Colmar : Retable d'Issenheim4e séquence : Qui nous sauvera ? (avril 2004) Résumé des premières séquences :
1 - La lutte pour la vie, contre la nature hostile, puis pour s'organiser en société. L'homme rencontre des obstacles capables de ruiner tous ses efforts. (janvier 2004)
2 - Dans cette lutte s'enracine le mal humain : essentiellement mal de la relation, né de la défiance, engendrant la jalousie et le meurtre. (février 2004)
3 - La Bible nous révèle la profondeur de ce mal : tout homme, en venant au monde, participe à cette mentalité collective, porteuse à la fois de soupçon destructeur et d'espérance constructrice (mars 2004)
Nous continuons ce mois-ci en réfléchissant sur le salut donné en Jésus-Christ.
1 - Jésus et la Bible.
Commençons par éliminer une fausse idée que nous avons tous derrière la tête : nous pensons tous, en effet, que le Christ est arrivé sur la terre un beau jour, un peu comme un extra-terrestre, d'une façon abrupte, inopinée. Il n'en est rien ! Le Christ est là depuis le commencement, travaillant dans le secret l'histoire des hommes. Il est le fruit de toute l'aventure biblique. Il achève le Livre et la révélation.
Quelle révélation ? Que Dieu est amour, et non pas haine, méfiance, hostilité. Il n'est pas en compétition avec l'homme. Rappelez-vous : dans le récit mythique de la tentation (Genèse 3) le serpent insinue que Dieu est un Dieu jaloux, avare, méfiant. Et l'homme tombe dans le panneau. Eh bien, toute la révélation (toute la Bible) va s'efforcer de montrer que c'est faux, et que la vérité de l'homme ne peut pas être différente de la vérité de Dieu. L'image qu'on s'était faite d'un Dieu mauvais nous avait conduits à la violence et à la volonté de dominer ; par contre, l'image d'un Dieu amour doit nous conduire, nous aussi, à l'amour.
Pour arriver à ce démenti, Dieu doit traverser les illusions que les hommes se font sur lui. La Bible est le récit de ce combat. Ce n'est pas un livre édifiant : nous y trouvons toutes nos perversions et toutes nos violences. Dieu nous prend où nous en sommes ; il nous prend en charge avec tout ce qu'il y a de mal en nous, avec tout ce dont nous sommes devenus esclaves, et il nous fait cheminer vers sa lumière et vers sa liberté. On va donc rencontrer dans toute la Bible des cris et des récits de violence, et des adultères, jusque dans la généalogie du Christ.
Genèse. C'est le titre du premier livre de la Bible. Le mot signifie non seulement naissance, mais élaboration, manière dont une chose s'est formée, dit mon dictionnaire. Dans ce sens, c'est toute la Bible qui est genèse, gestation, récit de l'évolution de toute la création, non seulement jusqu'à ce jour, mais jusqu'à "l'homme nouveau" dont parle saint Paul. C'est-à-dire l'humanité enfin libérée de ses démons. Jusqu'au Christ. C'est lui qui donne son sens à tout le parcours.
2 - Le récit pascal.
Si on relit attentivement les évangiles, on remarque facilement que tous les passages font allusion à la Pâque, d'une manière ou d'une autre, par un mot, une expression, un thème. Il s'agit toujours de la traversée de notre mal et de la mort.
* Deux thèmes contradictoires ?
Oui, on rencontre souvent des thèmes où la mort du Christ est présentée comme nécessaire, fatale, obligatoire ; et d'autres thèmes, aussi nombreux, où elle est présentée comme libre, choisie, délibérée. Nécessité et liberté. Alors ?
Thème de la nécessité d'abord. On nous dit que Jésus doit se rendre à Jérusalem, souffrir beaucoup, être mis à mort. Jésus présente lui-même ces événements comme la volonté du Père (Matthieu 26, 42). La Passion est "le calice que le Père lui a donné à boire ; le baptême dont il doit être baptisé." D'ailleurs, c'est écrit. "Comment s'accompliraient les Ecritures selon lesquelles il doit en être ainsi ?" Donc il faut que le Christ soit pris dans l'engrenage du mal humain. D'ailleurs, comment en serait-il autrement ? Tout est contre Jésus : la méchanceté, la bêtise, l'orgueil, la lâcheté, etc. Tout se ligue pour cette mise à mort.
Mais voici le deuxième thème : la Passion a été choisie librement. Lisez Jean 10, 17-18: "Je livre ma vie pour la reprendre. Personne ne me l'enlève, mais je la livre de moi-même. J'ai le pouvoir de la livrer et de la reprendre." Jésus dira également : "Ma vie, nul ne la prend, mais c'est moi qui la donne."
Alors, mort nécessaire ou mort choisie ?
* La Cène, passage de la nécessité à la liberté.
Un mot-clef : Livrer. Tout le monde, dans le récit, livre Jésus à tout le monde. Judas livre Jésus aux juifs ; les juifs à Pilate ; Pilate le livre pour qu'on le crucifie. Finalement, on le livre à la mort (Matthieu 26, 59). Or, tous ces hommes qui se passent Jésus comme un objet vont arriver trop tard. Ils seront pris de court par le geste de Jésus à la Cène. Avant même que Judas ne sorte de table pour le livrer, Jésus livre sa chair et son sang. On ne pourra pas lui prendre sa vie, car il est impossible de s'emparer de ce qui est déjà donné.
On ne peut pas comprendre le sens de la Passion si on ne la relie pas à la Cène : c'est là que Jésus dispose librement de sa vie et en fait un don. La nécessité de mourir est précédée et dépassée par cette liberté. Il donne tout avant qu'on le lui prenne. Par là, le péché se trouve frustré dans son projet, désarmé. On pouvait supposer un Dieu vengeur, qui punirait l'offense ; on se trouve en face d'un Dieu qui n'a pas de haine pour l'homme. Il n'est qu'amour.
* La justice et l'injustice.
Le Christ se présente comme le juste. "Qui de vous me convaincra de péché", demande-t-il. Pilate ne trouve en lui "aucun motif de condamnation." Si la mise à mort du Christ avait pu se justifier, elle aurait perdu son caractère de don, son caractère de liberté. Il ne fallait pas qu'on puisse trouver en Jésus de raison de le tuer. C'est ainsi qu'éclate l'injustice de la croix : le juste est mis au rang des malfaiteurs. On ira même jusqu'à lui préférer Barrabas, un assassin. Jésus prend le visage du pécheur. "Il s'est fait péché", dira saint Paul. C'est vraiment se moquer de la justice, mais c'est par là que le péché de l'homme est dévoilé. Si Dieu en restait à la simple justice, nous serions tous condamnés. Il n'y aurait pas de justification possible. Avec la Croix, nous sortons du domaine de la justice. Nous sommes dans le règne de "l'injustice de Dieu", où l'ouvrier de la 11e heure est rémunéré comme celui qui a travaillé toute la journée. Dieu est injuste, mais par excès d'amour, non par défaut.
Mais pourquoi Dieu a-t-il voulu ce déni de justice ? Pourquoi a-t-il voulu la mort de son Fils ? Une seule réponse possible : en la personne de son Fils, c'est Dieu qui rejoint notre plus grande détresse. Dans toute la Bible, on voit Dieu cheminer avec l'homme. A la Croix, il nous rejoint au terme de la route. Il se fait image et ressemblance de notre mort. Il ne fait pas que survoler notre condition humaine. Il l'épouse, il la prend, l'assume dans ce qu'elle a de plus dur, quand on touche le fond.
Quand je pense qu'on a eu le toupet de proclamer que Jésus était mort pour satisfaire à la justice divine "et de son Père apaiser le courroux" ! Quand je pense que des chrétiens, des prédicateurs, nous ont présenté un Dieu qui ne pardonne rien et qui a l'audace de nous demander, à nous, de pardonner ! Le Dieu qu'on nous présentait était le Dieu de la vengeance, dont la loi était "oeil pour oeil, dent pour dent !" Non, ce n'est pas Dieu qui dresse les croix, c'est l'homme. Lui, il vient s'y clouer avec toutes nos victimes.
Mais "Dieu l'a ressuscité, ce Jésus que vous avez crucifié" (Actes 4, 10). Dieu, en Jésus Christ, se fait image et ressemblance de notre détresse pour, finalement, nous faire image et ressemblance de sa gloire.
La violence démasquée.
Pour la Bible, la conséquence du péché, c'est la division. Et la division s'exprime par des situations de violence : division entre l'homme et la femme, entre l'homme et l'homme. Alors, on en trouve des tas d'exemples dans les différents livres qui composent la Bible : lutte à mort entre frères ennemis : Caïn et Abel, Esaü et Jacob, Joseph et ses frères, David et Saül, juifs et non-juifs. Tous ces récits racontent une lente montée vers l'unité des hommes dans "le Christ, notre paix." Et dans cette suite d'événements, la Passion se comprend comme le procès de la violence humaine. Dans le Christ, ce sont toutes les victimes de la violence humaine qui sont comme récapitulées, depuis le sang d'Abel le juste. Jésus est donc bien le "bouc émissaire". Caïphe déclare : "Il est de votre intérêt qu'un seul homme meure pour tout le peuple." Ce qui est une infamie pour la Bible : Jésus est crucifié "sans raison" (Jean 15, 25). Donc, lorsque nous donnons la mort, ce n'est pas en réalité pour ces "bonnes raisons", mais pour nous décharger de nos propres culpabilités. Et cependant, nous voilà forcés à "regarder celui que nous avons transpercé" (Jean 19, 37) : vanité et illusion de notre fausse innocence. Jésus est donc le "signe du salut". Par la résurrection, Dieu casse à la fois le procès de Jésus et le procès que lui avait intenté le serpent en Genèse 3.
Le langage de la croix.
Toutes les "valeurs" changent de sens avec Jésus. La nécessité devient liberté. Le dernier devient premier. La justice passe par l'injustice. Le maître devient serviteur. La mort devient vie. Les certitudes immédiates de l'homme se trouvent retournées. Alors que le "serpent" voulait présenter le Bon par excellence sous les traits du Mauvais, voici que nous sommes provoqués à parcourir toute l'histoire biblique pour remettre tout dans le bon sens. Voilà l'inouï de Dieu. Par la Croix, nous découvrons que Dieu est bien amour. Saint Paul parle du "langage de la Croix". Elle parle, et le sang du Christ est plus éloquent que celui d'Abel, qui ne réclamait que la justice.
Conclusion : le salut ne nous parvient que par révélation. A la croix, "le Fils de l'homme va être glorifié", c'est-à-dire reconnu pour ce qu'il est réellement. En face de cette révélation qui nous est faite, nous avons à faire une démarche personnelle : choisir de croire. Le salut apporté par Jésus Christ n'est pas automatique. Il nous est offert, à nos yeux et à notre intelligence. A nous de l'accueillir. Si nous faisons cette démarche libre et volontaire, nous éprouvons l'efficacité du don qu'on accueille. C'est ce qu'on appelle la grâce. Elle nous rend capables d'aimer comme Jésus a aimé.
(à suivre, le 4 mai 2004)
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