THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2008 : Chrétien ?
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1ère séquence : Etat des lieux
Pourquoi être chrétien ? La question mérite d'être posée. Pourquoi pas simplement être un homme, un vrai ? Pourquoi ajouter à cette qualité d'homme celle de chrétien ? Si on vous pose la question : qu'est-ce qu'être chrétien ? Et quel est le programme du christianisme ?, vous risquez de donner une réponse bien vague, sentimentale, banale : l'amour, la justice, un sens à sa vie, être bon, charitable, faire le bien. Mais n'est-ce pas ce que veulent aussi les non-chrétiens ? Eux aussi se prononcent pour l'amour, pour la justice, etc., et souvent dans la pratique ils le font aussi bien que les chrétiens. Alors, si d'autres disent la même chose, à quoi bon être chrétien ? qu'est-ce qui est le spécifique du programme chrétien ?
Aujourd'hui plus que jamais se pose la question : comparé aux autres grandes religions et aux humanismes modernes, le christianisme est-il essentiellement différent, est-il réellement à part ? A cette question, on ne peut pas se contenter de donner une réponse théorique. Il faut une réponse concrète et pratique : comment rendre compte de notre foi chrétienne au coeur de cette époque qui est la nôtre. Nous allons devoir porter un regard critique sur le christianisme dans ses rapports avec les idéologies, avec les courants de pensée, avec les mouvements concurrents. Le définir par rapport au monde et à la société d'aujourd'hui
1 - Retour à l'homme
A - Un monde sécularisé.
Aujourd'hui, ce que l'homme veut avant tout, c'est être pleinement homme. Ni surhomme, ni, bien sûr, sous-homme. Mais totalement homme dans un monde le plus humain possible. Il est capable de scruter jusqu'au plus profond de son psychisme, comme de s'élancer dans l'espace. On a l'impression qu'il s'est approprié une grande part de ce qui était jadis l'apanage de Dieu : des pouvoirs incroyables, de sorte qu'il est devenu vraiment adulte.
C'est ce qu'on appelle la sécularisation. Dans tous les domaines : science, économie, politique, droit, Etat, culture, éducation, médecine, assistance - domaines qui longtemps ont été sous l'influence prépondérante de l'Eglise - l'homme émancipé de cette tutelle se sent responsable, indépendant, vraiment sécularisé. On a assisté au cours des derniers siècles, mais particulièrement au siècle dernier, à une véritable émancipation, c'est-à-dire une autodétermination de l'homme face à toute autorité ; libération des contraintes naturelles, de la pression sociale et de la soumission propre aux personnes. Voilà qu'au temps où la terre cesse d'être le centre du monde, l'homme se revendique lui-même comme le centre de l'univers humain édifié par lui. Des expériences, des connaissances, des idées qui, au départ, étaient issues de la foi chrétienne et lui étaient liées, sont passées sous le contrôle de la raison humaine. Les domaines sécularisés ont été soustraits à l'empire de la religion, au contrôle des Eglises, à leurs articles de foi et à l'interprétation des théologiens. Qu'on le regrette ou qu'on s'en réjouisse, peu importe : c'est un fait.
Mais voilà que depuis quelques décennies, une conception un peu moins rationaliste et moins optimiste de la science et de la technique, de l'économie et de l'éducation, de l'Etat et du progrès se fait jour. Tout est plus complexe qu'on ne l'imaginait. Quoi qu'il en soit, ce qui nous intéresse, c'est de savoir ce qu'il en est des Eglises, de la théologie. Or, chose étonnante, l'Eglise et la théologie, non seulement se sont accommodées de ce processus de sécularisation , mais s'y sont ralliées avec détermination, notamment à la suite du Concile Vatican II.
B - Ouverture des Eglises
Dans ce monde sécularisé, nous chrétiens, nous avons appris à le connaître, à y vivre et même, dans une certaine mesure, à l'approuver et à nous y trouver bien à l'aise. De même les Eglises veulent désormais sortir de leur tout d'ivoire. Les théologiens s'efforcent de dépasser l'orthodoxie traditionaliste.
Les Eglises, quant à elles, sont toujours aux prises avec leurs problèmes internes. Les catholiques voudraient bien pouvoir dépasser l'absolutisme du pouvoir central de Rome, les orthodoxes désirent sortir de leur traditionalisme byzantin et les protestants se désolent devant les phénomènes d'éclatement que subissent leurs Eglises. De même, en dépit d'un dialogue sans fin et d'innombrables "'commissions", les Eglises chrétiennes n'ont pas encore trouvé de solutions franches aux problèmes simples posés par leurs rapports, par exemple en ce qui concerne l'intercommunion. En revanche, une vraie coopération existe entre Eglises pour la plupart des problèmes externes. Toutes sont à peu près d'accord sur un programme humanitaire, développement de tout l'homme et de tout homme, lutte contre l'injustice, pour la limitation des armements, contre le racisme, la faim, la prostitution, la drogue, l'analphabétisme... On peut se réjouir d'un tel accord... et pourtant sourire légèrement. C'est comme si, à coup d'encycliques pontificales et de documents du Conseil Oecuménique des Eglises, on se déchargeait de la décevante "politique intérieure" de l'Eglise en cherchant, dans la "politique extérieure" des succès qui exigent moins de soi-même que des autres. D'où certaines contradictions. Le Vatican prône, à l'extérieur, la justice sociale et la démocratie, mais ne les applique pas toujours à l'intérieur de l'Eglise.
Les Eglises s'ouvrent résolument aux grandes misères de notre temps. Très bien. Il n'était que temps ! On critique le temps des "Lumières", ce XVIIIe siècle souvent contesté par l'Eglise, mais c'est tout de même à lui qu'on doit les droits de l'homme, la liberté de conscience et de religion, la suppression de la torture, la fin de la chasse aux sorcières. De même, les "Lumières" avaient déjà réclamé pour les Eglises une liturgie plus compréhensible, une prédication plus pertinente et des méthodes pastorales plus adaptées à l'époque. Il faudra attendre deux siècles et Vatican II pour que ces requêtes soient prises en compte.
On ne peut comprendre l'évolution actuelle sans avoir à l'esprit ce passé bien sombre. C'est pourquoi il nous faut nous réjouir de cette ouverture des Eglises que nous vivons aujourd'hui. On revient de loin. Les Eglises prennent maintenant parti pour plus d'humanité, de liberté, de justice, de dignité ; elles se battent contre toute forme de haine - entre races, entre classes sociales, entre nations - et nous assistons à un authentique retour à l'homme, extrêmement significatif. Et surtout, il ne s'agit pas de grande discours, mais d'une foule d'initiatives, bien souvent sans aucune publicité, de la part de milliers d'inconnus. Réveil de la foule anonyme des chrétiens, hommes et femmes, agissant aux quatre coins du monde : dans les zones industrielles du Nordeste brésilien ou dans les bourgades du Sud de l'Italie, dans la brousse africaine ou sur les trottoirs de Calcutta, dans les prisons, dans les ghettos, au coeur de l'Afghanistan... et dans tous les hôpitaux du monde. Des chrétiens se sont battus contre la ségrégation en Afrique du Sud, pour la paix au Vietnam ; ils ont été artisans de la réconciliation en Europe dès la fin des années 40 - rappelez-vous ; Schumann, De Gasperi, Adenauer - et, au milieu des anonymes, ces personnalités que sont Jean XXIII, Martin Luther King, Dag Hammarskjöld, Mère Teresa, l'abbé Pierre ou soeur Emmanuelle; Ah, j'allais oublier le fondateur d'Aide à toute détresse, Joseph Wresinski. Et combien de milliers d'autres !
Quantités négligeables pour Hitler ou Staline, les chrétiens, aujourd'hui, ça compte. On les sollicite pour toutes sortes de tâches, grandes ou modestes. On sait qu'on peut compter sur eux. Certains parlent encore de la "grande misère du christianisme", mais les chrétiens peuvent répondre en parlant de la "grande misère de l'humanité". En fait les deux vont de pair. Il ne faudrait pas faire un tableau trop idyllique ou trop triomphaliste de la situation. Les scandales ne manquent pas, qui ont défrayé ou défraient la chronique. Il n'en demeure pas moins que notre héritage - on en parle beaucoup de nos jours - est à la fois profondément redevable au christianisme, dont les valeurs, les normes la signification sont aujourd'hui reconnues, plus ou moins tacitement, en même temps que tout ce que nous devons aux Grecs et aux "Lumières". Dans la civilisation et la culture de l'Occident, dans ses hommes et ses institutions, dans ses misères et ses idéaux, le christianisme est omniprésent. Il est mêlé à l'air que tous respirent.
On peut donc affirmer que christianisme et humanisme ne sont pas contradictoires. Plus tard, nous en viendrons à montrer qu'il n'y a pas de christianisme vrai sans un humanisme radical.
2 - Liquidation de la réalité chrétienne ?
A - Perdre son âme ?
Mais alors, si les Eglises chrétiennes sont en train de s'humaniser, si elles ont pris position en faveur de tout ce qui est humain, on peut se demander pourquoi elles ne le font pas totalement. Pourquoi ne dépassent-elles pas tout particularisme sectaire. Dès lors qu'elles sont modernes, progressistes, éclairées, émancipatrices, pourquoi restent-elles encore sur bien des points conservatrices, toujours secrètement attachées au passé. En un mot : si elles sont à ce point humaines, pourquoi demeureraient-elles au fond chrétiennes. Tous les fondamentalistes du monde vous poseront la question : ils redoutent qu'au bout de cette évolution, il n'y ait la fin du christianisme. Et il n'y a pas que les traditionalistes à se poser la question. Même des théologiens ouverts et informés la posent. Un journaliste réputé, qui n'était pas un conservateur, avant publié il y a une bonne trentaine d'années déjà, un éditorial qui se résumait dans son titre "A quoi bon l'Eglise alors ?" Il expliquait que les conservateurs s'appuient sur un argument qu'aucun progressiste n'a pu encore réfuter : "Si ce que les novateurs les plus actifs affirment est vrai, on aboutit à une liquidation des Eglises chrétiennes, en ce sens qu'elles deviendront non seulement inconsistances, mais encore superflues."
En poussant plus loin, on peut se demander si nous n'allons pas vers des Eglises démesurément ouvertes, qui agissent au lieu de prier, s'occupent de tous les problèmes de société, se solidarisent avec toutes les actions imaginables (même révolutionnaires), alors que les églises se vident, la prédication se détériore, et l'eucharistie, plus ou moins dépouillée de son caractère liturgique et de sa substance théologique, dégénère en cénacles de discussions sociopolitiques. Et parallèlement, succédant à une théologie néo-scolastique fade et insignifiante, on risque d'avoir une théologie progressiste, une "théologie cocktail" (comme dit Küng) qui s'éparpille dans toutes les directions à la fois ; des théologiens qui s'annexent la qualité de psychologues, de sociologues, d'économistes ou d'écologistes.
Le danger existe. Il consiste à regarder le monde en supprimant la distance qui permet la critique. De "théologie" (un discours sur Dieu), dans lequel on garde^présent à l'esprit l'homme, le monde, la société l'histoire, elle devient un bavardage théologique sur n'importe quoi. La théologie se dégrade en idéologie. Faut-il en conclure ce que beaucoup pensent : que la théologie travaille à sa propre liquidation - et avec elle les Eglises - sous prétexte d'adaptation, de modernité, de dialogue, de communication, de pluralisme ? Que le christianisme se suicide sous prétexte de présence au monde, de solidarité et d'humanité ? Une mort lente, sous anesthésie ?
Non, bien sûr. Mais les caricatures expriment toujours une part de vérité. Il n'en demeure donc pas moins nécessaire de se poser la question. les Eglises peuvent perdre leur âme de deux manières : progressiste, elles perdent leur identité au cours de leurs transformations, ou conservatrices, en manquant leur idéal à force d'immobilisme. On peut mettre sa vie en danger par excès de travail ou par excès de torpeur.
B - Pas de retour en arrière
Bien sûr, un retour à l'homme était inévitable. Les chrétiens conservateurs eux-mêmes ne peuvent l'ignorer. Et d'ailleurs, l'Eglise moderne, loin d'être progressiste, a beaucoup freiné et, face aux évolutions nouvelles, elle a adopté une attitude de dénonciation, de réaction et, quand elle l'a pu, de restauration, sans apporter de contribution critique et créatrice au façonnement de son époque. Elle s'est de plus en plus éloignée de ceux qui ont infléchi l'histoire contemporaine dans le sens de la liberté, de la raison et de la liberté. Elle s'est repliée sur elle-même et s'est isolée. Pire, à l'intérieur d'elle-même, souvent elle s'est faite traditionaliste, autoritaire et souvent totalitaire. Il y a eu, certes, le concile, mais il y a eu ensuite un recul post-conciliaire. Sans, pour autant, qu'un retour à l'Eglise d'avant le concile soit possible. Le point de non-retour est atteint, malgré certaines tentatives récentes comme le retour au latin liturgique, à la liturgie et à la théologie post-tridentines.
Il s'agit donc, aujourd'hui, de nous ouvrir complètement, sans parti pris, au monde "moderne", çà ce qui est hors du christianisme, à ce qui n'est pas chrétien, à tout ce qui est "humain" ; il s'agit d'avoir le courage et la lucidité de critiquer nos propres positions, de garder nos distances vis-à-vis de tout traditionalisme, de tout dogmatisme. Mais en même temps, point de modernisme non critiqué, sur le plan ecclésial ou théologique. Les gens qui aiment le fait chrétien comme ceux qui le dénigrent devraient pouvoir apprécier qu'on le dise sans ambiguïté dès le départ : une humanisation de l'Eglise était et reste nécessaire, mais à une condition : qu'on ne brade pas la "substance" chrétienne. Par ce retour à l'humain, la réalité chrétienne n'est pas édulcorée. Au contraire, elle est mise en valeur, elle prend un relief plus net et plus vigoureux, elle acquiert une signification décisive, du fait qu'on ne perd de vue aucun des mouvements de notre temps : utopies, illusions et conformismes séculiers de droite et de gauche, et qu'on garde à leur endroit la distance qui permet la critique. Les humanismes modernes lancent un défi, mais ils ont eux-mêmes mis au défi.
En voilà assez pour ce mois-ci. Il vous reste à assimiler, remâcher, digérer, discuter, contester le contenu de cette première page. Nous continuerons notre recherche en février. D'ici-là, demandez-vous si vous êtes d'accord avec les propositions contenues dans cette page. En particulier ceci : "A quoi sert l'Eglise ? " N'est-elle pas tiraillée entre deux grandes tendances actuelles : ou bien épouser les grands desseins du monde au service de l'homme ? Ou bien se contenter de dénoncer tout ce qui, à ses yeux, n'est pas conforme à sa doctrine séculaire ?(à suivre, début février)