THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2008 : Chrétien ?
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Rappel :
1e séquence : Etat des
lieux (retour à l'homme) - Janvier 2008
2e séquence : La crise des humanismes - Février 2008
3e séquence : L'autre dimension - Mars 2008
(aux
archives)
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4e séquence : Le défi des religions mondiales
1 - Le salut hors de l'Eglise.
De nos jours, aucune religion ne peut ignorer les autres religions. Le christianisme lui-même est en contact, en discussion, en confrontation avec les autres religions.
A - Des religions mieux appréciées.
Les grandes religions sont actuellement reconnues comme un fait. Cela ne va pas de soi. C'est seulement après la seconde guerre mondiale et surtout à partir de la décolonisation que les missionnaires chrétiens ont commencé à prendre conscience de l'échec des missions chrétiennes dans les pays des grandes religions asiatiques. Il suffit de consulter les chiffres : ils disent mieux que tout les pourcentages infimes de chrétiens, surtout en Asie : 1/2 % en Chine et au Japon, et 2% en Inde. Si bien que beaucoup d'Asiatiques regardent les 400 ans d'évangélisation chrétienne dans leur continent comme une péripétie mineure dans la longue histoire de leurs grandes civilisations. Et la relative réussite des missions ne fut possible qu'à des époques de faiblesse politique et culturelle, et grâce à l'alliance du christianisme avec les puissances coloniales. La puissante revalorisation politique de l'Inde à partir de Nehru et de la Chine avec Mao a rendu encore plus difficile la mission chrétienne, sans parler de l'essor de l'Islam qui rend presque impossible toute mission au Moyen Orient.
C'est aujourd'hui seulement qu'on mesure le désastre quasi irréparable entraîné par les erreurs de décisions et d'orientations en matière de liturgie, de théologie et de discipline commises par l'Eglise à l'encontre des vues plus justes des missionnaires jésuites du XVIIe siècle. Les catholiques d'Extrême Orient le déplorent, aujourd'hui encore.
Cependant, chez les chrétiens, bien des choses ont changé, notamment depuis Vatican II. Le mépris ancien vis-à-vis des religions mondiales a fait place à une estime, à l'étude et au dialogue. On essaie aujourd'hui - pas toujours de façon déterminée - de libérer le christianisme de son conditionnement européen, latin et romain. Il y a un clergé indigène, des méthodes de pastorale adaptées, Ce qui semble mieux réussir dans la pratique que dans la théorie. La formulation du message évangélique tarde toujours à devenir chinoise pour les Chinois, japonaise pour les Japonais, indienne pour les Indiens. Cependant, il y a des individus et des groupes de travail qui s'y emploient.
Les résultats théologiques sont évidents. On apprécie de manière nouvelle les perspectives universelles de la Bible : de la Genèse, de l'épître aux Romains, des Actes des Apôtres, du Prologue de l'évangile de Jean notamment. Dieu est le créateur et le gardien de tous les humains ; il agit partout ; il a conclu une alliance avec toute l'humanité ; il veut le salut de tous les hommes, sans considération de personnes. C'est donc admettre, en fait, le salut hors de l'Eglise.
Jadis les autres religions passaient pour des mensonges, oeuvres du Mauvais et, au mieux, renfermaient quelque traces de vérité. Elles sont considérées, maintenant comme une sorte de révélation grâce à laquelle les multitudes d'humains du passé et du présent ont connu et connaissent le mystère de Dieu. Jadis les religions non chrétiennes apparaissaient comme les voies de la damnation ; maintenant, on les reconnaît pour des voies du salut. Religions "légitimes" par conséquent.
B - Richesse des religions.
Certes, comme chrétiens, nous sommes portés à élever des objections contre une telle position. Mais on ne peut pas oublier au prix de quelle générosité et de quel effort les hommes ont infatigablement cherché et trouvé la vérité dans toutes les religions mondiales. Toutes les religions cherchent à répondre aux grandes interrogations des hommes : D'où vient le monde et l'ordre qui y règne ? Pourquoi sommes-nous nés et pourquoi faut-il mourir ? Qu'est-ce qui détermine le destin de l'individu et de l'humanité entière ? Comment expliquer la conscience morale et l'existence de règles morales ? Toutes les religions ont pour but de nous faire passer de la misère et de la souffrance de l'existence au salut. Pour toutes, le mensonge, le vol, l'adultère et le meurtre sont des péchés. Et toutes les religions ont présenté comme une "règle d'or " cette consigne : ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'on te fasse à toi-même.
Toutes les grandes religions mondiales, devant l'homme aliéné, réduit en servitude, décrivent son besoin de rédemption. Elles reconnaissent la bonté, la miséricorde, la bienveillance gracieuse de la divinité. Toutes, également écoutent l'appel de leurs prophètes. Et en même temps, chaque religion a son caractère propre, ses propres richesses, que bien souvent nous chrétiens ne soupçonnons même pas. Voici quelques indications :
1 - Les religions issues de l'Inde - l'hindouisme et le bouddhisme surtout, ont été marquées par la situation du sous-continent qui les a vu naître et grandir : un sous-continent indiciblement pauvre, submergé de catastrophes en dépit de toutes ses richesses, d'où cette pensée : la vie est souffrance, et une vie nouvelle ne peut qu'engendrer de nouvelles souffrances ; et néanmoins une victoire sur la souffrance, une libération et une rédemption doivent être possibles.
- L'hindouisme, cette "éternelle" religion de l'Inde, sans fondateur, n'a aucun dieu déterminé. Elle impressionne par son attitude profondément mystique, par son ouverture et sa tolérance, par son élan vers l'infini. A côté d'une mythologie foisonnante de dieux et de rituels orgiaques, elle connaît aussi l'ascèse et la méditation (yoga) les plus rigoureuses. Religion sans dogmes et sans Eglise, et pourtant avec une continuité sans faille. Le but poursuivi par l'ascèse est la délivrance de "la roue", du cycle des naissances, par une fusion du moi dans le tout.
- Le bouddhisme occupe la position la plus forte en face du christianisme. Etabli en Inde depuis 500 avant J.C. il est diffusé sous des formes diverses surtout hors de l'Inde, de Ceylan au Japon. Il donne l'impression d'être la voie moyenne entre les extrêmes de la jouissance sensuelle et du masochisme, entre le besoin de jouissance et l'ascétisme. Les "quatre vérités" du Bouddha veulent faire comprendre pourquoi on souffre, afin de supprimer par cette connaissance la cause de la souffrance et la souffrance elle-même. La cause de la souffrance, c'est l'égoïsme, l'affirmation de soi, la soif de vivre qui conduit de renaissance en renaissance. Par la connaissance et par l'extirpation de cette soif de vivre, on triomphe de la souffrance et cette victoire, c'est la vie. Pour y parvenir, l'homme doit tendre au détachement de tout ce qu'il fait. Il doit se libérer de l'égoïsme, de l'affirmation de soi ; se libérer du cycle sans fin des naissances et du monde des apparences, jusqu'à l'illumination qui libère complètement de la souffrance et de la passion : il parvient au "nirvana" qui est comme une forme de théologie négative. Ce nirvana est un néant, dans la mesure où il implique une réelle libération par rapport à toute souffrance, à toute sensibilité. Négation quasi monastique du monde, qui s'est souvent manifestée comme une maîtrise du monde.
2 - La religion chinoise place au centre de tout l'harmonie de l'univers. Dès 500 avant J.C., elle se divisait en deux branches, confucianisme et taoïsme, représentés par deux philosophe antagonistes, Confucius et Lao-tseu, tous deux contemporains, dit-on, du Bouddha. De nos jours, la religion chinoise, dans la mesure où elle a pu se maintenir sous le régime marxiste, est un ensemble d'éléments confucéens, taoïstes et bouddhistes.
- Le confucianisme, né de la religion chinoise primitive, est surtout pragmatique et principalement axé sur les relations interhumaines. Il parle peu des relations avec un "supra-humain". On y voit donc surtout un humanisme fondé sur des valeurs humaines : l'amour, le sens de l'honneur, du devoir, le tact, le bon goût - et sur l'ordre du monde. L'homme doit s'insérer dans l'ordre éternel de l'univers, s'adapter harmonieusement à cette loi, cosmique et morale ; loi morale intérieure à l'homme, dans laquelle s'annonce le chemin (tao) du ciel. L'homme unit en lui les pôles dynamiques du monde ; le yang et le yin, principes masculin et féminin, que représentent le ciel et la terre. Les cinq relations fondamentales entre prince et sujet, père et fils, frère aîné et cadet, homme et femme, ami et ami, font l'objet de considérations particulières. L'attitude morale de base devra être la piété. La sagesse consiste dans la connaissance de la volonté du ciel. Comme l'hindouisme et le bouddhisme, le confucianisme présente toutes les caractéristiques externes d'une religion : sacrifices aux dieux et aux ancêtres, et toute une série d'actes sacrés pour le bien de l'homme. L'Etat lui-même apparaît comme une institution religieuse et le souverain est le mandataire du ciel. Le "ciel" est décrit sous des traits personnels, comme un "souverain seigneur." Dans la "querelle des rites" qui, au XVIe siècle, opposa Rome aux missionnaires jésuites, une bulle pontificale interdit aux missionnaires d'assimiler le "ciel" ou "souverain seigneur" à Dieu.
- Le taoïsme, lui, préconise l'intégration de l'homme dans le cosmos. Attitude qui a favorisé les interrogations d'ordre cosmologique, ontologique et scientifique, et qui lie étroitement ontologie et morale. Retour aux idéaux d'avant l'époque "éclairée" de Confucius : l'homme doit retrouver sa grandeur ou sa faiblesse naturelles et la mesure du cosmos doit aussi de devenir celle de l'homme : c'est de cette manière que l'homme vaincra la mort. Mais il faut se rendre à l'évidence : taoïsme, bouddhisme, confucianisme sont aujourd'hui étouffés dans une large mesure par le maoïsme qui, à bien des égards, fait figure d'ersatz de religion.
3 - L'islam. C'est la plus jeune, mais aussi la plus simple et la moins novatrice de toutes les grandes religions. Née en Arabie au VIIe siècle après J.C., l'Islam a créé un type de fidèles d'une très grande homogénéité. Une profession de foi simple, inspirée du judaïsme et du christianisme, constitue tout le dogme de l'Islam : il n'y a pas de dieu en dehors du seul Dieu, et Mohamed est son prophète. Cinq obligations simples, les "'piliers" de l'Islam, constituent le fondement du droit. Ce sont : la profession de foi, la prière rituelle quotidienne, le jeûne du ramadan, l'aumône et le pèlerinage à La Mecque. Islam veut dire "soumission" à Dieu, d'où abandon total à la volonté de Dieu, qui va jusqu'à l'acceptation de la souffrance comme une décision immuable de Dieu. D'où le sentiment d'une communauté internationale des musulmans : une fraternité qui, du moins en principe, serait en mesure de triompher de toutes les différences, aussi bien raciales que de caste en Inde. Deux branches antagonistes de l'Islam : les sunnites, majoritaires, et les chiites, principalement en Iran. Mis à part ces premières divisions, l'Islam n'a pas connu de schismes ou d'hérésies ; il n'a pas vu non plus se fonder de nouvelles religions concurrentes. S'il a connu des revers après une très rapide expansion, il a su les digérer si bien que les musulmans se présentent comme les fidèles de la religion suprême et définitive. Si elle reconnaît des prophètes antérieurs, Abraham, Moïse et Jésus, pour les musulmans Mahomet est le dernier et le plus grand des prophètes. Religion dépourvue de sacrements, d'images saintes et de musique sacrée, sans ministère sacerdotal et sans instance centrale, c'est une religion facile à comprendre et d'une étonnante force de de résistance, d'une grande cohésion et d'une surprenante puissance d'expansion : plus de la moitié des Africains sont musulmans. Une religion, enfin, avec laquelle il faut compter sur le plan politique. Aujourd'hui plus que jamais !
2 - Des conséquences troublantes.
Mais alors : si les autres religions sont, ou du moins peuvent être des voies de salut, que faut-il en conclure à propos de "l'unique voie de salut" qu'est le christianisme ? Une telle position n'entraîne-t-elle pas des conséquences troublantes et dangereuses ?
Des chrétiens anonymes ?
C'est en 1442 que le concile de Florence a défini la doctrine, traditionnelle depuis Origène : "Hors de l'Eglise, point de salut." Voici les termes précise de cette déclaration conciliaire : "La sainte Eglise romaine... croit, confesse et proclame qu'aucun de ceux qui vivent en dehors de l'Eglise, non seulement les païens, mais aussi les Juifs ou les hérétiques et les schismatiques, ne peut avoir part à la vie éternelle, mais qu'ils iront au feu éternel préparé pour le diable et ses anges, sauf si avant la fin de leur vie ils se sont remis à l'Eglise."
Il faudra plus de 500 ans pour qu'enfin le concile Vatican II reconnaisse la liberté de religion et de foi. Dans une déclaration particulière, le concile fait l'éloge des religions mondiales et dans la constitution sur l'Eglise, il déclare que tous les hommes de bonne volonté, juifs, musulmans, fidèles d'autres religions, et même athées "qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance explicite de Dieu" peuvent obtenir le salut éternel. Donc on reconnaît que les religions peuvent, comme telles, être des voies de salut.
Il faut donc bien constater un renversement sensationnel à propos du sort réservé à ceux qui sont "hors de la sainte Eglise romaine". Alors, la formule du concile de Florence, que devient-elle ? Certains répondent que la formule reste plus valable que jamais , car "tous les hommes sont à priori à l'intérieur de l'Eglise, comme des "chrétiens sans le nom, des "chrétiens anonymes" (Rahner). Mais alors, tous les fidèles des autres religions sont enrégimentés dans la sainte Eglise romaine ? Allez donc leur dire cela, et vous verrez leur réaction ! En fait on assiste à des contorsions intellectuelles de théologiens pour préserver l'infaillibilité d'une formule d'un concile oecuménique. Mais ne serait-ce pas, sans le vouloir, mettre l'Eglise sur le même pied que le monde, la chrétienté sur le même pied que l'humanité ? Le christianisme ne devient-il pas ainsi un luxe religieux, et la morale chrétienne, un élément superflu? Enfin, ne transforme-t-on pas trop facilement Jésus en avatar de Vichnou pour les hindous, en bodhisattva pour les bouddhistes, en prophète pour les musulmans. Il nous fait éviter d'accepter les idées des autres sans les critiquer.
Une ignorance hautaine.
Je crois qu'il nous faut admettre sereinement qu'hors de l'Eglise il y a possibilité de salut. C'est à cette seule condition qu'on pourra envisager sérieusement les problèmes qui se posent. La question capitale est la suivante : si, de nos jours et contrairement au passé, la prédication chrétienne constate non plus la pauvreté, mais les richesses des religions, qu'a-t-elle encore elle-même à offrir ? Si elle voit partout une lumière révélée, dans quelle mesure peut-elle apporter "la" lumière ? Si toutes les religions sont porteuses de vérité, pourquoi le christianisme serait-il "la" vérité ? Si le salut est possible hors de l'Eglise et du christianisme, pourquoi l'Eglise et le christianisme ?
Réponse de tout un courant protestant, à la suite, d'ailleurs, de Luther, courant élaboré de nos jours par Karl Barth, et Bonhoeffer : le christianisme n'est pas une religion, mais une foi. L'Evangile, d'ailleurs, c'est, disent-ils, la fin de toutes les religions. Réponse à nos yeux insatisfaisante : elle semble relever en effet, d'une indifférence hautaine par rapport à l'ensemble des religions. Pour nous, le problème demeure : les grandes religions mondiales, aujourd'hui plus que jamais, nous "interpellent". Mais nous sommes aussi en droit, à notre tour, nous chrétiens, de les interpeller. Le défi est réciproque.
3 - Un défi réciproque.
Car idéaliser les grandes religions - ce qui est plus facile de loin que de près - ne peut pas aider à clarifier les choses. La manière assez schématique dont je viens de vous présenter les grandes religions ne doit pas faire oublier leurs aspects négatifs, leurs déficiences, leurs faiblesses, leurs erreurs ; à quel point elles s'éloignent de leur inspiration originelle ; le culte des saints et les amulettes d'un certain islam, la magie, les élixirs de vie et les pilules d'immortalité d'un certain taoïsme vulgaire, un certain hindouisme où presque n'importe quoi est possible.
Pas de nivellement
Certes, on peut constater des parallèles entre les doctrines, les rites, les façons de vivre des différentes religions. On parle à juste titre de polythéisme dans un certain nombre de cas, mais pratiquement, vu de l'extérieur, certains pourront parler également de polythéisme chez les chrétiens. Un hindou qui est adepte de Çiva, s'il visite une église baroque de Naples ou même Saint-Pierre de Rome, pourra se demander si les chrétiens ne sont pas également polythéistes. Et la "révolution monothéiste" dont parlait le cardinal Ratzinger est sans doute plus perceptible dans une petite mosquée d'Algérie !
Cependant, en dépit de tous les parallèles qu'on peut établir, les différences sont évidentes, si on y regarde d'un peu plus près. La notion de sacrifice est équivoque et embrasse des réalités foncièrement dissemblables : l'acte le plus sublime et l'aberration humaine la plus horrible, le don de soi désintéressé et le massacre insensé d'autrui. Qu'on ne soit pas obligé de se laver les mains pour lire la Bible, c'est une différence extrêmement significative par rapport à l'Islam : le christianisme n'est pas, comme on le dit souvent, une "religion du livre" ; le Jourdain n'est pas un fleuve sacré ; les chrétiens n'ont pas de ville sainte. De même, les grande "prophètes" des peuples sont totalement différents ; l'amour des hommes n'est pas le même pour Jésus et pour Confucius. On oublie trop vite l'immense diffusion de lumière qui, grâce à la mission chrétienne, a libéré des continents entiers de la peur des esprits, de la magie, des fatalités naturelles, de la barbarie. Donc, ne pas tout mélanger. Il y a un immense écart entre la prostitution sacrée et la virginité chrétienne, entre une religion dont le symbole est le phallus et une autre dont le symbole est la croix ; entre une religion qui prône la guerre sainte contre les ennemis et une autre dont le programme inclut l'amour des ennemis. On ne peut pas raisonnablement dire que toutes les religions atteignent partiellement le même objet. Ne pas mettre tout le monde dans un même sac !
Incontestablement il y a eu dans l'histoire quelques grands "normateurs" (selon l'expression de Karl Jaspers) : Bouddha, Confucius, Socrate, Jésus. Pas Moïse, dont l'influence a été trop limitée, et pas Mahomet, dont l'originalité est moindre, dit-il. Ces "normateurs" sont ceux qui ont révélé les ultimes possibilités de l'homme et, partant, ont posé des règles irrévocables pour l'existence humaine. Il est possible de montrer ce qu'ont de commun leur prédication ; mais on doit aussi reconnaître en quoi ils sont vraiment disparates. Seule une ignorance naïve des faits permet d'oublier ou d'estomper les caractères propres à chacun.
Ce qui ne doit pas nous conduire à prendre un air supérieur, des attitudes détachées à l'égard des diverses religions et à en arriver à une totale indifférence? Le nivellement et la généralisation ne nous font pas progresser. La question de la vérité ne peut pas être mise entre parenthèses. Par contre, la question du salut peut nous permettre d'avancer. L'actuelle théologie chrétienne des religions affirme que les hommes peuvent atteindre le salut éternel à travers d'autres religions qui peuvent être appelée des voies de salut. Et cependant on ne peut pas en conclure que ce qu'elles enseignent est la vérité. Si les hommes sont sauvés dans le bouddhisme, l'Islam ou le confucianisme, ce n'est pas à cause, mais en dépit de toute contre-vérité et de toute superstition. En dépit du polythéisme, de la magie, des sacrifices humains, des fatalités naturelles. Ces religions ne nous offrent pas LA vérité.
Au point où nous en sommes, nous n'avons toujours pas dit de façon positive ce qu'est la vérité pour les chrétiens. Mais nous percevons l'exigence d'une discussion critique et autocritique avec les autres religions, discussion dont le critère ne sera pas la pitié, mais uniquement la vérité. Il ne s'agit pas de juger, mais de rendre service.
Un diagnostic constructif.
Les grandes religions sont aujourd'hui mises au défi de donner une réponse aux interrogations que posent sur elles les hommes de notre temps, à l'heure de la mondialisation. Peuvent-elles se remettre en question ?
Il est souhaitable que les religions mondiales élaborent rapidement des théologies scientifiques, au sens moderne du terme, qui atteignent le niveau qu'a atteint la théologie chrétienne : une réflexion autocritique. La théologie chrétienne est la première qui ait accepté la pensée méthodique et scientifique du monde moderne. Il est souhaitable que les autres religions marchent sur cette voie pour qu'un jour on en vienne à élaborer une théologie "oecuménique".
Tandis qu'en Occident prédomine une analyse sans pitié de la crise religieuse, en Orient, en revanche, on en est encore à l'affirmation apologétique de soi. Cela risque d'être de moins en moins possible. Les religions s'y trouvent affrontées au brutal mouvement de sécularisation moderne. Ce mouvement, venu d'Amérique et d'Europe, par des milliers de chemins différents, saisit aussi bien le Moyen Orient que l'Extrême Orient et risque de les submerger, comme c'est déjà le cas en Chine et au Japon, sur les plans de l'économie, de la science, de la culture, de la technique. Empiètement du profane sur le religieux, mais aussi, d'une certaine manière, sacralisation du profane ; des ersatz de religion qui consistent à ériger en absolu la nation, la classe sociale ou la science, voire une personne.
Et l'islam ? Relativement à la révélation qui lui est propre, il a une position semblable à celle de l'hindouisme et du bouddhisme : c'est une pensée tout à fait antihistorique. Son fondement, le Coran, a été directement dicté par un ange au prophète, conformément au Livre conservé au ciel. Inspiré jusqu'en ses termes mêmes, il est véridique en chacune de ses phrases. Il est la parole directe de Dieu. Dans l'islam, le livre tient la place que le Christ occupe dans le christianisme. Voici donc notre question (on peut se la poser de la même manière pour les écritures sacrées de l'hindouisme et du bouddhisme) : à long terme, l'islam pourra-t-il rester fermé aux résultats des études intensives menées sur les textes sacrés en Occident ? Il ressort en effet de ces études que le Coran contient des matériaux très tardifs et accidentels, et inclut une histoire très humaine. Or un musulman cultivé ne peut faire état publiquement de ces résultats. On avait cru au siècle dernier que les mouvements d'inspiration socialiste, prenant le pouvoir, allaient suivre l'exemple de la Turquie et devenir des Etats laïcs ; on assiste, hélas, de nos jours, à une véritable régression et à des phénomènes dangereux de fondamentalisme politico-religieux. Alors que la théologie musulmane était hautement développée au Moyen Age, elle est désormais stérile. Comment l'islam pourra-t-il intégrer à son système les acquisitions récentes, apparues ailleurs que chez lui, dans les domaines de la science, de la technique, de l'économie, de la culture et de la politique ? Et comment les Etats régis et imprégnés par l'islam pourront-ils devenir des Etats religieusement neutres, et que cessent les "guerres saintes" ?
L'hindouisme et le bouddhisme obéissent à une pensée circulaire : elles ont du monde une image cyclique, d'après laquelle tout est prédéterminé, le cours du monde comme la vie de l'individu. N'est-ce pas là la raison d'un fatalisme individuel et d'un déterminisme social qui constituent un des obstacles majeurs à l'amélioration du sort des masses. Et en adoptant la science et la technique modernes, les peuples d'Asie pourront-ils éviter toute autocritique face à la conception linéaire de l'histoire, héritée en Occident du judéo-christianisme ? Et je ne parle pas du système des castes (3000 castes en Inde) où l'homme reste irrémédiablement enfermé dans sa caste. Une telle conception n'est-elle pas en contradiction flagrante avec celle qui s'impose partout dans le monde, de l'égalité fondamentale de tous les êtres humains.
4 - Pas d'exclusivité, mais une originalité.
Facile d'accuser les autres et de dénoncer pensée antihistorique, fatalisme, mépris du monde, passivité, esprit de caste, traditionalisme, mais il ne faudrait pas considérer ces questions comme un moyen pour le christianisme de se décharger la conscience. L'Europe chrétienne, selon Gandhi, n'est chrétienne que de nom : en réalité elle adore Mammon ; son histoire, en particulier la violence, la soif de domination et de profit des pays chrétiens en Afrique comme en Asie et en Amérique du Sud ont compromis pour longtemps le message chrétien. Mais il nous fallait d'abord montrer que les grandes religions mondiales se trouvent aujourd'hui mises en question, plus encore que le christianisme. Et cela à cause de la violence d'un passage extrêmement rapide de la civilisation pré-industrielle à la civilisation industrielle contemporaine. De cette mutation résulte une sécularisation inévitable, la ruine des traditions, des valeurs religieuses, dont la désacralisation ne fait que commencer.
La foi chrétienne, catalyseur critique.
Ce qui ne veut pas dire que les religions traditionnelles vont disparaître. Elles aussi peuvent changer et s'adapter. Mais il faut reconnaître que les religions mondiales se trouvent aujourd'hui menacées comme elles ne l'ont jamais été jusqu'à présent. Vidées de l'intérieur et manipulées de l'extérieur (l'islam, par exemple, utilisé comme instrument de la politique panarabe). Donc les religions non chrétiennes ne pourront pas échapper à une réflexion sur elles-mêmes et, du même coup, à une discussion avec le christianisme, et cette fois sur des bases sérieuses.
Car du fait de leur histoire, la science et la technique occidentales révèlent beaucoup trop d'éléments provenant de la tradition judéo-chrétienne. Sur le sens de l'histoire, du progrès et du monde, sur la valeur de la personne, de la femme, du travail humain, sur la portée de la liberté individuelle, sur ces problèmes et sur tant d'autres qui se posent de façon urgente aux religions non chrétiennes, la théologie chrétienne a adopté depuis des décennies une réflexion méthodique et systématique. Dans ces conditions, quel sera le but de notre effort ?
Non pas l'arrogance et l'esprit dominateur d'une religion qui méprise la liberté au nom d'un esprit missionnaire ; ni la confusion pour qui toutes les religions se valent, sans aucun discernement. Mais bien plutôt, il s'agit de rendre service aux hommes dans leur religion, de manière spécifique et désintéressée et dans un esprit chrétien. Il s'agit d'être un catalyseur critique, point de cristallisation, pour les autres religions, de leurs valeurs morales, religieuses, méditatives, ascétiques et esthétiques.
Bref, ni absolutisme arrogant pour qui rien n'a de valeur en dehors de lui, ni éclectisme paresseux pour qui tout est un peu vrai, mais un universalisme chrétien ouvert qui revendique, pour le christianisme, non pas l'exclusivité de la vérité, mais bien une originalité propre par rapport à cette vérité.
Une recherche commune de la vérité.
D'une telle rencontre, la foi chrétienne n'aura qu'à y gagner ; et les religions d'Asie également Les chrétiens, par exemple, pourront corriger leurs représentations trop anthropomorphiques de Dieu-Père. Ce n'est qu'un exemple. De toute manière, christianisation ne devrait plus jamais signifier latinisation, romanisation, européanisation, américanisation. Le christianisme n'est pas simplement la religion de l'Occident ? Dans les premiers temps, le christianisme a été palestinien et grec, romain et africain, copte et éthiopien, espagnol et gaulois, alémanique et saxon, irlandais et slave. Selon la théologie des Pères de l'Eglise, le Logos - la Parole agissant comme une semence - a été actif dans le monde entier et dès le commencement. Chez Platon comme pour Moïse. Marx et Freud ont pu être des "pédagogues" conduisant au Christ. Pourquoi n'en serait-il pas de même des philosophes et penseurs des autres peuples ? Et ne faudrait-il pas distinguer, en principe comme en pratique, entre les religions hindouistes, bouddhistes, islamiques, inacceptables pour les chrétiens, et les cultures correspondantes qui, elles, sont parfaitement acceptables ?
Nous avons besoin d'un authentique christianisme indien, chinois, japonais, arabe, africain. Nous avons besoin d'une communauté mondiale dans un sens réellement chrétien et universel, communauté qui se fonde, non pas sur la conquête missionnaire des autres religions, mais sur la présence chrétienne parmi les autres religions, attentive à leurs aspirations et prête à réviser son propre point de vue toutes les fois que ce sera nécessaire. Ainsi la chrétienté resterait, sur son propre terrain, non pas simplement en possession de la vérité connue, mais en quête de la vérité toujours plus vaste et toujours à connaître. C'est ainsi qu'elle sourait facilement revenir à la grandeur et à l'originalité de son message. Par ce message, elle a, au début, convaincu le monde.
C'est dans cette perspective de dialogue que nous essaierons de présenter, de la façon la plus précise possible, du point de vie historique et sans préjugé dogmatique, la personnalité de Jésus et le message chrétien originel, en le présentant, d'ailleurs, en comparaison avec d'autres personnalités de l'histoire des religions. Si, comme on le dit, le christianisme est différent des autres grandes religions et des humanismes modernes, en quoi consiste cette différence ? Chrétien, qu'est-ce à dire exactement?
(A suivre, début mai)