Colmar : Retable d'Issenheim2e séquence : Où est le mal ? (Février 2004) En janvier, nous avons commencé notre recherche par une série de questions. Rappelez-vous :
* Péché personnel ou "péché du monde" ?
* "J'étais pécheur dès le ventre de ma mère", dit le psaume 50. Où est ma faute ?
* Dans un monde cassé, le monde où nous vivons, qui est responsable ?Puis, nous avons fait un premier constat : la violence, les conflits font partie intégrante de notre vie. La nature nous fait violence ; les hommes s'unissent pour dominer la nature , mais entre eux surgissent les conflits, souvent mortels. Si bien que je découvre que la violence n'est pas extérieure, mais qu'elle est en moi.
C'est à partir de ce premier constat que nous allons continuer notre recherche.
Je vous parlais, le mois dernier, de "l'homme révolté". Contre une nature hostile, pour survivre, contre les divisions qui menacent nos sociétés, l'homme se bat. C'est légitime. Il n'a pas à se résigner devant ce que certaines religions ont appelé un "ordre providentiel." Mais il ne faudrait pas, pour autant, confondre ce combat avec le travail pour la venue du Royaume. Ce serait aller un peu vite. Disons simplement que c'est sur ce terrain - la tentative des hommes pour se libérer du mal sous toutes ses formes - que peut survenir l'accident du péché.
C'est dans ce combat contre le mal, dans cet effort pour s'arracher aux contraintes auxquelles il est soumis que l'homme accède à la liberté. Et la liberté humaine, c'est le lieu même de sa rencontre avec Dieu. Dieu nous fait exister par l'intermédiaire de nos décisions libres. Il ne nous crée pas sans nous. Ou bien nous existerons davantage, ou bien nous allons régresser vers le néant.
Nous voici donc affrontés au mal. Il y a, certes, le mal que nous subissons : une maladie, un accident, ou simplement la vieillesse. Et il y a également le mal que nous produisons. C'est ce mal-là que nous allons examiner.
Ambiguïté.
Nous ne connaissons jamais clairement les ressorts de nos actes. Même lorsque je rends un service à quelqu'un, si je m'interroge, il peut arriver que je me rende compte que c'est pour le dominer que je fais cela. Ou pour me "valoriser", ou pour me donner bonne conscience. Toute action, quelle qu'elle soit, est inspirée par des motifs plus ou moins purs. Elle est toujours ambigüe. Toute action est à double tranchant, porteuse de bon et de mauvais. Par exemple, on travaille pour un pays en voie de développement :il faut faire vraiment attention à ne pas susciter une mentalité d'assistés chez ceux qu'on aide. Aucun choix n'est incontestable et nos combats sont douteux. Et cependant, cela ne nous dispense pas de les entreprendre. Sans les sacraliser. Les révolutions, même justifiées, doivent se préserver de ce manichéisme si répandu qui classe les bons d'un côté et les mauvais de l'autre.
Mais il existe une forme de mal qui est liée beaucoup plus directement à notre liberté personnelle. Nous chrétiens, nous l'appelons le péché.
Vertige du néant
Toutes les sociétés sanctionnent les conduites mauvaises. Prévention, éducation, sanction : il s'agit toujours d'amener les citoyens à travailler pour la collectivité, et non contre elle. Elles considèrent l'homme comme responsable de ses actes. Pourtant, il faut bien reconnaître que le mal n'est pas un pur produit de notre liberté. Interviennent l'hérédité, l'environnement social, les données d'une culture quelconque, tous les conditionnements qui limitent notre liberté et font que tous nos actes ont une part d'ambiguïté. Avec l'éducation, on travaille à ce que l'homme "domestique" ce qui est en lui purement naturel.
Reste cependant notre part de liberté. Nous ne sommes pas entièrement conditionnés. Liberté pour aller dans le sens de la vie, dans le sens où l'homme devient image de Dieu, et également dans le sens d'un monde plus humain. Et en même temps, une résistance, et même un vertige du néant. Ce que Freud appelle des "pulsions de mort." On pourrait ajouter : un certain goût de détruire. Il est plus facile de détruire que de créer. De même quand il s'agit de nos solidarités. On sait bien que nous ne pouvons pas grandir en humanité tout seuls : notre croissance est liée à la croissance des autres. De même, on ne peut pas essayer de ressembler à Dieu, donc exister, si nous ne nous faisons pas comme lui créateurs. Or, reconnaissons-le, bien souvent nous ne cherchons à exister qu'au détriment des autres, sur leur dos : on cherchera donc à les réduire à l'état d'objets (utiles ou nuisibles). Le mal moral, le mal de la liberté, c'est cela.
Quand la Bible décrit le péché, la plupart du temps en termes imagés, avec des histoires, elle le fait en mettant à sa racine la défiance. Une défiance qui nous porte à accumuler les sécurités, les défenses contre les autres, les richesses de tous ordres. Elles sont là pour nous rassurer sur notre propre valeur et sur notre avenir. Une sécurisation. Eh bien, né dans la défiance, le péché ira jusqu'à son expression ultime : le meurtre. Il faut réduire à l'impuissance l'autre, puisqu'il est considéré comme un adversaire, un concurrent. Mais il y a mille manières de réduire l'autre à l'état d'objet. Dans le domaine de la sexualité (l'objet sexuel), comme dans le domaine social : même si l'esclavage n'existe plus officiellement, cherchez à reconnaître toutes les fois où l'on utilise les autres.
C'est cela, le péché : c'est le mal de la relation. Même les "péchés contre soi-même", car ils sont repliement sur soi et refus implicite de la relation. Cela peut aller jusqu'à un hyper-narcissisme. Rappelez-vous : dans la mythologie grecque, Narcisse est ce personnage qui devient tellement amoureux de son image, en se contemplant dans une fontaine qui lui sert de miroir, que, pour la rejoindre, il se précipite dans la source et se noie.Tentatives d'explication.
Nous venons de décrire un fait universel : les hommes produisent sans cesse des actes contraires au projet de l'humanité, qui consiste à se libérer du mal qui nous empêche d'être nous-même, d'être pleinement libres. D'où la grande question : pourquoi ? Comment cela se fait-il ?
Dans la tradition judéo-chrétienne, on trouve des éléments de réponse. Essayons de les résumer.
* Dieu n'est pas l'auteur de notre mal, ni sous sa forme physique et psychologique, ni sous sa forme morale.
* Le mal n'est pas davantage un destin : il aurait pu ne pas être. Il a donc partie liée avec la liberté.
* Le mal trouve ses racines dans deux dérapages présentés de façon mythologique : le péché de l'ange et le péché du premier homme.Donc, trois protagonistes : Dieu, l'homme et Satan.
* Devant le drame effrayant du mal du monde, il convient d'abord de dire : ce n'est pas la faute de Dieu. Il y aurait contradiction absolue à penser que celui qui est la source de la vie, celui qui est totalement bon, est en même temps la source du mal. Si c'était le cas, nous aurions perdu toute espérance. Plus rien de solide en nos mains. Or toute l'aventure humaine est fondée sur une espérance, un optimisme : l'homme sait qu'il a raison de travailler à surmonter le mal, car le mal ne devrait pas être. Cet optimisme fondamental, nous en voyons l'expression dans tout l'effort humain, scientifique, technique, politique.
* Est-ce la faute de l'homme ? Question plus délicate. Et pourtant, les hommes préfèrent se dire responsables. Plutôt que d'accuser Dieu, s'ils sont croyants, ou la nature, ils se sentent responsables du mal de leurs relations et de leur impuissance à dominer leur histoire. En effet, si nous sommes responsables de nos erreurs et de nos fautes, nous pouvons aussi y remédier. Cet "optimisme" est nécessaire à toute action, nécessaire à notre vie.
* Et Satan ? Il nous arrive de nous sentir dépassés par l'horreur du mal. On dit que c'est "inhumain." Par exemple devant un génocide, un grand massacre absurde, la cruauté gratuite. La Bible a trouvé pratique d'utiliser l'image de Satan pour expliquer que souvent le mal humain dépasse l'homme, même si l'homme en prend la responsabilité. On dit que c'est "diabolique", "satanique". Le personnage de Satan disculpe à la fois Dieu et, dans une certaine mesure, l'homme. Mais cela fait problème. On frôle le manichéisme, doctrine selon laquelle il y a un "dieu du bien" et un "dieu du mal". De plus, Satan est un ange déchu, donc une créature de Dieu. Et voilà de nouveau Dieu responsable du mal. Aussi, bien des théologiens pensent que Satan est un langage (que le Christ lui-même utilise, d'ailleurs), une manière d'exprimer l'absolu du mal humain. De toutes façons, que ce soit une manière de parler ou un personnage spirituel, les conséquences sont les mêmes : nous sommes en partie conditionnés par un mal qui nous dépasse. En partie seulement : nous restons libres en face de la tentation.Mal, inachèvement, création
Nous sommes des êtres inachevés, donc imparfaits, limités. Et en même temps il y a en nous la volonté de franchir nos limites, un appel vers l'achèvement de l'homme parfait. "Vous serez comme des dieux", disait le serpent tentateur. Mais c'est vrai : c'est aussi le projet de Dieu lui-même. Simplement, ce que Dieu veut nous donner par amour, nous, nous voulons le prendre, nous emparer, par une démarche de violence contraire à l'amour.
Pour le moment, nous ne sommes pas "comme-Dieu". C'est inachevé. Notre statut actuel est changé d'imperfection, y compris au sens moral du terme. "Pas un juste, pas même un seul", dit la Bible. Nous pouvons nous faire librement images du Dieu libre, mais cette liberté comporte un risque, celui de notre refus. La création est appel, et l'on peut refuser de l'entendre. Au lieu de faire une démarche de création, on fait une démarche de dé-création, de régression vers le néant. C'est à l'occasion de l'appel à être, au moment même de la création, que se fait la cassure. Chacun de nos choix nous replace dans la situation de l'instant originel. On refuse l'alliance créatrice. On rend Dieu impuisant. On fait échouer son projet d'amour.
Péché originel ?
Bien, d'accord : limites, imperfection de nos actes humains, cela se comprend. Mais d'où vient cette défiance envers la Parole créatrice, qui est une parole d'amour ? Comment le mal entre-t-il dans nos vies et dans le monde ?
L'Eglise répond en parlant de "Péché originel." Elle n'est pas la seule. Philosophes et ethnologues, même les plus éloignés de la foi chrétienne, on réinventé le même schéma : le temps d'une humanité innocente, puis une faute qui intoxique toute l'humanité à venir, et enfin (aujourd'hui encore) le temps de l'innocence impossible. Platon parle de la chûte des âmes. Rousseau explique que "l'homme naît bon, mais c'est la société qui le déprave". Marx explique l'aliénation par des mécanismes économiques. Et Freud invente le meurtre du père primordial dans la horde primitive. Enfin, plus prèe de nous, René Girard parle de la "mimésis d'appropriation". Qu'est-ce que cela veut dire ? Prenez un groupe humain qui vit tranquillement, sans problème : tout fonctionne bien. Personne ne cherche à s'approprier personnellement des objets qui servent à tous. Voilà qu'un des membres prend pour lui un de ces objets, s'en empare. Aussitôt se produit chez les autres un "désir mimétique". Chacun va faire la même chose, imiter le prédateur. D'où naissance de la violence. On s'entretue !
Les auteurs de la Bible, au contact des civilisations qui, toutes, ont leur mythe de la faute originelle, donnent leur version de ce "péché originel" en empruntant sans complexes des thèmes, des images des matériaux littéraires aux cultures des peuples qui les entourent. Mais ils les transforment pour leur faire exprimer leur propre vision des choses. Ils veulent nous apprendre à découvrir "la racine du péché". Nous chercherons cela dans la Bible,le mois prochain.
(Pour cette page, je me suis inspiré d'un article de M. Domergue dans "Cahiers pour croire aujourd'hui" de décembre 1987)
(à suivre, le 2 mars)
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