THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

Cette année 2008 : Chrétien ?

 

 


ADRESSE

Si j'ai choisi de vous entretenir cette année du christianisme, c'est que la question se pose, de façon de plus en plus aigué. Qu'est-ce qu'être chrétien ? Pourquoi être chrétien ?

Ces douze séquences que je projette de vous livrer cette année s'adressent donc à celles et ceux qui se posent la question. Ils sont de plus en plus nombreux, je crois, et c'est tant mieux. Pas seulement celles et ceux qui se disent croyants, mais aussi celles et ceux qui refusent les idées toutes faites, qui se demandent si leur vie a un sens ; ceux qui ne se contenteront jamais d'en rester à la foi de leur enfance, celles et ceux qui ne se contenteront jamais de formules stéréotypées..

Ceux-là - vous, sans doute - ne veulent pas d'une religion au rabais. Ils cherchent ce qu'est vraiment être chrétien. Pas seulement une théorie, mais un agir, un comportement. Au milieu du bouleversement de notre époque, nous chercherons ensemble ce qu'il y a de permanent dans la doctrine de l'Église, dans sa morale et dans sa discipline.

Nous chercherons  ce qui nous différencie des autres grandes religions et des humanismes modernes, mais aussi ce que nous avons en commun, chrétiens appartenant à des Églises chrétiennes séparées. Donc il s'agit de dégager ce qu'il y a d'essentiel et de particulier dans le programme de la pratique chrétienne. C'est, dépoussiéré, le même vieil Évangile, toujours nouveau. J'espère que cette recherche nous aidera à découvrir quelle est notre chance exceptionnelle d'être chrétien.
 

Rappel :

1e séquence : État des lieux (retour à l'homme) - Janvier 2008
2e séquence : La crise des humanismes - Février 2008
3e séquence : L'autre dimension - Mars 2008
4e séquence : le défi des religions mondiales - Avril 2008
5e séquence : la spécificité du christianisme - mai 2008
6e séquence : le Christ réel - juin 2008


7e séquence : le programme (1)
- juillet 2008
8e séquence : le programme (2) -
août 2008

 

 (aux archives)

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9e séquence : Le Programme (3)

III - La cause de l'homme  (septembre 2008)

 


Jésus propose un changement fondamental,

une renaissance de l'homme en quelque sorte,

pour quiconque en fait l'expérience.

Un changement fondamental par l'abandon à la volonté de Dieu.

 

 

1 - L'humanisation de l'homme.

Jésus attend un autre homme, un homme nouveau ; une conscience radicalement modifiée, une attitude fondamentalement différente, une orientation toute nouvelle dans la pensée et l'action.

Une conscience transformée

Jésus attend que l'homme axe radicalement toute sa vie sur Dieu. "Nul ne peut servir deux maîtres". L'homme chrétien n'attachera définitivement son coeur qu'à Dieu et à lui seul ; ni à l'argent ni au droit, ni même à sa famille. Ici même les liens les plus intimes doivent passer au second rang. Cela va même plus loin : "celui qui cherche à garder sa vie la perdra, celui qui perd sa vie la gagnera."

C'est ce qu'on appelle la conversion. C'est-à-dire un retournement délibéré de la volonté, une modification radicale de la conscience, une nouvelle échelle des valeurs. Il s'agit d'une conception totalement neuve de l'existence. Il ne s'agit pas d'un quelconque aveu de ses péchés, mais d'un avenir meilleur que Dieu offre à l'homme.  L'homme peut vivre du pardon de Dieu. Telle est la conversion, née d'une confiance imperturbable et inébranlable en Dieu et en sa parole. Confiance croyante et foi confiante.

Ce n'est pas l'héroïsme qui est exigé de l'homme. Il peut vivre de la gratitude confiante de celui qui a découvert le trésor dans le champ. Nulle loi ne lui impose de nouvelles obligations. Le modèle à suivre, c'est l'enfant : celui-ci, faible et dépourvu de moyens, est tout naturellement disposé à se laisser conduire, à se donner sans partage et en toute confiance. Ce n'est pas en fonction de la récompense ou du châtiment que l'homme doit agir : c'est avec la conscience de sa responsabilité que l'homme doit agir. Assumer ainsi sa responsabilité n'a rien à voir avec une quelconque morosité. L'appel de Jésus à la conversion est un appel à la joie. "Un saint triste est un triste saint."

Mais il faut de nouveau nous poser la question : qu'est-ce, en somme, que la volonté de Dieu ? Qu'est-ce que Dieu veut vraiment ?

Ce que Dieu veut

Essentiellement, Dieu ne veut rien pour lui-même. La volonté de Dieu, c'est le bien de l'homme. Ce qui est exprimé en termes bibliques par le mot "salut". Dieu veut le salut de l'homme et de l'humanité. Dieu veut la vie, la joie, la liberté, la paix, le salut, le bonheur total et ultime de l'homme, de l'individu comme de l'humanité. Pour Jésus, pas question de coudre une pièce neuve sur un vieux vêtement ni de verser du vin nouveau dans de vieilles outres. il s'agit ici réellement d'une nouveauté absolue. Ainsi bien des attitudes apparaissent dans une lumière différente, parce que l'homme est en jeu :
- Jésus ne craint pas d'enfreindre les prescriptions de la Loi.
- Il récuse l'observance des rites et des interdits et demande, au contraire, la pureté du coeur.
- Il écarte l'ascétisme des jeûneurs et préfère se faire traiter de goinfre et d'ivrogne.
- Il ignore la hantise du sabbat et déclare que l'homme lui-même est la mesure de la Loi.

Relativité des institutions et des autorités.

Jésus a été bien souvent objet de scandale pour ses contemporains les Juifs pieux parce qu'il relativisait des valeurs qui, pour eux, étaient absolues. Aussi bien la Loi que les fondements de la hiérarchie.

* Jésus relativise la Loi, c'est-à-dire l'ordre religieux, politique et économique, le système social dans son entier. Ce n'est pas la Loi qui est première. Elle n'est pas l'instance suprême.

* C'est la fin du légalisme ancien. L'observance de la Loi ne garantit pas le salut. Jésus précise que les commandements sont faits pour l'homme et non pas l'homme pour les commandements. Le service de l'homme a priorité sur l'observance de la Loi. La cause de Dieu, ce n'est pas la Loi, mais l'homme. Certes, la volonté de l'homme ne se substitue pas à la volonté de Dieu. Mais la volonté de Dieu trouve son expression concrète à partir de la situation concrète de l'homme et de son prochain.

* Jésus relativise le Temple, c'est-à-dire l'ensemble des dispositions du culte, la liturgie, le service divin. "Réconcilie-toi d'abord avec ton frère, et alors seulement va présenter ton offrande".Le service de nos semblables a priorité sur la liturgie. Le culte et la liturgie ne sont pas abolis, mais ils sont soumis à ce critère ; sont-ils on non faits pour l'homme ? La cause de Dieu, ce n'est pas le culte, mais l'homme. L'attention à l'homme remplace le zèle pour le rite, le culte, le sacrement.

Relisez les évangiles et vous verrez, non pas un Jésus mièvre, attendrissant, gentiment et humblement patient, mais, au contraire, un combattant. A l'image des prophètes. Souvent le ton de Jésus est d'une extrême sévérité. On ne trouve guère de paroles suaves dans sa bouche, mais plutôt des mots rudes. Pas de demi-mesures, car Dieu veut le bien intégral, le salut des hommes.  Un mot montre bien à quel point le message de Jésus n'a rien de mièvre. Un mot hélas dévalué aussi bien par les dévots que par les sceptiques. C'est le mot "amour".

2 - L'agir

Amour : c'et un mot que Jésus emploie avec une certaine parcimonie dans les évangiles. Et pourtant, l'amour de son semblable est partout présent dans sa prédication. Mais là, il s'agit plus d'actions que de simples paroles. Ce sont les actes qui expriment ce qu'est l'amour. Qu'est-ce donc que l'amour selon Jésus ?

Aimer Dieu et l'homme en même temps

* Première réponse : selon Jésus, l'amour est par nature à la fois amour de Dieu et amour des hommes, car la volonté de Dieu a pour but le bien de l'homme. C'est pourquoi il dit que tous les commandements sont condensés dans le double commandement de l'amour. Pourtant l'amour de Dieu et l'amour des hommes ne se confondent pas, car pour Jésus, Dieu et l'homme ne peuvent s'identifier l'un à l'autre. Dieu reste Dieu et on ne peut lui substituer le genre humain. Dieu a une primauté absolue. Et cependant l'amour de Dieu sans l'amour des hommes est finalement un leurre. Pas d'amour de Dieu sans amour du prochain, et réciproquement pas d'amour du prochain sans amour de Dieu. J'aimerai mon prochain, non pas uniquement pour Dieu, mais pour lui-même. Voir la parabole du samaritain ; et relire Matthieu 25 : ceux qui ont été les "bénis de mon Père" ne soupçonnaient pas avoir rencontré le Seigneur lui-même dans la personne de ceux qu'ils ont nourris, hébergés, vêtus...

Pourtant l'amour des hommes reste une idée trop générale : il nous faut être plus précis. "Étreignez-vous, peuples, dans ce baiser de l'univers entier" : le vers de Schiller que Beethoven reprend dans l'Hymne à la joie n'a rien à voir avec l'amour de l'homme dont parle Jésus. Un baiser universel ne coûte rien, à l'inverse du baiser à tel malade, tel vieillard, tel prisonnier. L'humanisme est facile à vivre car il n'entre pas en contact avec tel individu concret et sa misère. C'est facile d'intervenir pour la paix en Géorgie, alors que faire la paix dans sa propre famille nous engage bien davantage. Il est facile de se sentir solidaire des palestiniens opprimés, mais bien plus difficile de vivre fraternellement avec l'immigré de notre quartier.

Celui qui dans l'instant a besoin de moi.

Jésus ne s'intéresse pas à l'amour universel, théorique ou poétique. Aimer ce n'est pas d'abord des paroles, des sensations, des sentiments. Pour lui, aimer, c'est d'abord agir avec force et courage. Il s'agit d'un amour pratique et concret. Nous devons donc, à la question posée sur l'amour, apporter une
* Deuxième réponse plus précise : pour Jésus, l'amour ne signifie pas seulement l'amour des hommes, mais essentiellement l'amour du prochain. C'est-à-dire de ceux qui nous sont proches, très proches. Jusqu'à quel point ? Jésus répond, sans aucune réserve, comme l'avait déjà formulé l'Ancien Testament : "Comme toi-même." Il est présumé que l'homme s'aime lui-même. C'est en cela que consiste la mesure de l'amour du prochain. Instinctivement, nous voulons nous conserver, nous protéger, nous favoriser, choyer notre moi. Jésus nous demande d'accorder la même attention et les mêmes soins au prochain. Toutes les frontières tombent alors. Pour nous, égoïstes de nature, cette exigence implique une conversion radicale ; non pas grâce à une ascèse exténuante de type bouddhique (ou chrétien), mais plus simplement en orientant son moi sur autrui : en étant attentif, ouvert, disponible à autrui. C'est là que se fonde, du point de vue de l'homme qui aime, l'unité indissociable d'un amour de Dieu sans partage et d'un amour du prochain sans limites.

Le dénominateur commun à l'amour de Dieu et à l'amour du prochain est donc le refus de l'égoïsme et la volonté de se donner. Mais qui est mon prochain ? Jésus ne répond pas par uns définition, mais par une histoire, un récit exemplaire. Le prochain n'est pas simplement celui qui m'est proche, familier, mais il peut être aussi l'étranger, l'inconnu, le premier venu. On ne peut prévoir qui sera le prochain. Le prochain, c'est tout homme qui a présentement besoin de moi. Qui est mon prochain ? Jésus répond en renversant la perspective ; la question devient : de qui suis-je le prochain ? Jésus veut montrer, dans un cas concret, avec quelle urgence, en présence d'une détresse bien réelle, on attend de moi un geste d'amour. Or les détresses ne manquent pas. Dans le discours sur le jugement, Matthieu rappelle six actes d'amour qui, aujourd'hui comme hier, restent parmi les plus importants. Dans tous les cas, Jésus nous invite à avoir un comportement actif et inventif, une imagination créatrice et une action efficace. Ainsi c'est dans l'amour que se manifeste ce que Dieu veut vraiment. Il ne s'agit pas seulement, comme dans l'islam, d'une "soumission" obéissante (c'est le sens du mot islam) à la volonté de Dieu. Dans l'amour, il n'est plus question de devoirs, d'obéissance mécanique à tel commandement . Saint Augustin écrit : "Aime et fais ce que tu veux". L'amour du prochain va jusque là.

Même les ennemis

N'est-ce pas excessif ? Si le prochain est tout homme qui a présentement besoin de moi, où va-t-on s'arrêter ? Selon Jésus, je ne dois pas m'arrêter. Voici donc une
* Troisième réponse : l'amour n'est pas seulement l'amour du prochain, mais - et c'est capital - l'amour des ennemis. Voilà ce qui, pour Jésus, est déterminant. Le précepte de l'amour des ennemis ne se rencontre que chez Jésus.

Vous connaissez ce qu'on appelle "la règle d'or" ; dans sa formulation négative, c'est : "Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse" ; et dans sa formulation positive : "traiter autrui comme on veut être soi-même traité."  Cette règle nous vient de l'antiquité païenne gréco-romaine dans sa formulation négative. Elle a été reprise dans le judaïsme. Le Rabbi Hillel déclare qu'elle est "la somme de la Loi écrite". Cette règle à ses limites, dans la mesure où on circonscrit son application à son prochain le plus proche, nos compatriotes, ceux qui ont la même religion que nous, nos camarades de parti. Confucius connaissait cette "règle d'or" dans sa formulation négative, mais il a explicitement exclu l'amour des ennemis comme injuste. Dans le judaïsme, la haine des ennemis était relativement permise et à Qumran, elle était expressément commandée. Par contre, le message global de Jésus est net et précis : "Aimez vos ennemis" appartient en propre à Jésus et caractérise son amour du prochain, amour qui ne connaît plus de limites.

Pour Jésus, pas de barrières qui rendraient les groupes humains étrangers les uns aux autres. Il invite à un universalisme concret et effectif. Dépassement des ségrégations quelles qu'elles soient. Cela ira même plus loin : dans saint Luc, Jésus dit : "Faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous maltraitent."

Pourquoi aller jusque là ? Parce qu'il s'agit, pour Jésus, d'une parfaite imitation de Dieu. C'est en raison de l'amour de Dieu pour tout homme que j'aime l'homme que je rencontre et dont je me fais proche. C'est parce que Dieu aime ses ennemis que l'homme doit aimer ses ennemis. En conclusion, l'amour véritable, selon Jésus, n'attend aucune récompense. Il est exempt de tout calcul et de tout narcissisme déguisé ; il n'est pas égoïste, mais entièrement ouvert à autrui.

Alors ? Plus question d'éros, seulement agapè ? Plus d'amour-désir, mais seulement la charité ? Ce n'est pas si simple. Les théologiens ont sans cesse cherché à creuser le fossé entre l'éros sensuel des Grecs et l'agapè désintéressée. Certes le mot agapè ne se rencontre guère dans la littérature grecque profane et inversement, le mot éros est absent du Nouveau Testament. C'est que le terme éros était compromis par tout ce qu'il évoquait dans le monde grec d'érotisme morbide et de sexualité purement pulsionnelle. Il va de soi qu'il y a une différence entre l'amour de convoitise qui ne cherche que son plaisir et un amour désintéressé qui cherche le bien d'autrui. Mais les deux réalités ne s'opposent pas aussi fortement que le prétendent certains auteurs religieux. Dans l'Ancien Testament, Dieu est souvent présenté comme celui qui convoite son peuple, "jalousement", comme le fait un homme jaloux en pensant que sa femme le trompe. Et dans le Nouveau Testament, Jésus présente son Père comme un père très humain, qui désire le retour de son fils perdu. Jésus lui-même nous apparaît comme un homme absolument normal dans ses relations avec les enfants, les femmes, quelques amis comme Lazare et ses soeurs, ce qui manifestement n'exclut pas l'éros. Il est clair que la Bible ne fait pas cas d'une différence - à plus forte raison d'une opposition - entre un amour "céleste" et un amour "terrestre". Elle évoque l'amour de Dieu en termes humains et chaleureux. Donc, pas d'opposition entre éros et agapè.

Jésus ne veut pas qu'on dévalue l'éros  en le limitant au sexe. Il aurait sans doute approuvé les propos du banquet de Platon  qui voit dans l'éros une puissante aspiration vers le beau  et comme une force créatrice, guide vers le suprême bien divin. Simultanément il refuse qu'on sublime et déshumanise l'agapè. On parle à ce sujet d"amour platonique", ce qui est un faux-sens. Il ne faudrait pas déshumaniser l'agapè, en la dépouillant de ce qui est vital, émotionnel, affectif, comme si la charité était un amour sans fascination. Hélas, la charité chrétienne a été trop souvent peu convaincante, parce que trop peu humaine.

Tout amour du prochain devrait rayonner de chaleur humaine. L'amour selon Jésus est quelque chose de fort, de vraiment humain, qui mobilise l'âme et le corps, la parole et l'action, dans la recherche de l'autre. Dans l'amour véritable, tout désir s'épanouit, non en possession, mais en don.

La vraie radicalité.

Si on confronte la cause de Dieu et la cause de l'homme, le service de Dieu et celui de l'homme, on découvre que Jésus se situe précisément à la croisée de l'establishment, de la révolution, de la fuite et du compromis. Il ne peut être classé ni parmi les gouvernants, ni parmi les révoltés politiques, ni parmi les moralisateurs. Il n'est ni à droite ni à gauche, ni au centre. Il est vraiment au-dessus de toutes les alternatives, qu'il sape à la racine. C'est là sa radicalité, la radicalité de l'amour. Pas d'un amour héroïque, mais d'un amour qui se situe dans la banalité quotidienne. Trois formules permettent de circonscrire très concrètement cet amour radical :
* aimer, c'est pardonner. La réconciliation avec son frère passe avant le service de Dieu. Pardonner sans limites. Soixante-dix fois sept fois.
* aimer, c'est servir. Celui qui s'abaisse est élevé. Donc service désintéressé et sans souci de position hiérarchique. Voir le lavement des pieds.
* aimer, c'est renoncer. Renoncer à mes droits, à l'usage de la force, à rendre violence pour violence. Un renoncement qui n'est pas signe de faiblesse.

L'apôtre Paul, en étonnant accord avec le Jésus de l'histoire, conclut en déclarant que "celui qui aime a déjà accompli la Loi."

D'où, précisément une nouvelle question : Jésus en est-il resté aux appels, aux paroles, à une pure théorie du comportement, commode, sans conséquences et qui n'engage à rien ? Lui-même, qu'a-t-il fait en fin de compte ? Qu'en est-il de sa propre pratique ?

3 - Une solidarité active.

La parole de Jésus fut déjà elle-même une action au sens le plus fort. C'est sa parole précisément qui a exigé l'engagement total. Il a ouvert  aux hommes des perspectives totalement neuves, la possibilité d'une vie nouvelle, d'une nouvelle signification de la vie. La parole de Jésus n'a donc pas été une pure théorie. Elle fut un engagement de toute sa vie personnelle.

Une partialité pour les défavorisés.

A son message correspond tout son comportement. Il vit ce qu'il dit. Jésus s'est adressé aux faibles, aux malades, aux délaissés. Il a offert une chance de vivre en hommes à ceux que la société écartait justement parce qu'ils étaient malades, faibles, médiocres. Naturellement ce ne fut pas sans poser quelques problèmes : au jugement de ses contemporains, les malades étaient responsables de leur malheur et la maladie passait pour la punition des péchés commis. Or Jésus prend à leur égard une position fondamentalement favorable et refuse absolument d'établir un rapport de cause à effet entre péché et maladie.

Mais déjà, par son seul entourage, Jésus s'était rendu suspect . D'abord par son comportement avec les femmes. Dans la société d'alors, elles ne comptaient pas et dans la vie publique, elles devaient éviter la compagnie des hommes. D'après Josèphe, elles sont en tout inférieures aux hommes. Il était conseillé de ne pas trop parler à sa propre femme et de ne pas parler du tout aux autres. Au Temple, les femmes n'avaient accès qu'à l'avant-cour  ; quant au précepte de la prière, elles étaient mises au même rang que les esclaves. Or les évangélistes ne manifestent aucune réticence à nous parler des relations de Jésus avec les femmes. Jésus a donc rompu la coutume qui isolait la femme. Des femmes l'ont accompagné, depuis le début, de Galilée à Jérusalem  ; il a eu des relations personnelles avec certaines d'entre elles, des femmes ont assisté à sa mort et à sa sépulture. Jésus contredit l'infériorité juridique et humaine de la femme.

De même avec les enfants  qui, à l'époque, ne comptaient pas et n'avaient pas de droits. Jésus les traite avec prédilection, prend leur défense contre les disciples, les embrasse et les bénit. Il les donne même en exemple aux adultes. Enfin, le peuple sans instruction religieuse, toutes ces petites gens qui ne pouvaient ou ne voulaient se soucier de la Loi deviennent son auditoire préféré : il les oppose aux sages et aux savants.

Il ne s'agit donc pas d'une morale aristocratique pour les "nobles" comme celle de Confucius, ni d'une morale élitaire et monacale réservée aux esprits éclairés appelés à entrer dans les communautés religieuses bouddhiques, et moins encore d'une morale de type hindouiste destinée aux "castes" supérieures.

Qui sont les pauvres ?

En manière de provocation Jésus a proclamé son message comme une bonne nouvelle pour les pauvres. C'est aux pauvres qu'il a réservé son premier appel et sa première béatitude. Qui sont ces pauvres ? Pas facile de répondre à la question. Matthieu donne un sens religieux à la première béatitude : il parle des pauvres "en esprit". Luc, par contre, donne un sens social à cette béatitude. Il est sans doute, disent les spécialistes, plus proche de l'original. Il s'agit donc des gens qui réellement sont pauvres, pleurent, ont faim ; des gens qui ne s'en sortent pas, des marginaux, des défavorisés, des déshérités, des opprimés de la terre.

Jésus lui-même a été pauvre. Sans doute pas issu du prolétariat nombreux qui formait la couche la plus basse de la population ; les artisans appartenaient à une couche plus élevés. Mais dans son activité publique, Jésus a sans doute pratiqué un nomadisme sans attache, dans la plus grande simplicité. Sa prédication s'adressait à tous et spécialement aux couches inférieures de la société. Ses disciples appartenaient au monde des "petits" et des "simples", celui des illettrés, des ignorants, démunis aussi bien de science religieuse que de comportement moral, tout le contraire des "sages" et des "prudents". Les adversaires de Jésus, eux, appartenaient essentiellement à la classe moyenne, petite bourgeoisie om se recrutaient les pharisiens, et aussi à cette classe supérieure encore plus restreinte des sadducéens

Jésus a pris parti en faveur des pauvres. Très nettement, selon Luc, il dit "Malheur aux riches" et "Heureux les pauvres". Et pourtant, il ne fait pas campagne pour la dépossession des nantis ni pour une sorte de dictature du prolétariat. Il demande d'oeuvrer pour la paix et de renoncer à la violence. Il ne demande pas de céder ses biens à la communauté, comme on le faisait à Qumran, Chacun continue à posséder ce qu'il possède. Certains de ses amis, Marthe, Pierre ou Lévi, ont leur maison et Zachée ne donne que la moitié de ce qu'il a gagné frauduleusement. Jésus sait bien qu'on ne peut pas vivre de rien. Lors de ses pérégrinations; il y a une caisse commune, gérée par Judas et alimentée par des dons de sympathisants et notamment, des femmes qui l'accompagnent. Donc Jésus n'a rien d'un naïf, ni d'un révolutionnaire fanatique qui entendrait supprimer du jour au lendemain, par la violence, toutes les misères Il a une autre conception de la solution définitive. Aux pauvres, il lance la promesse de salut : "Heureux êtes-vous !"

Jésus prêche une "vie simple". C'était relativement plus facile de son temps qu'aujourd'hui  : la question du logement ne se posait pas et la nourriture indispensable était facile à trouver. Il n'en demeure pas moins important de bien comprendre qu'aujourd'hui comme hier il s'agit d'une saine simplicité et d'une sérénité confiante qui nous sont conseillées. La pauvreté en esprit, c'est la liberté intérieure vis-à-vis des biens.

Les déviants

Ce qu ne pouvait être pardonné à Jésus, c'est de se compromettre avec les déviants, les individus dépourvus de piété et de conduite, de gens moralement et politiquement condamnables, vivant en marge de la société. Là fut le véritable scandale. Les évangiles font dire à Jésus lui-même qu'il est venu "chercher et sauver ce qui était perdu", appeler, non pas les justes, mais les pécheurs. Jésus a frayé, d'une manière provocante avec des déviants, ceux que l'on montrait du doigt. Ses adversaires l'ont traité de "goinfre" et d"ivrogne" et ils l'ont souvent accusé d'être "l'ami des publicains et des pécheurs".

Les publicains, c'étaient les pécheurs par excellence : voleurs, escrocs, enrichis frauduleusement, collaborateurs de l'occupant romain, exploiteurs des pauvres gens pressurés de taxes et d'impôts. Bref, fripons professionnels. Jésus les a fréquentés, est allé manger chez eux ; il est remarquable de voir que les évangiles citent les noms de trois publicains parmi les adeptes de Jésus.

Les évangiles mentionnent également les relations de Jésus avec des femmes peu recommandables, de petite vertu. Non seulement la femme surprise en flagrant délit d'adultère, mais aussi celle qui vient oindre les pieds de Jésus sans qu'il proteste. La réaction de Jésus va loin : "Ses péchés, ses nombreux péchés lui sont pardonnés parce qu'elle a montré beaucoup d'amour."

Incontestablement, Jésus a de mauvaises fréquentations. Jésus ne s'est jamais présenté comme le pieux ascète qui se tient à l'écart des bon vivants. Il a sans cesse refusé toute discrimination envers certaines minorités défavorisées. Il s'est commis avec les marginaux de la société, avec les bannis, les déclassés. Bien plus, il s'est fait leur hôte. Consciemment, il est allé manger à leur table. Au grand scandale des bien pensants.

Le droit issu de la grâce.

L'Ancien Testament, déjà, présente Dieu comme celui qui pardonne. Mais seulement à ceux qui ont changé, qui ont tout réparé, qui ont fait pénitence, qui ont payé leur dette. Est pardonné celui qui, de pécheur, est devenu juste. Mais le pécheur lui-même n'est pas pardonné.

Or Jésus se présente comme l'ami des publicains et des pécheurs. Alors, la Loi est-elle abolie ? Est-ce la fin de la religion ? On fait droit aux traîtres, aux voleurs, aux adultères, au mépris des hommes pieux. Et le frère qui a mené une vie de débauche passe avant celui qui a travaillé dur dans la maison paternelle ? C'est la justice à l'envers, dirait-on ! Les prostituées et les voleurs passeront avant les justes dans le Royaume ! Qu'est-ce que cette justice à rebours, que cet amour naïf qui ignore toutes les frontières. Comme s'il était possible de tout pardonner, de fermer les yeux sur tout !

Oui Jésus va jusque là : il est demandé de pardonner. Sans fin. Soixante-dix sept fois ! Une chance est offerte à chacun ; bien plus, l'homme est accueilli avant même qu'il ne se soit converti. D'abord la grâce, et ensuite l'acte. Le pécheur est gracié. Il lui faut simplement reconnaître, accueillir le geste de grâce. La grâce prime le droit. C'est ce que fait Dieu. C'est ce que fait Jésus - "Tes péchés sont pardonnés" - C'est ce qu'il nous est demandé de faire. Car le péché du juste, c'est de ne pas se reconnaître pécheur. Au fond, c'est de n'avoir pas besoin de Dieu.

Jésus ne recourt jamais à une théologie. Il n'édifie pas une grande théologie de la grâce. Le mot n'est d'ailleurs presque pas utilisé dans les évangiles Par contre Jésus parle de "pardonner", "remettre", "donner": Jésus parle avant tout en acte. Et s'il en vient à pardonner à quelqu'un, il ne dit pas : "Je te pardonne", mais "tes péchés sont pardonnés". Car il tient à le préciser : c'est Dieu qui pardonne. Et lui-même ne fait que notifier le pardon offert par Dieu.

(A suivre, début octobre)

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