Colmar : Retable d'Issenheim3e séquence : Coupables, mais pas responsables ? ( mars 2004) En janvier, nous avons fait un premier constat : la violence, les conflits font partie intégrante de notre vie. La nature nous fait violence ; les hommes s'unissent pour dominer la nature, mais entre eux surgissent les conflits, souvent mortels. Si bien que je découvre que la violence n'est pas extérieure, mais qu'elle est en moi.
En février, nous avons constaté que la présence du mal est universelle. Il y a le mal que je subis... et le mal que je fais. d'où notre question : d'où vient le mal ?
C'est un scandale !
En effet, c'est un vrai scandale : je n'ai pas demandé à venir au monde. Mais j'y suis, j'y vis. Et sans cesse je suis affronté à ce mal qui règne partout. Pourquoi faut-il que je souffre ? Et s'il faut mourir (puisque c'est inscrit dans mes gènes), pourquoi la mort n'est-elle pas un passage paisible ? Pour moi, tout cela est anormal. D'où ma question.
Je vous le disais le mois dernier : les réponses à cette question de l'origine du mal sont nombreuses. Chaque grande culture a la sienne. Les grands penseurs également. La plupart d'entre eux ont repris le même schéma en trois temps : un âge d'or initial, un chute dans le malheur, et une rédemption (par la révolution (Marx), une thérapeutique (Freud) ou un transfert sur un bouc émissaire (René Girard))
Plusieurs scénarios
La Bible, elle aussi, a ses explications. A partir d'éléments empruntés aux peuples avec lesquels ils ont été en contact, les Hébreux ont élaboré plusieurs scénarios destinés à illustrer leur foi en un Dieu unique. Non pas un seul scénario de la chute originelle, mais trois principaux. Ce qui veut dire, entre parenthèses, qu'ils ne voulaient pas nous donner une relation de faits historiques, mais nous présenter simplement les moyens de comprendre toute l'aventure humaine. A travers des récits qu'on peut appeler légendaires, mythiques.
Quand on parle du "péché originel", on pense tout de suite au récit de Genèse, chapitre 3 : l'homme et la femme au jardin d'Eden, l'arbre de la connaissance, le fruit qu'il est interdit de manger, le serpent qui parle, la désobéissance et ses conséquences désastreuses. C'est une erreur. L'expression "péché originel" a été inventée par saint Augustin. Le récit de Genèse 3 parle de l'origine du péché, c'est-à-dire de ce qui se cache sous tout péché, de votre péché et du mien, et non pas du commencement du péché, de son entrée dans l'histoire de l'humanité.
Les filles d'hommes étaient bien jolies
Il y a donc ce premier récit légendaire. Mais il y en a deux autres. Au chapitre 6 et au chapitre 11 de la Genèse. Le récit du chapitre 11, vous le connaissez : c'est la tour de Babel : une tentative de construire un monde sans Dieu. Vous connaissez sans doute moins le scénario du chapitre 6. Je vous le transcris :
" Alors que les hommes avaient commencé à se multiplier sur la surface du sol et que des filles leur étaient nées, les fils de Dieu virent que les filles d'hommes étaient bien jolies, et ils prirent pour femmes toutes celles qui leur plurent. Le Seigneur dit : "Mon Esprit ne dirigera pas toujours l'homme, étant donné ses erreurs : il n'est que chair et ses jours seront de cent vingt ans." (...) Le Seigneur vit que la méchanceté de l'homme se multipliait sur la terre : à longueur de journée son coeur n'était porté qu'à concevoir le mal et le Seigneur se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre. Il s'en affligea et dit : "J'effacerai de la surface du sol l'homme que j'ai créé..."
Suit le récit du Déluge.Le passage ci-dessus est difficile à interpréter. Retenons simplement que le péché originel y est vu comme une violence sous des formes multiples, dont la première forme est le rapt des femmes, réduites à l'état d'objet de convoitise. Quant à saint Augustin, il n'a retenu que le premier scénario, celui du chapitre 3. C'est lui qui a "inventé" cette théologie du péché originel, à partir de ce récit. Dans quelles circonstances ?
Pélage et Augustin
Il s'agissait de s'opposer à un moine, Pélage, dont la doctrine connaissait un vif succès. Pélage partait d'un principe : pour qu'il commette un péché, il faut absolument que l'homme soit parfaitement libre. Donc les bébés, à la naissance, sont parfaitement innocents. Au Concile de Carthage, en 418, Augustin s'élève contre cette doctrine. Si Pélage a raison, dit-il en substance, il existe des êtres humains qui n'ont pas besoin d'être sauvés par le Christ, puisqu'ils sont innocents. Donc, le Christ ne serait pas mort pour tous les hommes. Autre argument : depuis toujours on baptise les bébés et le baptême, selon l'Ecriture, est donné "en rémission des péchés". Une pratique constante de l'Église est considérée comme exprimant la foi. Alors, puisque les bébés n'ont pas commis de péchés personnels, de quel péché les libère le baptême ? Augustin, suivi en cela par les Pères du concile, répond : le péché d'origine.
Le Concile de Trente
En 1546, le Concile de Trente va définir comme un dogme, c'est-à-dire l'expression d'une vérité nécessaire à la foi catholique, la doctrine du péché originel. Il précise que le péché originel "est un vrai péché qui se trouve réellement en chaque homme. Il ne se contracte pas par des actes déterminés, mais "par génération ou propagation". Comment ce péché est-il entré dans l'humanité ? Les conciles ne répondent pas directement à cette question. Ils parlent d'Adam, mais seulement à titre d'explication. Cette référence ne fait pas partie du dogme. D'ailleurs, cette référence à Adam pour expliquer l'entrée du mal dans le monde est bien pratique, car elle fait remonter l'origine du mal au père primordial (on ne peut aller plus loin) et en même temps elle disculpe Dieu. Ces allusions à Adam comme auteur du premier péché sont très rares dans la tradition. Saint Irénée (et comme lui les Eglises orientales) interprète le péché d'Adam comme une sorte de "crise de croissance" de l'humanité adolescente. Et Grégoire de Nysse parle d'Adam, non comme d'un individu, mais comme d'un collectif, le péché originel étant une défaillance de l'Adam collectif.
Un péché pas comme les autres
Il faut reconnaître que le mot "péché", dans l'expression "péché originel", n'a pas son sens habituel. C'est pourquoi les Pères grecs ont refusé de l'utiliser. Si l'on dit "vrai péché", c'est pour dire qu'il y en l'homme quelque chose qui introduit une rupture entre Dieu et lui. Les conciles décrivent la condition humaine : le seul fait d'appartenir à la famille humaine nous rend solidaires, mais pas responsables, de la rupture entre l'homme et Dieu. L'homme naît à distance de ce qui fait sa vie en plénitude. Il s'agit d'une malformation congénitale, qui n'est pas imputable à Dieu. C'est par la porte de la liberté humaine que le mal est entré dans le monde. Dès le commencement. Si vous voulez, nous sommes tous spirituellement "séro-positifs" : le mal est en nous latent, qu'il soit ou non déclaré, qu'il s'illustre ou non par des actes concrets.
Terriblement pessimiste, ce tableau, me direz-vous ! Effectivement, ce serait terriblement pessimiste s'il n'y avait la suite, l'essentiel : le plan d'amour de Dieu. Le baptême, le salut ne se réduisent pas à la rémission des péchés. Jean parle de "nouvelle naissance, de l'eau et de l'Esprit". Pierre parle de "participation à la nature divine". En naissant, nous n'héritons pas d'une humanité parfaite. Mais nous avons vocation à parvenir à "l'homme nouveau" dont parle saint Paul. Nous voici destinés à participer, non plus à l'humanité pécheresse, mais à l'humanité du Christ. L'humanité divinisée.
Avant ou après ?
Ceci dit, nous ne sommes pas obligés de croire qu'il y a eu, avant le péché, un temps idyllique, un paradis terrestre où l'homme aurait vécu dans une intimité parfaite avec Dieu. Cet âge d'or n'est pas derrière nous, mais devant nous. Il nous faut lire le chapitre 2 de la Genèse comme une description du projet de Dieu pour nous, à la fin des temps. Nous avons la possibilité de devenir librement cet homme -là. Il n'y a pas de paradis perdu, il y a un paradis promis, celui de l'humanité enfin réussie à l'image de Dieu.
La plupart du temps, on relit l'histoire de la chute pour expliquer le mal qu'il y a en chacun de nous. D'une façon très simple. Trop simple : le premier homme et le première femme commettent une faute ; les voilà coupables. Ils transmettent cette "tache originelle" à leurs descendants en même temps que la vie. Mais le récit de la Bible dit bien autre chose. Au chapitre 2 de la Genèse, elle décrit le projet de Dieu pour l'homme : un univers sans division. D'abord unité de l'espèce humaine : pas de conflit entre l'homme et la femme. La femme, même, sort du corps de l'homme : diversité, certes, mais sans division. L'homme dit : "celle-ci est chair de ma chair et os de mes os." Le texte ajoute "Deux en une seule chair". Ensuite, accord parfait de l'homme avec la nature : le jardin donne ses fruits sans travail pénible. Donc, dans le projet de Dieu, aucune de ces grandes divisions génératrices de violence.
Survient le péché. Résultat : asservissement de la femme par l'homme, donc, fin de l'unité fondamentale ; et conflit de l'homme avec la nature : expulsé du jardin, l'homme ne survivra que par un travail très dur et la nature finira par l'écraser. Suite du drame : Caïn et Abel, premier épisode d'une lutte entre frères ennemis qu'on trouve tout au long de la Bible : Esaü et Jacob, Joseph et ses frères, etc. La réconciliation ne surviendra qu'avec l'annonce de la Bonne Nouvelle. "Désormais, il n'y a plus ni homme ni femme, ni juif ni grec, ni esclave ni homme libre," écrit saint Paul. Dieu avait créé de la diversité, mais voilà que le péché prend appui sur cette diversité pour produire le contraire de l'amour : la division. Tel est notre drame.
Genèse ou Exode.
Qu'y a-t-il d'historique dans ce récit de la Genèse ? Rien, sinon l'événement fondateur de toute l'histoire d'Israël : la sortie d'Egypte. Certes, le récit lui-même, tel qu'on le trouve dans la Bible, notamment au livre de l'Exode, est un récit épique dont les fondements historiques sont difficiles à discerner. Mais une chose est certaine : les Hébreux se sont posés, tout au long de la longue marche, la question que tous les hommes se posent, un jour ou l'autre : "Oui ou non, Dieu est-il avec nous ? Ou bien est-il absent ? Ou bien est-il indifférent ?" A cette question, deux réponses possibles. Ou bien on fait confiance à la Parole transmise par Moïse, la parole qui les a fait sortir de l'esclavage, ou bien on fait un test, on veut forcer la main de Dieu pour qu'il donne un signe. On ne veut pas croire, on veut voir, constater "de visu". On refuse de faire confiance en une parole. C'est ce que la Bible appelle "tenter Dieu." Savoir par la vue et refuser de se laisser informer par l'écoute. On veut s'emparer du fruit de l'arbre de la connaissance. Voilà ce qui s'est passé pendant la marche au désert : une aventure spirituelle (confiance ou défiance, croire ou tester, écouter ou vérifier) que les auteurs du chapitre 3 de la Genèse vont transposer , la transportant "au commencement", pour montrer qu'elle est l'aventure mortelle de tous les hommes et de tout homme.
Le soupçon.
Mais pourquoi les hommes se mettent-ils à douter de Dieu ? Au chapitre 3 de la Genèse, le tentateur insinue que Dieu est menteur (on ne peut pas se fier à sa parole), jaloux et avare de ses prérogatives. Un Dieu hostile à sa créature. Un ennemi. Ce soupçon qui s'insinue dans l'esprit de l'homme va le pousser à refuser sa confiance et à chercher à savoir par lui-même. Il faudra tout le récit biblique pour disculper Dieu de l'accusation qui est source et origine de tout péché. Il faudra que Jésus Christ donne sa vie pour que nous sachions enfin jusqu'où va l'amour. Le péché, c'est douter que Dieu soit l'Amour. La défiance brise l'alliance initiale. Seule la foi pourra la restaurer.
Défiance. D'abord sur Dieu. Mais ensuite, elle va s'étendre à toute chose. L'homme va se hérisser de défenses, se barder de sécurités. Par la recherche de la richesse, en laquelle il place une confiance qu'il ne sait plus à qui donner. Par le désir de se valoriser personnellement, en réduisant les autres à l'impuissance parce qu'on les considère comme dangereux. Volonté de dominer par peur d'être dominé et pour se mettre soi-même en valeur. Abaisser l'autre, cela peut aller jusqu'à l'homicide. Pas nécessairement en tuant physiquement, mais par exemple par le mépris qui annule l'autre, ou en réduisant l'autre à l'état d'objet.
Le péché atteindra son paroxysme à la croix du Christ, où le juste est crucifié comme injuste : attentat contre l'homme et par là, contre Dieu. Le paradoxe est que par là nous vient le salut.
(Pour cette page, je me suis inspiré d'un article de M. Domergue dans "Cahiers pour croire aujourd'hui" du 15 janvier 1988)
(à suivre, le 6 avril.)
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