THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

Cette année 2008 : Chrétien ?


ADRESSE

Si j'ai choisi de vous entretenir cette année du christianisme, c'est que la question se pose, de façon de plus en plus aigué. Qu'est-ce qu'être chrétien ? Pourquoi être chrétien ?

Ces douze séquences que je projette de vous livrer cette année s'adressent donc à celles et ceux qui se posent la question. Ils sont de plus en plus nombreux, je crois, et c'est tant mieux. Pas seulement celles et ceux qui se disent croyants, mais aussi celles et ceux qui refusent les idées toutes faites, qui se demandent si leur vie a un sens ; ceux qui ne se contenteront jamais d'en rester à la foi de leur enfance, celles et ceux qui ne se contenteront jamais de formules stéréotypées..

Ceux-là - vous, sans doute - ne veulent pas d'une religion au rabais. Ils cherchent ce qu'est vraiment être chrétien. Pas seulement une théorie, mais un agir, un comportement. Au milieu du bouleversement de notre époque, nous chercherons ensemble ce qu'il y a de permanent dans la doctrine de l'Eglise, dans sa morale et dans sa discipline.

Nous chercherons  ce qui nous différencie des autres grandes religions et des humanismes modernes, mais aussi ce que nous avons en commun, chrétiens appartenant à des Eglises chrétiennes séparées. Donc il s'agit de dégager ce qu'il y a d'essentiel et de particulier dans le programme de la pratique chrétienne. C'est, dépoussiéré, le même vieil Evangile, toujours nouveau. J'espère que cette recherche nous aidera à découvrir quelle est notre chance exceptionnelle d'être chrétien.
 

 

2e séquence : ESPERANCE ?

Longtemps, théologiens et prédicateurs en tout genre ont dit du mal du "monde". Aujourd'hui, c'est plutôt le contraire : on en viendrait presque à dire que tout y va pour le mieux. On a diabolisé le monde, aujourd'hui on risque de le diviniser. Heureusement, les gens du monde, qui ne sont ni théologiens ni prédicateurs, sont plus nuancés et plus réalistes. Ils savent bien qu'il y a du positif et du négatif. Il fut une époque où les théologiens les plus "avancés"  tendaient à apporter une assise théologique au nationalisme ou aux partis totalitaires, qu'ils soient brun, noir ou rouge. Une certaine théologie devenait ainsi l'alliée de toutes les idéologies, donnant du monde une image défigurée, voilant les vrais défauts et remplaçant les justifications rationnelles par l'appel aux émotions.

Le recours à l'humain, à plus d'humanité, est-il la solution ? Il suffit de regarder l'histoire de la pensée au cours du siècle qui vient de s'achever pour voir combien éphémères furent les divers systèmes de pensée : les humanismes changent rapidement. Longtemps on a vécu sur un système classique gréco-occidental, jusqu'au jour où Copernic nous a obligés à revoir nos opinions les plus fondamentales : la terre n'était plus le centre du monde, mais elle n'était qu'une planète tournant autour du soleil. De même, avec Marx, on s'est rendu compte que l'homme est dépendant de conditions sociales souvent inhumaines. Et Darwin, en nous faisant découvrir que l'homme, vous et moi, nous tenons nos origines de l'infra-humain. Que reste-t-il de l'ancienne image cohérente de l'homme, qui avait encore cours dans mon enfance, dans celle qu'en donnent la physique, la biologie, la psychanalyse, l'économie, la sociologie et la philosophie actuelles ? L'humanisme de "l'honnête homme", héritage des Grecs, l'humanisme des existentialistes qui l'avait supplanté, le fascisme, le nazisme, fascinés par le surhomme de Nietzsche, le marxisme-léninisme, qu'en reste-t-il ? Le souvenir de millions de morts, l'effondrement des valeurs humaines... et quelques régimes totalitaires encore en place, pour le plus grand malheur de millions de  pauvres gens.

D'où un certain scepticisme à l'endroit des humanismes. Un grand nombre de chercheurs en toutes sortes de disciplines ne veulent plus échafauder de grands systèmes ; ils se contentent de dégager un sens dans une masse sans logique de matériaux inextricables. On se contente de mesurer, de calculer, de contrôler, de programmer et de projeter des phénomènes un par un. Nous vivons aujourd'hui une crise sans précédent de l'humanisme laïque. On en constate les symptômes dans les arts plastiques comme dans la musique, mais, plus radicalement encore, dans l'humanisme technologique, comme facteur d'évolution et dans l'humanisme politique et social comme facteur de révolution. Je le répète souvent : quand j'étais jeune, je croyais comme tout le monde au progrès, facteur d'évolution positive et de bien-être, sinon de bonheur. Et puis voilà que, depuis une quarantaine d'années, règne une peur incroyable de l'avenir, à commencer par l'avenir né des progrès technologiques ! Loin de moi la pensée de faire une critique pessimiste de notre civilisation. Il s'agit pour nous de donner une appréciation réaliste du présent.

L'évolution technologique, facteur d'humanité ?

Voilà une idéologie qui est bien ébranlée : celle qui consistait à penser que le progrès technologique conduirait à plus d'humanité. On a calculé que, si l'histoire de l'homme sur la terre a commencé il y a 50 000 ans, nous en sommes à 800 générations (dans l'hypothèse d'une durée de vie moyenne de 62 ans). Sur ces 800 générations, 650 ont vécu dans les cavernes. Seulement 70 générations ont connu la communication par l'écrit, et 6 ou 7 seulement ont profité de la découverte de l'imprimerie. Depuis 4 générations on peut mesurer le temps avec précision, et deux seulement ont pu disposer du moteur électrique. C'est depuis très peu de temps que sont nés la plupart des biens de consommation. Les spécialistes disent que nous abordons la deuxième grande période de l'histoire de l'humanité, la première étant celle de la découverte de l'agriculture  et du passage de la barbarie à la civilisation. Aujourd'hui, l'agriculture, autrefois base de la civilisation, a perdu sa prééminence. Et l'âge industriel, qui n'a que 200 ans, est en train de s'effacer à son tour. On parle aujourd'hui de civilisation post-industrielle. Où allons-nous ? Les penseurs prenaient plaisir à prédire l'avènement d'une ère de "paix perpétuelle" (Kant), de "progrès dans la conscience de la liberté" (Hegel), d'une société sans classe" (Marx) ou d'une marche irrésistible vers le "point Oméga" (Teilhard de Chardin). Qu'en est-il exactement ?

Les progrès de la science moderne, de la médecine, de la technique, de l'économie, des moyens de communication; de la culture sont sans exemple dans toute l'histoire. Ils dépassent les plus audacieuses rêveries de nos prédécesseurs. Et pourtant, on est loin d'une marche continue vers le "point Oméga". On sent bien, de plus en plus, que quelque chose ne va pas. Le malaise de la civilisation technique est devenu général. On met en doute le dogme qui tient la science et la technique pour les clés du bonheur universel des hommes, et le progrès, pour un résultat inévitable et quasi automatique. Même si le danger d'une destruction de la civilisation  par l'arme atomique - danger bien réel - subsiste, ce n'est pas lui qui inquiète le plus. Il y a plus grave. A l'échelle planétaire, les contradictions de la politique économique mondiale, la pollution, le réchauffement planétaire, la crise monétaire internationale, le fossé grandissant entre peuples riches et peuples pauvres sont des problèmes de plus en plus préoccupants. Sans parler des graves problèmes que pose l'extension gigantesque des grandes mégalopoles, de New-York à Tokyo et de Melbourne à New Delhi. Tous ces phénomènes, sous nos yeux - et j'en oublie certainement - manifestent l'ambivalence même du progrès : il suscite de grands espoirs, et en même temps il risque de détruire ce qu'il y a au monde d'authentiquement humain. On parlait naguère en termes positifs de développement, d'augmentation, de progression, de quantité, de produit national et de taux de croissance. Aujourd'hui, tous ces termes sont devenus suspects. Ils dénotent un sentiment d'insécurité, et même d'asservissement, et l'angoisse de l'avenir se répand en priorité dans les Etats où le niveau de vie est le plus élevé.

 Il semble que le processus technologique est en train d'échapper à tout contrôle, comme une machine devenue folle. La promesse d'une "grande société", qui faisait rêver l'Amérique dans les années 50 s'est avérée vouée à l'échec. Et les analyses du MIT (Massachusetts Institute of Technology) pour le compte du Club de Rome sont révélatrices : raréfaction des matières premières, surpopulation, pénurie des moyens de subsistance, pollution de l'environnement, risque de troubles sociaux, effondrement de l'industrie, tous ces phénomènes indiquent le déclin de l'humanité... au plus tard pour 2100. Bien sûr, ce ne sont que des prévisions, et ces projections dans le futur peuvent être contestées. Mais hier encore, je lisais un article de journal dont l'auteur citait René Girard, qui pense que "l'Apocalypse a commencé" et Edgar Morin dont le dernier ouvrage est intitulé "Vers l'abîme ?" Des titres aussi effrayants, on en trouve aujourd'hui quantité sous la plume de penseurs très sérieux. Puis-je vous en citer quelques-uns : "Après nous l'âge de pierre", "La fin de l'époque technicienne", "Pas de place pour l'homme" ou encore "La terre candidate à la mort". Pas très réjouissant ! Et Konrad Lorenz, le biologiste autrichien spécialiste des comportements, énumère "les huit péchés capitaux de notre civilisation" : surpopulation, dévastation de notre environnement, course contre soi-même, exténuation de la sensibilité, dégradation génétique, rupture de la tradition, réceptivité à l'endoctrinement, armement nucléaire. Enfin, pour bon nombre d'observateurs, la crise pétrolière, par ses conséquences économiques et politiques, confirme les pires appréhensions et montre avec quelle facilité le système économique et social peut être ébranlé à tous les niveaux et avec quelle rapidité peut sombrer la société de l'abondance.

Certains penseurs ex-marxistes développent une importante critique sociale en un tableau bien sombre. Ils décrivent une société toujours plus riche, plus nombreuse et améliorée, d'une efficacité triomphante, un niveau de vie qui s'élève constamment. Mais en même temps et pour cette raison même, une société de gaspillage organisé, qui génère la possibilité d'un anéantissement total, un monde où se multiplient les souffrances, la misère, la détresse, la pauvreté, la violence et la cruauté. Donc, deux aspects du progrès : suppression des anciennes servitudes à l'égard des personnes, mais aussi nouvelles servitudes par rapport aux objets, aux institutions aux puissances anonymes. Libéralisation de la politique, de la science, de la sexualité, de la culture, et en même temps nouvelle mise en esclavage, par la consommation forcée. Croissance du volume de la production, mais intégration dans un système démesuré. Exaspération des désirs individuels de consommation. Accélération des communications, mais aussi agitation croissante des êtres humains. Progrès de la médecine, et en même temps multiplication des maladies mentales et allongement d'une existence souvent vide de sens. Bien-être accru, mais davantage d'usure et de gaspillage. Maîtrise de la nature, mais dévastation de l'environnement. Perfectionnement des médias, mais en même temps appauvrissement du message et endoctrinement. On pourrait continuer la liste indéfiniment. Ces indications succinctes, que chacun peut vérifier d'après sa propre expérience, suffisent à montrer combien sont ébranlées l'idéologie du progrès et la thèse d'une évolution technologique qui conduirait d'elle-même à plus d'humanité. En réalité, elles conduisent à une déshumanisation de l'homme.

Faut-il pour cela répudier l'espérance ? Ce serait jeter le manche après la cognée. Ce qu'il faut abandonner, c'est l'idéologie du progrès technologique. Ce n'est pas à l'effort scientifique et technologique qu'il faut renoncer, ni au progrès humain, mais à la foi en la science en tant qu'explication globale de la réalité et en la technologie considérée comme un ersatz de religion. Il ne faut pas abandonner l'espérance en une autre société, où pourra se faire une synthèse nouvelle entre un progrès technique maîtrisé et une existence humaine affranchie des contraintes apportées par le progrès. Un mode de travail plus humain, une vie plus proche de la nature, des structures sociales plus équilibrées et la satisfaction des besoins non matériels : ces valeurs humaines peuvent seules rendre la vie digne d'être vécue ; elles ne se laissent pas mesurer à prix d'argent.

Une révolution politique et sociale, facteur d'humanité ?

Cette idéologie d'une révolution politique et sociale est, elle aussi, bien ébranlée. Pourtant, on ne peut pas tout en rejeter. Et tout d'abord, les chrétiens doivent reconnaître et comprendre le potentiel humaniste que renferme la pensée marxiste. Pas seulement dans les écrits du jeune Marx qui emploie sans cesse les termes suivants : homme, humanité, aliénation, libération et développement de l'homme. Mais aussi dans la pensée de Marx adulte. Pour lui, contre les rapports inhumains de la société capitaliste, il s'agit de créer des rapports vraiment humains. Il faut en finir avec la société où les masses humaines sont avilies, méprisées, appauvries, exploitées ; où la valeur marchande est la valeur suprême et où l'argent est le vrai Dieu ; où le profit et l'égoïsme sont les mobiles de l'action, où, par conséquent, le capitalisme fonctionne comme un ersatz de religion. A cette société il faut en substituer une autre, où tout homme puisse être vraiment homme, être libre, debout, reconnu dans sa dignité, autonome ; une société où prendra fin l'exploitation de l'homme par l'homme. Voilà le sens de la révolution prolétarienne préconisée par Marx.

Voilà le programme. Quant à sa réalisation... ! Mieux vaut ne regarder ni vers Moscou, ni vers Pékin, ni vers le Cambodge. Or on ne peut dissocier totalement le programme de sa réalisation historique. Il en est de même, par exemple, quand on analyse certaines dérives totalitaires du christianisme, tellement infidèles au message de l'évangile ! Et pourtant, le message marxiste a eu une certaine efficacité. Les éléments de la théorie marxiste sont communément admis. Ainsi l'homme est considéré de nos jours dans sa condition sociale, de toute autre manière que dans l'individualisme libéral. Et les non-marxistes eux-mêmes sont aujourd'hui sensibilisés aux contradictions et aux injustices du système économique capitaliste et utilisent pour leurs propres analyses l'arsenal critique mis au point par Marx.

Il faut certes faire remarquer les faiblesses du système idéologique mis au point par Marx, dans la mesure ou il se présente comme une explication totale de la réalité. Marx s'est trompé quand il a annoncé que seule la révolution pourrait améliorer la situation du prolétariat, par exemple ; et sa théorie de la plus-value est rejetée par la plupart des économistes. La théorie de la lutte entre deux classes s'est révélée trop simpliste. Et on n'a pas vu s'écrouler le système capitaliste, écroulement prévu par Marx, puis par Engels, pour le milieu du XIXe siècle ! La révolution devait se faire dans les pays hautement industrialisés, à commencer par l'Allemagne. Or elle s'est faite dans les pays arriérés et agricoles. Et le capitalisme s'est révélé, lui, réformable. Et on n'a pas eu d'exemple de mise en application des théories économiques préconisées par le marxisme qui puisse éliminer les déficiences du capitalisme sans engendrer d'autres maux, encore pires. Sans parler de la répression de la liberté de penser, de parler et d'agir, de la dictature totalitaire et bureaucratique du capitaliste d'Etat à l'intérieur et de l'impérialisme nationaliste à l'extérieur. Et des goulags !

On a beau chercher : la philosophie marxiste (aussi bien que néo-marxiste, lorsqu'elle a voulu échapper à la logique de la puissance) n'ouvre finalement aucune porte. D'où le désenchantement que l'on constate chez les gens qui avaient mis tant d'espoir en un éventuel changement révolutionnaire. Seuls de petits groupes, dont le credo politique s'inspirait de Marx ou de Bakounine, des guérillas d'Amérique latine, des combattants pour la libération de la Palestine, seuls ces groupes glissèrent vers le terrorisme. Certes le potentiel humaniste du marxisme est incontestable. Mais beaucoup de socialistes ont compris que même l'humanisme révolutionnaire  (Habermas) a échoué. Il mène certainement à une déshumanisation de l'homme. Si bien que Marcuse reconnaît qu'il ne peut "offrir aucune solution" et se prononce, à la fin de son livre "L'homme unidimensionnel" pour la "loyauté" envers ceux qui "sans espoir, ont donné et donnent leur vie au Grand Refus."

Alors ? Avec l'idéologie révolutionnaire, faut-il donner congé à l'espérance ? Précisons davantage : ce qu'il faut abandonner, c'est la révolution en tant qu'idéologie, qui recherche le bouleversement de la société par la violence et instaure un nouveau système de domination de l'homme sur l'homme. Il faut renoncer au marxisme en tant qu'explication totale de la réalité, et à la révolution comme ersatz de religion. Mais en même temps ne pas rejeter ses acquis, car le phénomène a mis en lumière un fait absolument explicite : une profonde déception à l'égard du progrès tant célébré, une révolte sociale contre l'injustice des rapports anciens et nouveaux, une protestation contre les contraintes du système technologique et politique, un profond besoin d'analyse et d'explication scientifique. Un véritable cri pour une existence réellement apaisée, pour une société meilleure, pour un règne de liberté, d'égalité et de bonheur.

C'est pourquoi seul pourra se dire chrétien un marxiste  pour qui, dans des questions telles que le recours à la violence, la lutte des classes, la paix, l'amour, ce n'est pas Marx, mais la foi chrétienne qui décide en dernier ressort. Et seul pourra se dire chrétien un "technocrate" pour qui, dans les questions de technologie, d'organisation, de concurrence, de manipulation, ce n'est pas la rationalité d'une programmation scientifique, mais la foi chrétienne qui constitue en définitive la règle dominante. L'humanisme de la révolution politique réclame une modification fondamentale des rapports sociaux, un monde meilleur et plus juste, une vie réellement belle. L'humanisme du progrès technologique réclame, lui, l'efficacité dans l'action concrète, la suppression de la terreur, un régime de liberté soucieux de pluralisme et de tolérance, et qui n'impose de croyance à personne. Serait-il impossible de réunir, à long terme, ces deux aspirations ? Et le chrétien n'aurait-il pas, lui, une contribution capitale à apporter à cet objectif ?

Entre nostalgie et réformisme

Reconnaissons qu'aujourd'hui, il est difficile de s'orienter. Il est devenu banal de déclarer que l'homme a perdu le sens, que nos sociétés tournent en rond. Qui peut dire ce que sera l'avenir ? "Nous vivons dans une époque de capitulation. Nous nous laissons entraîner par les discours de quelques esprits brillants ou de quelques beaux parleurs. J'ai déjà traversé avec attention un certain nombre d'"époques historiques", si l'on peut appeler cela des époques, mais je n'en connais aucune autre qui ait été autant dominée par des modes de pensée superficiels, où l'on ait scié avec autant de zèle les branches sur lesquelles on est assis : les poètes luttent contre la poésie, les philosophes contre la philosophie, les théologiens contre la théologie, les artistes contre l'art, les historiens, ex-historiens ou sociologues contre l'enseignement de l'histoire", écrit Golo Mann (l'historien, fils de Thomas Mann)

A la suite de la Révolution française était née l'époque du romantisme, qui dura une grande partie du XIXe siècle. Aujourd'hui on assiste à une vague de nostalgie, avec son débordement de sentimentalité. La raison est surclassée par la sensibilité. Comme si on voulait transfigurer le passé. Attitude proche de la résignation et d'une nostalgie de ce qui n'existe plus. Aspiration au calme et à la sécurité, peur de l'avenir. Nostalgie du "bon vieux temps". A la technique perfectionnée succède le goût pour la brocante. Succès des vieux films, des anciennes vedettes, Marilyn remise au goût du jour.

Pourquoi donc ne pas réfléchir sur le passé avec sérieux et sans romantisme ? Ce passé pourrait nous inciter à plus de modestie, à moins étaler notre omniscience ; il pourrait nous aider à comprendre le présent, à évaluer les possibilités et les limites de l'action politique, ainsi que l'ambivalence des situations de crise  ; il pourrait également nous aider à discerner les capacités de résistance et les capacités de changement des sociétés ; et donc à considérer la politique des partis, aussi bien que la politique tout court, avec un peu plus de recul et de nuances.

Bref, l'histoire représente un instrument essentiel pour se situer dans le présent. Mais la réflexion sur le passé n'est en aucun cas un retour sentimental au passé qui conduirait à nous détourner du présent. Au contraire, elle nous permettra de travailler à construire l'avenir. Mais voilà ! Demeure la question : peut-on réellement considérer l'homme comme bon par nature, étant donné les folies et les cruautés dont il se montre sans cesse capable ? Peut-on du moins lui reconnaître une volonté bonne qui lui permette d'améliorer sa nature d'homme ? Certes, dans nos sociétés on voit apparaître des progrès. On est loin, par exemple, du capitalisme sauvage qui régnait au XIXe siècle. Mais, à la réflexion, le moteur du progrès reste toujours le même : c'est tout simplement l'égoïsme. Celui du patron qui y voit son intérêt, comme celui de tout homme : la recherche du profit n'est-elle pas ce qui mène les individus comme les sociétés ? Pourtant demeure l'espoir d'une transformation de l'homme. Beaucoup plus profonde que le réformisme  qui en bien des domaines (l'école, l'économies, l'Eglise même) a produit beaucoup de changements et peu d'améliorations. En tout cas pas de changement de l'homme lui-même.


"Le monde a perdu sa direction. Et ce ne sont pourtant pas les idéologies de tant de directions qui manquent. Elles ne mènent nulle part... Les hommes tournent en rond dans leur cage qui est la planète, parce qu'ils ont oublié qu'on peut regarder le ciel. A force de vouloir vivre, il nous est devenu impossible de vivre. Voyez donc autour de vous !" (Discours d'Eugène Ionesco à l'ouverture du Festival de Salzbourg 1972)

 

A suivre, début mars

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