cimetières, à certaines heures, d'un merveilleux calme. Je pense à cet humoriste qui avait demandé qu'on grave sur sa tombe ces quelques mots : "Foutez-moi la paix !" Sa requête, sans qu'il s'en doute, rejoignait la prière de l'Eglise, vous savez, le Requiem : "Donnez-lui le repos éternel."

Je ne vais pas au cimetière, mais le souvenir de mes ancêtres est bien vivace en moi. De ceux que j'ai connus, parents et grands-parents, dont je revois le visage, dont je me souviens des traits de caractère. Non seulement ils peuplent ma mémoire, mais leur souvenir est pour moi comme un encouragement à vivre sur le chemin où ils m'ont engagé, où ils m'ont aidé à m'engager. Mémoire, aussi, des plus anciens, dont la généalogie, sans cesse entreprise, abandonnée, puis reprise à certaines périodes de mon existence me rappelle les noms, quelques dates, et des lieux plus ou moins familiers, dans un rayon de soixante kilomètres environ. Je pense souvent à eux, regrettant de ne pas pouvoir mieux les situer dans leur époque et dans leur environnement. Et souvent je me demande de quels gènes j'ai hérité de ces lointains aïeux, gènes dont je pourrais leur manifester ma reconnaissance.

Bien souvent,  je fais mémoire de tous ceux-là, et de tout ce que je leur dois, inconsciemment : ils m'ont fait tel que je suis. Priant pour eux, je leur dis merci.

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Samedi 25 juin 2016

 

Mireille,

 

Chaque semaine, le samedi matin, l'éditorialiste d'un quotidien régional nous fait la morale. Parfois, c'est supportable, parfois c'est un peu lourd... ou trop léger ! Dernièrement, analysant la morosité régnante dans notre pays - à ce qu'il prétend, du moins - il conclut : "Pour rompre le spleen de nos contemporains, quelques convictions suffisent pour mettre un peu de baume sur des questions existentielles difficiles à résoudre." Ah bon, me dis-je : en voilà un qui affiche ses convictions existentielles, ce qui est courageux ! Alors, je continue ma lecture, curieux de savoir quelles sont ces convictions. Les voici : "Profiter de la vie, aimer à tout rompre et célébrer la fraternité des hommes." Rien que çà !

"Ah non, c'est un peu court, jeune homme", comme disait l'autre ! Et d'abord, il faudrait avoir une certaine dose d'inconscience pour "célébrer aujourd'hui la fraternité des hommes ". Essayer de la vivre, d'accord. La pratiquer en étant réaliste, oui : il m'est difficile d'être fraternel tous les jours et en toutes circonstances. Mais enfin, je fais des efforts. Quant à la célébrer, c'est une tout autre affaire !

"Aimer à tout rompre", qu'est-ce que cela veut dire ? Je le sais bien : dans notre monde, rien n'est plus fragile que l'amour. Voir le nombre de ruptures, de divorces, de liaisons interrompues pour un oui ou pour un non. J'en suis témoin, bien souvent. Et bien souvent je ne comprends pas les motifs de ces ruptures intempestives, causes de tant de larmes et de tant de souffrances. Ou plutôt si, je comprends trop bien ce que l'amour dont il est ici question peut avoir d'aléatoire et "ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson", comme le chante le poète. Mais il ne peut s'agir d'amour, dans ma mentalité, s'il n'y a pas fidélité. Même s'il faut parfois serrer les dents pour tenir le coup. Alors, "aimer à tout rompre", oh oui, je crois comprendre que s'il y a des choses à rompre, pour l'auteur de mon éditorial, ce sont ces contraintes qu'impose naturellement tout amour vrai. Mais sans ces contraintes, il n'y a pas d'amour. Il n'y a que l'assouvissement de désirs fugaces.

Quant à "profiter de la vie", le conseil de mon moraliste me laisse perplexe. C'est une pensée à courte, très courte vue. Comment "profiter" sans manifester égoïstement mes désirs les plus primaires ? Qu'est-ce que cela veut dire, profiter de la vie, sinon essayer de jouir de l'instant présent sans aucune perspective d'avenir ? Si c'est cela, s'il s'agit de vivre sans projet à long terme, très peu pour moi. J'ai envie de regarder plus loin que le bout de mon nez. En attendant, Mireille, passez une bonne journée. Et faites plein de projets.

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Dimanche 26 juin 2016

 

Mireille,

Jésus, nous dit l'évangile de ce dimanche, "prend avec courage la route de Jérusalem." La traduction française édulcore le texte grec, qui nous dit, littéralement, que "Jésus durcit son visage", qu'il serre les dents, si vous voulez. Regardez le visage du coureur cycliste ou de n'importe quel sportif en plein effort : c'est le visage de Jésus que Luc nous présente aujourd'hui. Un visage tendu, contracté, parce qu'il sait que ce ne sera pas facile, qu'il aura besoin de toutes ses forces pour affronter courageusement les contradictions, la souffrance et la mort. Il sait que son Père n'interviendra pas sur cette route, ni pour envoyer "le feu du ciel", ni pour lancer "douze légions d'anges" à son secours. "Il faut" qu'il affronte pour notre compte le mal du monde, librement, lucidement.

Or curieusement, ce Jésus attire. Voici trois hommes qui se présentent. Ils sont prêts à suivre le Maître sans bien savoir où il va. A l'un, qui lui dit : "Je te suivrai partout où tu iras", il répond que "les renards ont une tanière, les oiseaux un nid, mais que le Fils de l'homme n'a pas d'endroit où reposer sa tête." Au deuxième qui veut d'abord aller enterrer son père, il répond par cette phrase énigmatique: "Laisse les morts enterrer leurs morts", et au troisième qui veut d'abord faire ses adieux à sa famille, Jésus commande de ne pas regarder en arrière.

Ces trois hommes, ces trois anonymes de l'évangile, c'est vous, c'est moi, à qui le Christ s'adresse ce matin. Son message peut nous sembler dur - et il l'est en effet -, mais, en y réfléchissant un peu, nous nous apercevrons qu'il est le seul chemin possible pour accéder à la liberté. Jésus nous invite à prendre courageusement notre vie pour lui donner sens et valeur.

Pour cela, il faut des renoncements. Mais il serait abusif et malsain d'isoler le renoncement et d'en faire une valeur en elle-même. On ne renonce à quelque chose que pour acquérir quelque chose de plus important. Le renoncement n'est que la face négative d'un choix. Même plus, il est la condition nécessaire de la liberté. Et le Christ nous propose la liberté. Le premier degré de la liberté, nous dit-il aujourd'hui, c'est de ne pas avoir de "fil à la patte." Pas même un "lieu où reposer sa tête."

Cet appel à la liberté est une invitation à nous créer, à nous re-créer. Est libre celui qui se crée dans le sens de sa vraie trajectoire, qui "sait où il va". Créer, c'est faire advenir du nouveau, et ce nouveau, c'est nous-mêmes. Relisons encore St Paul : "Oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l'avant, tendu de tout mon être et je cours vers le but" (Philippiens 3, 13) Ce n'est pas la mort, mais la vie qui nous appelle. Si nous ne trouvons pas le chemin qu'est le Christ, si nous ne marchons pas avec lui, nous resterons des "morts qui enterrent leurs morts."

 

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Lundi 27 juin 2016

 

Mireille,

L'autre jour j'ai rencontré Joëlle qui sortait du Casino. Joëlle, je la connais depuis de nombreuses années. Depuis son enfance. Elle a maintenant une bonne quarantaine d'années, est mère de deux garçons, et en instance de divorce d'avec son mari volage. Je me demandais justement, ces derniers temps, pourquoi je ne la voyais plus. J'ai découvert la raison de cette absence : elle m'a raconté qu'elle souffrait de deux fractures : la clavicule et un poignet. Et comme je voulais savoir ce qui lui était arrivé, elle m'a raconté que c'était son mari qui l'avait battue, que ce n'était pas la première fois, mais que cette fois, elle avait cru sa dernière heure arrivée, et qu'elle s'estimait heureuse de s'en sortir avec cette double fracture !

"C'est depuis qu'il boit", a-t-elle ajouté. "Quand on s'est connus, il était gentil, doux, affectueux. Et puis voilà qu'avec les années, il s'est aigri. Son travail ne lui donnait pas beaucoup de satisfactions ; il a rencontré une jeune femme, a commencé à mener une double vie. Ce que je n'ai pas supporté. A mes remontrances, il a réagi par des coups. Je me suis aperçue qu'il buvait en cachette, qu'il rentrait tard et qu'il n'était pas dans son état normal. Et voilà où l'on en est arrivés. J'ai été obligée de fuir avec mes enfants, si bien qu'aux yeux des gens, je suis l'épouse infidèle, celle qui a quitté son mari..."

Que de fois n'ai-je pas été témoin de telles misères ! Souvent de misères que l'on cache le plus longtemps possible, jusqu'au jour où l'on ne peut plus rien cacher. Je pense à cette pauvre femme qui avait sombré dans l'alcoolisme et dont le mari voulait se débarrasser. Pour son procès de divorce, il nous avait fait citer, comme témoins à charge contre elle, le médecin, le pharmacien, le gérant du supermarché et moi. Il comptait sur notre témoignage, mais tous, unanimement, sans nous être concertés, avions défendu la pauvre malheureuse : à nos yeux, elle n'était qu'une victime. Je pense aussi à ce père de famille nombreuse, qui était la pâte des hommes, sauf quand il avait bu. Un jour, il voulait pendre sa femme au lustre de la salle de séjour. Il a accepté de se faire soigner, a entrepris une cure de désintoxication. Sa femme n'y croyait pas trop, et pourtant, jusqu'à son dernier jour, il n'a plus bu une goutte d'alcool !

Pauvres humains que nous sommes ! Si faibles et si dépendants ! Et bien souvent si impuissants, devant le malheur des autres !

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Mardi 28 juin 2016

 

Mireille,

"Travaillez, prenez de la peine..." Eternelle sagesse des Fables de La Fontaine ! Je me disais ce matin que nous étions bien heureux, nous autres Français, d'avoir hérité d'un tel trésor. Trésor qui nous vient de l'antiquité grecque, certes, et particulièrement des fables d'Esope, mais remis au goût du jour - avec quelle verve - par notre fabuliste national ; trésor dont l'école primaire de notre enfance se chargeait bien de nous enrichir ! Que de fables qui restent gravées dans ma mémoire, et qui ont sans doute marqué la conscience collective de nombreuses générations ! Le "riche laboureur, sentant sa mort prochaine" fut extraordinairement astucieux : faisant croire qu'un trésor était caché dans son champ, il nous a appris à tous "que le travail est un trésor". A lui, grand merci.

J'ai lu un jour toute une série de témoignages de Rmistes de longue durée, non seulement contents de leur sort, mais fiers de leur situation et bien résolus à n'en pas sortir. Ils déclaraient qu'avec ce qu'ils touchent sans travailler, ils se permettent enfin de vivre à leur guise. Leurs moyens financiers sont limités, mais le temps libre qu'ils ont ainsi obtenu leur permet enfin de vivre. Bref, ils considèrent le travail presque comme un esclavage. Certes, ils sont des cas exceptionnels, du moins je le pense, et leur témoignage ainsi proclamé doit mettre en colère l'immense majorité des demandeurs d'emploi, mais enfin, ils existent. Et ils expriment, par leurs choix, comme un rejet de certaines formes de travail.

Alors, le travail est-il "un trésor" ? Je lis Maurice Bellet : "Ne plus faire du travail - du travail monétarisé, fixé par l'économie ou l'administration - la seule forme possible de la place reconnue dans la société... donner place large et heureuse au gratuit." Tout cela est bel et bon, facile à écrire quand on n'est pas obligé de "gagner sa croûte" pour nourrir une famille. Je dois être "vieux jeu", mais j'ai toujours considéré le travail humain, tout travail - il n'y a pas de sot métier - comme une valeur essentielle. C'est ce trésor qui enrichit l'humanité tout entière.

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Mercredi 29 juin 2016

 

Mireille,

N'êtes-vous pas antisémite ? Ou peut-être, alors "un peu islamophobe" ? A moins que comme beaucoup de nos concitoyens, vous ne soyez légèrement anticléricale ?

Si je vous pose la question, c'est qu'elle est d'actualité. Quelques faits récents m'ont frappé. Un journaliste, ayant déclaré honnêtement qu'il était "un peu islamophobe", a été immédiatement taxé de racisme par quantité de "bien-pensants", dont le MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples ). Quant on connaît un peu le parcours de ce journaliste,  quand on sait son ouverture d'esprit et sa largeur de vues, on ne peut que regretter le sectarisme et l'étroitesse d'idées de certains.

Un sondage ayant été effectué, il y a quelques années auprès de plusieurs milliers d'Européens à qui l'on demandait quelles étaient les nations qui, à leurs yeux, constituaient un danger pour la paix mondiale, une majorité importante a placé l'Etat d'Israël en tête, largement devant la Corée du Nord, l'Iran et les Etats-Unis. Immédiatement, l'Etat hébreu dénonça ce qui, à ses yeux, était un acte d'antisémitisme caractéristique, rappelant, en passant, la mémoire de la Shoah.

Quant à l'anticléricalisme, ou plus précisément l'anti-catholicisme, il est tellement répandu de nos jours dans les médias de tout poil qu'il se banalise et devient, par le fait même, in-signifiant, même s'il demeure, pour moi et pour beaucoup, quelque chose de blessant.

Qu'on ait des réactions de défiance, voire de peur, face à tant de manifestations d'un Islam conquérant ou d'un islamisme terroriste, quoi de plus normal ? Qu'on réagisse devant les attitudes guerrières, violentes, inhumaines d'un Etat juif "conquérant et dominateur", c'est bien naturel, à mon avis. Ce n'est pas pour autant qu'on est raciste ou antisémite. De même qu'on ne peut que déplorer certaines manifestations de cléricalisme qui ne peuvent que dénaturer le message chrétien. Il n'en demeure pas moins vrai que tout homme a droit à mon respect et donc que ce n'est ni par le mépris, ni par des invectives, ni par des condamnations que j'en ferai mon interlocuteur et, peut-être, mon partenaire dans la grande aventure humaine.

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Jeudi 30 juin 2016

 

Mireille,

Et voilà ! Je me mets en vacances. Pendant ces deux mois d'été, je ne vous écrirai plus, comme je l'ai fait quotidiennement depuis le 1er septembre de l'an dernier. Pensez donc : plus de 300 billets. Pas un seul jour ne s'est passé - sauf les jours de pannes informatiques -  sans que je vous écrive quelques lignes. Dimanches, jours de fête, jours de semaine, je n'y ai pas manqué.  Avouez donc que je mérite bien un peu de repos, non ?

Il faut que vous en conveniez : l'exercice que je m'impose chaque matin, avec une régularité d'horloge (tous les jours avant 9h), c'est un exercice parfois difficile. Jamais fastidieux, certes, mais délicat. Se réveiller tous les jours en se disant : "Il va falloir que j'écrive à Mireille. Qu'est-ce que je vais bien trouver à lui dire ?", ce n'est pas de tout repos, à mon âge ! Il y a des jours où rien ne vous vient à l'esprit. On s'assied devant son clavier d'ordinateur, on tape la date, on hésite. Et voilà que soudain, un mot, une phrase entendue, un visage dont on se souvient, une information surgissent à votre esprit. Et c'est parti ! Au cours de l'exercice, surviennent des doutes : n'ai-je pas déjà raconté cela ? Est-ce que je ne suis pas en train de radoter ? Il faut continuer, en se disant, comme le disait déjà Napoléon, que "la répétition est la meilleure formule de rhétorique."

Vous l'avez sans doute remarqué : beaucoup de ces billets quotidiens manquaient de couleur, de vigueur, de sourires. A force de tirer sur une batterie, elle se décharge. Le temps est venu de recharger les batteries. D'ailleurs, il en est toujours de même, dans la vie. "L'ennui naquit un jour de l'uniformité", écrivait Antoine Houdar de la Motte (un illustre inconnu).

Donc, une pause sera la bienvenue. Pour vous comme pour moi. Quand on met tout au bout le bout, la vie devient fastidieuse. Et en musique, les pauses, les soupirs et les silences sont très importants. Ma vieille amie libraire avait toutes les qualités, sauf qu'elle était intarissable : quand elle se mettait à parler, on ne pouvait plus l'arrêter. Son mari, qui ne parlait que rarement, et de façon sentencieuse, avait obtenu d'elle une pause : un soir par semaine, chacun se mettait dans une pièce différente de l'appartement, sans parler à l'autre. Simplement pour pouvoir lire en paix. C'était une mesure de sagesse.

Vous de même : vous allez pouvoir prendre un peu de recul, même et surtout si vous êtes "accros" de la Lettre à Mireille. Et, d'ailleurs, nous ne vous abandonnons pas. Il y a tellement d'autres rubriques dans notre site. Elle valent le détour. Une homélie hebdomadaire, c'est nourrissant. Une vie de saints, c'est instructif. Pour votre information, il y a, également chaque semaine, les "Nouvelles de l'Eglise". Et si vous êtes triste, il y a un impressionnant de blagues sous le titre "Connaissez-vous la dernière.". Tiens, une dernière suggestion : et si, quelquefois, vous m'écriviez, vous, à votre tour ?

Prenez donc, comme moi, de bonnes vacances.

 

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