THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2008 : Chrétien ?
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Rappel :
1e séquence : État des
lieux (retour à l'homme) - Janvier
2008
2e séquence : La crise des humanismes - Février
2008
3e séquence : L'autre dimension - Mars
2008
4e séquence : le défi des religions mondiales - Avril 2008
5e séquence : la spécificité du christianisme - mai 2008
6e séquence : le Christ réel - juin 2008
(aux
archives)
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7e séquence : Le Programme (1)
(juillet 2008)
I - Le Contexte social
Obligatoirement, le christianisme doit refléter ce que Jésus a réellement été. D'où la question : Jésus, que veut-il ? Qui est-il ? Un homme de la bonne société de son temps ou un révolutionnaire ? Un gardien de la loi et de l'Ordre ou un militant du changement ? Le défenseur de la pure intériorité ou le champion de la sécularisation ?
A - Pour l'ordre établi ?
Bien souvent Jésus est apparu comme le chef invisible d'un appareil ecclésiastique bien visible; garant de tout un héritage : foi, morale et discipline. Au cours de 2000 ans de christianisme, on l'a utilisé pour légitimer des idées, des lois, des traditions, des décisions, dans l'Église comme dans la société. Que d'essais de récupération ! C'est pourquoi il importe de souligner que Jésus n'a pas été l'homme de l'establishment ecclésial ou social.
* Le système politico-religieux
Jésus s'est heurté de plein front à un État ecclésiastique et théocratique, sur lequel il s'est d'ailleurs brisé. Dans le système de son temps, Dieu, considéré comme le maître suprême, servait à justifier tout l'appareil de puissance et de domination. Religion, droit, gouvernement, politique étaient inextricablement liés et dirigés par les mêmes hommes. La hiérarchie sacerdotale, partagée entre haut et bas clergé, était instituée sur une base héréditaire, peu appréciée du peuple. Elle partageait le pouvoir avec quelques clans, dans une société juive profondément divisée. Le tout sous le contrôle de l'occupant romain. A Jérusalem, un collège central détenait les fonctions de gouvernement, d'administration et de justice. Dans ce conseil suprême appelé en grec synedrion (assemblée), en araméen sanhédrin, seules les couches dominantes avaient le pouvoir : 70 membres sous la présidence du grand prêtre, lui-même investi par les Romains. Jésus n'était lié à aucun des trois groupes dominants. Ni aux "grands prêtres", ni aux "anciens", ni aux "scribes" (pour la plupart théologiens et juristes). Tous ces groupes deviendront bientôt ses ennemis.
* Ni prêtre ni théologien.
Le Jésus de l'histoire n'est pas prêtre. Il était un laïc ordinaire, meneur d'un mouvement de laïcs avec lequel les prêtres ne tenaient pas à se compromettre. Ses disciples étaient des gens simples. Jésus n'était pas davantage théologien. Il n'avait pas passé de longues années à étudier auprès d'un rabbi ; il n'avait pas reçu l'imposition des mains et l'habilitation officielle des rabbis. Il ne s'est pas présenté comme expert en matière de doctrine, de morale, de droit ou de traditions religieuses. C'était, plutôt, un conteur public comme on en rencontre aujourd'hui encore dans tout l'Orient, à Kaboul ou en Inde. Mais ce n'étaient pas des contes que Jésus proposait à la foule. Il puisait dans son expérience et dans celle des autres pour conseiller, aider les hommes. Il n'enseignait pas comme les clercs. Sa méthode d'enseignement était populaire, directe, au besoin mordante, maniant l'ironie et la caricature ; mais toujours pertinente, concrète, adaptée, accessible à tous, tirée de la vie quotidienne, simple et banale de tout un chacun.
* Hors du camp des dirigeants.
Le Jésus de l'histoire n'était ni membre ni sympathisant du parti gouvernemental, conservateur et libéral. On appelait ses membres les sadducéens. Parti clérical, il était libéral à l'extérieur et conservateur à l'intérieur. A l'extérieur, il respectait inconditionnellement la souveraineté de Rome. A l'intérieur, il s'efforçait de préserver sa propre puissance, pour sauver son régime clérical. Jésus n'a voulu ni adopter le style de vie hellénistique, ni se prononcer pour le maintien du statu quo, ni mettre en sourdine la grande idée du royaume de Dieu à venir. De même, il n'a eu aucune sympathie pour la conception conservatrice du droit entretenue par les cercles dirigeants.
* Un changement radical.
Toute sa pensée partait de l'idée d'un avenir meilleur, pour l'homme et pour le monde. Il attendait un bouleversement imminent de la situation régnante. C'est pourquoi il critiquait l'ordre établi et l'institution religieuse. La liturgie du Temple et la vénération de la Loi étaient les deux piliers de la religion d'Israël, depuis le retour de la captivité de Babylone. Jésus tendait à relativiser l'importance de ces deux pratiques. Il croyait, comme beaucoup de gens en son temps, à la venue prochaine du règne de Dieu, pour l'accomplissement final et définitif du monde nouveau. Il était soutenu par une attente ardente de la fin de ce monde actuel. En train de se réaliser, disait-il. Jésus se situe donc nettement dans la ligne du mouvement apocalyptique qui avait pris naissance deux siècles auparavant. Satan sera anéanti. Fin de la misère, de la guerre, de la souffrance et de la mort. Avènement du nouveau monde. A son époque, l'attente d'une grande partie du peuple se faisait de plus en plus intense. Voir la prédication de Jean Baptiste. Le commencement de la vie publique de Jésus se rattache au mouvement du Baptiste : protestation et réveil. Les premières communautés chrétiennes considéreront Jean Baptiste comme un concurrent. Mais, selon Marc, l'évangile commence avec le Précurseur. C'est le baptême par Jean qui donne le coup d'envoi. C'est à ce moment-là que Jésus s'est reconnu saisi par l'Esprit et mandaté par Dieu.
Et c'est après l'arrestation de Jean que Jésus commence à prêcher la "bonne nouvelle" et à rassembler autour de lui quelques disciples, dont des disciples de Jean. Son message est simple : "Le Royaume de Dieu est là ; convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle" . Mais à la différence de la sombre menace du jugement chez Jean, Jésus apporte une joyeuse nouvelle, un message amical et joyeux, parlant de la bonté de Dieu qui vient et d'un royaume de justice, de paix et de joie. Le Royaume n'est pas jugement, mais grâce. Ce n'est pas seulement la maladie, la souffrance et la mort, mais aussi la pauvreté et l'oppression qui vont à leur terme.
Dans ce message, Jésus ne s'intéresse plus au maintien de l'ordre établi, fondé sur le culte du Temple et l'observation de la Loi. Très tôt, il est entré en conflit avec la Loi. Très vite il devient une menace pour les autorités religieuses, soucieuses de préserver leur propre domination. Ne prêche-t-il pas la révolution ?
B - Pour la révolution ?
Oui, s'il s'agit d'une transformation radicale d'un milieu ou d'un état de fait existant. Non, si l'on considère la révolution comme un bouleversement soudain et violent de l'ordre social, comme ce fut le cas pour la Révolution française ou la Révolution d'Octobre.
* Le mouvement révolutionnaire.
Des mouvements révolutionnaires au nom du Règne de Dieu, il y en a eu à plusieurs époques de l'histoire du christianisme. Et nombreux sont les intellectuels qui ont repris la thèse selon laquelle Jésus aurait été lui-même un révolutionnaire politique et social.
Sans aucun doute, la Galilée, patrie de Jésus a été le foyer du mouvement révolutionnaire des Zélotes, ces "terroristes" fanatiques. Au moins l'un des disciples, Simon le zélote, a appartenu à ce courant révolutionnaire. Et Jésus a été condamné par Pilate pour des motifs politiques, "parce qu'il voulait, dit l'accusation, se faire roi des Juifs" ; la crucifixion était d'ailleurs le supplice réservé aux esclaves et aux rebelles politiques. D'autre part, le peuple juif est le seul qui ait opposé à l'occupant romain une résistance intellectuelle et politique aussi durable, et au temps de Jésus déjà, les Romains se trouvaient devant une situation explosive dont ils avaient tout à craindre. Le mouvement révolutionnaire juif refusait toute collaboration avec l'occupant, prêchait la grève de l'impôt, et bénéficiait d'importantes complicités secrètes, en particulier dans le parti pharisien. En l'an 6 commence la révolte de Judas "le Galiléen", révolte qui sera écrasée quelques années plus tard. Mais les groupes de résistance armée n'avaient pas pu être éliminés. Leur base se situait dans les montagnes sauvages de Judée. L'insécurité régnait partout, notamment à Jérusalem lors des grands rassemblements pour les fêtes religieuses. Une émeute pouvait éclater à tout moment. Pilate mena pendant les dix ans de son gouvernorat (26-36) une politique de dure répression, à tel point qu'il fut destitué par Rome pour la brutalité de sa politique. Mais trente ans plus tard, la révolte s'amplifia et se transforma en une guerre nationale généralisée. Ce fut encore un Galiléen, Jean de Giscala, qui dirigea ses troupes révoltées jusqu'à la prise de Jérusalem par les Romains en 70, puis la fin de la rébellion à Massada en 71.
* L'espérance d'un libérateur.
Il est incontestable que l'attente populaire d'un grand libérateur, d'un Messie ou d'un "roi" à venir, envoyé de Dieu à la fin des temps, a nourri l'espérance du mouvement révolutionnaire. Cette espérance avait naturellement des objets divers : les uns attendaient un "fils de David", d'autres parlaient du "Fils de l'homme", du juge, du rédempteur du monde. En 132 après Jésus-Christ, le chef des zélotes, Bar Kochba, "fils de l'étoile" est appelé Messie par le plus illustre des rabbins de l'époque. Mais il devait mourir au combat et Jérusalem, une deuxième fois détruite, devint pour des siècles une ville interdite aux Juifs.
Et Jésus ? Son message n'était-il pas très proche de l'idéologie révolutionnaire ? Il attend un changement radical de situation, l'irruption prochaine du règne de Dieu au lieu de la domination des hommes. Le monde est en désordre, il faut qu'il devienne radicalement autre. Jésus critique lui aussi les cercles dominants, les grands propriétaires fonciers ; il s'en prend aux injustices sociales, à la prévarication ; il soutient la cause des pauvres, des opprimés, des persécutés, des miséreux. Il critique ceux qui portent des vêtements somptueux, il se moque cruellement des tyrans qui se font appeler bienfaiteurs du peuple. Pour lui, Hérode Antipas est un "renard".
Pas étonnant que Jésus ait passé pour un révolutionnaire aux yeux d'un grand nombre de révolutionnaires, jusque de nos jours. Les évangiles ne nous présentent pas en effet un Jésus doucereux et inoffensif. Il n'a rien d'un diplomate. Les évangiles le présentent comme quelqu'un de clairvoyant, décidé, inflexible et, quand il le faut, combatif. Un Jésus sans peur. Il est "venu mettre le feu sur la terre". Il ne craint pas ceux qui peuvent tuer le corps, et il ose annoncer l'imminence d'un temps de lutte armée, un temps de détresse et de danger extrêmes.
* Non la révolte sociale...
Et cependant il faut entièrement fausser tous les récits évangéliques pour faire de Jésus un guérillero, un agitateur politique et un révolutionnaire, et transformer son message sur le règne de Dieu en un programme d'agitation politique et sociale. De même que Jésus n'a pas été l'homme du système, il n'a pas été non plus un révolutionnaire politique et social. Il n'a pas prêché une action militaire ou insurrectionnelle. On peut être son disciple sans engagement explicite d'ordre politique ou social. Jésus attend un bouleversement, certes, mais un bouleversement qui viendra de Dieu. Il annonce donc le règne direct et absolu de Dieu lui-même sur le monde, règne qui s'établira sans violence . Un renversement, non pas forcé d'en bas, mais décidé d'en haut, auquel il faut se préparer en profondeur, à la lumière des signes des temps. Il convient de chercher d'abord ce royaume de Dieu, et tout le reste, dont se soucient les hommes, sera donné par surcroît. Jésus refuse avec brusquerie de partager la mentalité anti-romaine. Il évite tout titre politique, tel que Messie ou Fils de David, qui pourrait prêter à malentendu. Dans son message sur le royaume de Dieu, il n'y a nul nationalisme ni aucun ressentiment contre les païens. Nulle part il ne parle de restaurer le royaume de David en puissance et en majesté. Pas question pour lui de s'emparer du pouvoir temporel. Bien au contraire, aucune exploitation politique de sa popularité, pas de coalition tactique avec certains groupes, pas de "longue marche" stratégique. En revanche, il choisit le renoncement au pouvoir, la modération, la grâce, la paix, la libération du cycle infernal de la violence et de sa répression, de la faute et du châtiment. On peut résumer le récit symbolique des trois tentations à une seule et unique tentation : la tentation diabolique du messianisme politique. Jésus y a constamment résisté.
Certes, aux yeux des Romains, Jésus devait nécessairement passer pour politiquement suspect, et finalement pour un perturbateur et un insurgé en puissance. Les autorités religieuses juives qui l'accusent ont bien compris l'intérêt d'une telle manoeuvre : ils l'accuseront d'être un révolutionnaire politique. Et c'est pour cela que Jésus sera condamné. Mais il ne l'était pas. Les études sérieuses s'accordent aujourd'hui à reconnaître que nulle part Jésus n'apparaît comme le chef d'une conjuration politique. A travers tous les évangiles, Jésus apparaît comme un prédicateur itinérant et désarmé, comme le médecin charismatique qui, loin de causer des blessures, les guérit. Il proclame, non le combat militant, mais la grâce et le pardon de Dieu pour tous. Même sa critique sociale découle, non pas d'un programme politique, mais, sans conteste, de sa façon nouvelle de comprendre Dieu et les hommes.
* ... mais la révolution de la non-violence
Le récit de l'entrée de Jésus à Jérusalem sur un âne apparaît aux spécialistes comme bien exagéré par Matthieu et Jean, comparativement à Marc. En tout cas il n'a pas entraîné de réaction violente de l'occupant romain. De même l'expulsion des marchands du Temple. Jésus, par une provocation consciente, signifie une condamnation du commerce et des prêtres qui en tiraient profit : c'est un geste en faveur de la sainteté du lieu en tant que lieu de prière. Jésus veut surtout montrer qu'il n'est pas l'homme de l'establishment. Mais pour lui l'alternative au système, à l'ordre établi n'est pas une révolution politique et sociale. Plus que Che Guévara ou Camillo Torrès, c'est Ghandi et Martin Luther King qui pouvaient se réclamer de Jésus.
Il était loin d'approuver l'attitude des zélotes, qui, au fond, était une attitude réactionnaire, puisque leur rêve était de restaurer le grand royaume du temps de David. Jésus a été différent, provocant même, sur ce point. Il n'a prêché aucune révolution, ni de droite ni de gauche. Chez lui, aucun appel au refus de l'impôt, aucune exhortation à la guerre de libération nationale, point de propagande pour la lutte des classes. Pas de morne refus des satisfactions de la vie. Et pas de suppression de la Loi pour les besoins de la révolution.
Jésus critique durement les puissants, mais en même temps, il appelle, non à la mort des tyrans, mais au service des petits. Il invite à ne pas résister au méchant, à faire du bien à ceux qui vous haïssent et à prier pour ceux qui vous persécutent. Sa révolution va plus loin que toutes les révolutions possibles, de son temps comme aujourd'hui. En voici les principes :
- Au lieu d'anéantir ses ennemis, les aimer.
- Au lieu de rendre les coups, pardonner sans condition.
- Au lieu d'user de violence, être prêt à souffrir.
- Au lieu de proclamer la haine et la vengeance, louer les artisans de paix.C - Pour la fuite ?
Alors, comment réaliser le royaume de Dieu sur terre ? Les zélotes préconisaient l'action radicale et violente : une révolution. Mais il existe aussi une solution opposée, tout aussi radicale : au lieu de l'engagement au péril de sa vie, la protestation du grand refus. Plutôt que la sédition, la ségrégation ; plutôt que la guerre contre ce monde hostile à Dieu, le refus de ce monde. Plutôt que de forcer l'histoire, on s'en échappe.
* Le radicalisme apolitique.
C'est l'attitude des moines - littéralement "ceux qui vivent seuls" - et des anachorètes - c'est à dire "ceux qui se sont retirés" au désert. Séparation, retrait, évasion hors du monde, la fuite, en somme. Ce phénomène de fuite n'est pas propre au christianisme : on le trouve également chez les bouddhistes. Retrait par rapport au monde. Cette tradition a inspiré, d'une part les "ermites", ascètes isolés, dont le prototype est Antoine, le père du désert (IIIe siècle), tradition qui subsiste encore aujourd'hui au mont Athos en Grèce ; et d'autre part les "cénobites", moines qui mènent une vie commune. On trouve même cela sous des formes profanes, chez les hippies, celles et ceux qui faisaient ou font encore le voyage vers l'Inde ou vers Katmandou, ou en partie dans le Jesus Movement. On continue à s'y réclamer de Jésus. Est-ce à juste titre ?
Ce n'est pas totalement faux. Il y a dans la vie de Jésus des traits de style hippie. Je ne sais si le séjour au désert est historique, mais on sait que son style de vie était très insolite. Il n'exerce aucun métier, il mène une vie de vagabond, prêche sur les places publiques, mange, boit, dort, prie le plus souvent au grand air. Ses plus proches parents ne sont pas ses partisans : ils le prennent pour un fou, nous rapporte Marc. Disons qu'il est hors normes. Il ne fait rien pour assurer son existence. Il est entretenu par des amis, et un cercle de femmes s'occupe de lui. Au sein d'une société qui tenait le mariage pour un devoir et un ordre de Dieu, le célibat de cet homme juif apparaissait insolite, provocant (même s'il n'était pas le seul dans ce cas en Israël.) Mais il n'impose pas le célibat à ses disciples. il les laisse totalement libres, car il n'est jamais professeur de morale.
Il faut pourtant bien le dire ; Jésus n'a pas été un moine ni un ascète qui, se détournant du monde, aurait tendu vers la perfection dans une "fuite" spirituelle, voire physique.
* Le monachisme.
Car il y avait au temps de Jésus un monachisme juif organisé. Jusqu'en 1947, on n'avait comme documents que les textes de l'historien juif Josèphe et de Philon, le philosophe juif d'Alexandrie. Ils parlaient de cette branche du judaïsme appelée les Esséniens. A l'origine, anciens résistants, ils se sont séparés du mouvement des Macchabées lorsque ceux-ci prirent le pouvoir et surtout lorsque l'un d'eux, Jonathan, s'empara du sacerdoce suprême en 153. Les esséniens, au nombre d'environ 4000, vivaient, dit Josèphe, dans les villages et les villes, regroupés au sein de solides communautés. Ils avaient leur centre au bord de la mer Morte.
En 1947 a lieu la découverte sensationnelle due à un berger à la recherche d'un mouton. Dans une grotte, il trouve une jarre contenant plusieurs rouleaux de manuscrits. Des centaines de grottes sont explorées. Dans 11 d'entre elles, on découvre des textes et des fragments de textes. Parmi eux, des textes bibliques, dont deux rouleaux bien conservés du livre d'Isaïe, antérieurs de mille ans aux plus anciens manuscrits connus jusque là ! On trouve aussi des textes non bibliques, notamment la règle de la communauté. Bref, des textes qui viennent d'une vaste bibliothèque d'un établissement monastique. Vous pensez bien que cette découverte a suscité une marée de publications, plus ou moins sérieuses d'ailleurs. Ce qu'on peut en tirer, c'est qu'au temps de Jésus existait une communauté monastique juive, qui présentait déjà tous les traits des communautés chrétiennes futures, fondées par saint Pacôme (début du IVe siècle), légitimées par saint Basile, érigées par saint Benoît et codifiées par sa règle, la règle bénédictine, fondement de tout le monachisme occidental. Avec trois grands principes : 1 - L'unité de lieu pour l'habitat, le travail et la prière. 2 - L'uniformité dans le vêtement, la nourriture et les prescriptions ascétiques. 3 - La sauvegarde de la communauté grâce à la Règle et au principe d'obéissance.
Alors ? Jésus a-t-il été essénien ou moine de Qumran ? Y a-t-il des relations entre Qumran et ce qui allait devenir le christianisme ? Il faut distinguer les deux questions. Tous les spécialistes sérieux s'accordent aujourd'hui à dire que Jésus n'a pas été essénien ni moine de Qumran. Pour la deuxième question, on pense qu'il y a eu une influence au moins indirecte de Qumran sur le christianisme. Jean Baptiste a peut-être été en relation avec cette communauté. Comme Jean Baptiste et Jésus, le "Maître de justice", fondateur de Qumran, était en profond désaccord avec le judaïsme officiel et le pouvoir religieux établi à Jérusalem. Tous attendent la fin : cette dernière génération est mauvaise, le jugement est imminent, il faut vite se convertir ! Mais là s'arrêtent les ressemblances. On ne peut pas confondre les ablutions répétées des moines de Qumran et le baptême, donné une fois pour toutes par Jean pour tout le peuple. Quant à Jésus, même si on trouve dans sa bouche certaines expressions semblables à celles des esséniens (ce qui est bien normal, puisqu'ils sont contemporains), on n'a aucun indice en faveur d'une relation directe de sa part avec les esséniens ou plus précisément avec Qumran. On ne trouve aucune mention des esséniens ni de Qumran dans le Nouveau Testament, pas plus qu'on ne trouve une mention de Jésus dans les textes de Qumran.
* Aucun dessein monastique.
"Si tu veux être parfait, dit Jésus au jeune homme riche, va, vends tous tes biens..." Pourquoi Jésus n'a-t-il pas envoyé le jeune homme à Qumran ? Et pourquoi Jésus n'a-t-il pas fondé de monastère ? Eh bien, il faut admettre qu'entre Jésus et les moines, il y a un monde. malgré tout le respect et toute la reconnaissance qu'on a envers le monachisme. La communauté des disciples n'a aucun trait commun avec eux :
1 - Ni isolement à l'écart du monde, comme l'étaient les esséniens qui tenaient avant tout à se préserver de toute impureté. Jésus, pour sa part, ne refuse pas les activités du monde. Pas d'évasion. Jésus agit en public, au milieu des hommes. Il est même en contact avec des gens mal famés, avec des personnes légalement impures, sans craindre le scandale. Seule compte la pureté du coeur, et non pas les purifications extérieures.
2 - Ni conception dualiste du réel. La théologie de Qumran est dualiste : la vérité et la lumière guident la communauté, mais ailleurs, pour ceux qui n'observent pas intégralement la Loi, c'est le règne des ténèbres. Hors de Qumran point de salut. Dès le commencement Dieu a réparti les hommes en deux camps opposés et les a dotés de deux esprits, issus de deux principes éternels, l'un bon et l'autre mauvais. Or Jésus ignore un tel dualisme. Il ne partage pas le genre humain en bons et mauvais. Tout homme doit se convertir et tout homme peut se convertir. Et la miséricorde de Dieu ne connaît pas de limites; C'est d'ailleurs pourquoi on ne doit pas haïr ses ennemis, mais les aimer.
3 - Ni légalisme. Les esséniens pratiquaient une observance très stricte de la Loi. Bien plus stricte que celle des pharisiens. Jésus, lui, au contraire, est totalement étranger à un tel légalisme. Au contraire, à travers tous les évangiles, il fait montre, vis-à-vis de la Loi, d'une étonnante liberté. Aux yeux des religieux esséniens, il passait manifestement - et précisément à propos du sabbat - pour un profanateur de la Loi, digne de châtiment. A Qumran, il aurait été excommunié.
4 - Ni ascétisme. Ches les esséniens, tout est affaire de pureté. A tel point que l'élite renonçait au mariage pour ne pas se souiller par les rapports avec une femme. Certes, des esséniens étaient mariés : le mariage leur était permis, après un temps de probation de trois ans, dans le seul but de la procréation et moyennant l'interdiction des rapports conjugaux pendant la grossesse. Par ailleurs, les esséniens abandonnaient tout bien personnel à la communauté; Communisme intégral. On ne mangeait que ce qui était strictement nécessaire pour se nourrir. Jésus, lui, n'était pas un ascète. Il n'a jamais demandé le sacrifice pour le sacrifice, le renoncement pour le renoncement. Il défend ses disciples qui ne jeûnent pas, il mange et boit avec les gens, accepte les invitations à des festins. On le traite de glouton et d'ivrogne. Et il n'a imposé à personne l'obligation du célibat. Son message, au contraire, est une "bonne nouvelle", joyeuse et libératrice.
5 - Ni organisation hiérarchisée. Chez les esséniens règne une hiérarchie stricte, fondée sur quatre états ou classes nettement séparés : les prêtres, les lévites, les laïcs et les postulants. L'obéissance aux supérieurs étaient fermement inculquée et les manquements sévèrement punis. Par exemple, suppression du quart de la ration alimentaire pendant un an pour dissimulation dans la déclaration des biens, pendant six mois pour nudité non nécessaire, pendant trois mois pour une parole déraisonnable, pendant trente jours pour un assoupissement lors de l'assemblée générale ou pour un éclat de rire stupide, pendant dix jours si on a coupé la parole à autrui. L'exclusion de la communauté était une peine particulièrement grave : l'excommunié devait trouver sa subsistance dans le désert, comme ce fut le cas, semble-t-il, pour Jean Baptiste. Jésus s'est passé de tout ce catalogue de punitions. Il demande simplement qu'on obéisse à la volonté de Dieu, c'est tout. Quant à la hiérarchie, il renverse toute préséance : c'est le supérieur qui doit se faire le serviteur de l'inférieur.
6 - Ni règle religieuse. Chez les esséniens, le déroulement de la journée était strictement déterminé : prière, travail aux champs, ablutions et repas en commun en silence, retour aux champs et le soir, nouveau repas en commun. Noviciat obligatoire, voeux d'obéissance, bains rituels et vie liturgique intense. Rien de tout cela dans l'entourage de Jésus. Ni noviciat, ni serment d'admission, ni voeux. Pas question d'exercices réguliers de piété. Jésus n'a composé ni règle ni statuts. Au lieu de règles qui, souvent, dissimulent sous un vernis spirituel la domination de l'homme sur l'homme, Jésus propose les paraboles du royaume de Dieu.
* Non pour une élite, mais pour tous. Donc, Jésus est différent. Et il n'est certainement pas l'homme du monachisme ascétique. Bien trop normal dans son habillement, dans sa façon de manger, dans tout son comportement. Mais c'est par son message qu'il sort de l'ordinaire. Et ce message est tout le contraire du message de Qumran. Ce ne sont pas les hommes qui peuvent faire le tri. Dieu seul, qui voit les coeurs, en a le pouvoir. Jésus n'annonce pas un Royaume pour une élite de parfaits. Il annonce le royaume de la bonté sans limite et de la grâce sans condition, précisément pour les hommes perdus et misérables. Je ne sais pas si Jésus a employé lui-même le mot "évangile". En tout cas, ce qu'il avait à dire, n'avait rien d'une menace. C'était, au plein sens de l'expression, une "Joyeuse Nouvelle".
Au fond, Jésus n'a pas exigé la fuite du monde. Et les prétendus "conseils évangéliques" considérés comme forme de vie - pauvreté, chasteté, obéissance, le tout garanti par des voeux - ont existé à Qumran, mais pas parmi les disciples de Jésus.
Lorsque éclata le grand soulèvement juif des années 60, les moines de Qumran sont allés eux-mêmes au-devant de la mort. Rencontre du radicalisme politique des zélotes et du radicalisme apolitique des esséniens, "Les extrêmes se touchent". La communauté de Qumran s'était préparée au combat final. Ses écrits en témoignent. Ils se sont ralliés au combat des révolutionnaires pour la guerre sainte. En 68, ,la Xe légion romaine, sous le commandement de Vespasien, s'avança de Césarée vers la Mer Morte et Qumran. C'est sans doute alors que les moines ont empaqueté leurs manuscrits et les ont cachés dans des grottes. Ils ne les ont jamais repris : ils ont été très certainement exterminés alors. Un poste de la Xe légion a été établi à Qumran. Quelques années plus tard, le monastère fut définitivement détruit.
Quelle solution nous reste-t-il alors ? Ni collaboration, ni radicalisme d'une révolution violente, ni radicalisme de la fuite dans une vocation pieuse ? Il semble qu'il ne reste qu'une issue : le compromis.
D - Pour le compromis ?
Pour les radicaux, on vient de le voir, le choix entre deux attitudes : révolutionner le monde ou fuir le monde. Pas de demi-mesures. Alors ?
* Les gens pieux. C'est la voie du compromis, de la conciliation, de l'arrangement diplomatique. L'art du possible : rechercher un accommodement entre la loi absolue de Dieu et sa situation concrète. N'est-ce pas cela, la voie de Jésus ? La voie du compromis moral, c'est la voie du pharisaïsme. Étaient-ils des "tartufes", des modèles d'hypocrisie ? En tout cas, ils sont le seul parti qui ait survécu à la grande révolte contre les Romains. Le pouvoir légal des sadducéens, collaborateurs de Rome, a disparu avec la destruction du Temple. Et le judaïsme, tel qu'on le connaît encore de nos jours, a été l'oeuvre des pharisiens. Le mot "pharisien" signifie "séparé". Les pharisiens se définissaient comme les pieux, les justes, les craignant-Dieu, les pauvres de Jahvé. Ils entendaient respecter intégralement la Torah et se préparer ainsi, par une vie pieuse, au bouleversement que Dieu lui-même allait préparer. Leur mouvement comptait environ 6000 membres. Ils étaient d'une morale exemplaire et, pour cela, très respectés de la population. Ils allaient plus loin que ce que prescrivait la Loi et tenaient à appliquer à tout le monde les prescriptions - notamment de pureté - destinées aux prêtres.
* Le compromis moral. C'est à cette morale de gens pieux que Jésus s'est précisément heurté. Relisez les évangiles et vous verrez toutes les critiques qu'il leur adresse : ils "filtrent le moucheron". Par exemple, l'ablution des mains : on précisait quand elle devait avoir lieu, qu'elle doit s'étendre jusqu'aux poignets, quelle est la position des mains, qu'il faut verser l'eau deux fois, la première pour enlever l'impureté, la deuxième pour évacuer les gouttes du premier versement devenues impures. Jésus critiquera ces gens qui imposent des fardeaux, qu'ils ne toucheraient même pas du doigt, sur les épaules des pauvres gens. Mais encore une fois, et même si Jésus a tenu à prendre ses distances d'avec le mouvement pharisien, il faut savoir qu'ils furent les véritables promoteurs d'un mouvement de rénovation morale.
* Le refus du légalisme. Jésus, lui aussi, a renforcé la Loi. Rappelez-vous les antithèses du sermon sur la montagne : "On vous a dit... et moi je vous dis..." Mais en même temps, Jésus a été d'un étonnant laxisme. C'est toute la morale qui est sapée, si le fils perdu et dévoyé se trouve en fin de compte mieux récompensé par son père que son frère resté sagement à la maison ; si ce voleur de publicain s'en tire mieux auprès de Dieu que le pieux pharisien. Donc, conflit particulièrement aigu avec les pharisiens. Jésus n'a pas été un moraliste pieux et légaliste. Certes fidèle à la Loi, et pourtant capable de prendre des attitudes contraires à la Loi quand il s'agissait d'une question décisive à ses yeux. En fait, il s'est placé au-dessus de la Loi. Trois faits le démontrent :
- Aucun tabou rituel : rien de ce qui entre de l'extérieur dans l'homme ne peut le souiller. C'est ce qui sort de l'homme qui souille l'homme. D'où suppression de la vieille distinction entre aliments et animaux purs et impurs. La pureté du coeur confère seule la pureté devant Dieu.
- Aucun jeûne ascétique. Jésus respecte les jeûnes obligatoires de sa religion, par exemple le jeûne du jour de l'expiation. Mais il n'a pas observé le jeûne privé, facultatif, des pharisiens et des disciples de Jean Baptiste.
- Aucune anxiété relative au sabbat. Il est notoire qu'il a violé le repos du sabbat. Volontairement, comme pour provoquer. Or, aujourd'hui encore, ce commandement reste le plus sensible à la piété juive. Alors que, pour les Juif, le sabbat est le service de Dieu par excellence, pour Jésus, "le sabbat est fait pour l'homme, et non l'homme pour le sabbat."Un provocateur !
Ni conformisme, ni révolution, ni refuge dans la piété ni compromis : voilà Jésus à la croisée de quatre options, aujourd'hui encore d'actualité, même si la situation historique est toute différente. Mais il nous fallait montrer Jésus dans son environnement historique. Tel qu'il fut alors, et tel qu'il reste aujourd'hui, dans notre propre contexte sociologique. Manifestement, Jésus ne s'est laissé annexer par aucun milieu, ni par les dirigeants, ni par les rebelles, ni par les moralisateurs, ni par la majorité silencieuse. Il s'est montré provocateur, tant à droite qu'à gauche. Il n'a été protégé par aucun parti, mais il a affronté tout le monde. Il fut "l'homme qui fait éclater tous les cadres."
Ni philosophe, ni politicien, ni prêtre, ni initiateur d'une société nouvelle. Fut-il alors un génie, un héros, un saint ? Ou un réformateur ? Un prophète ? Prophète-réformateur, mais autrement, d'un autre rang, à un autre niveau. Plus proche de Dieu que les prêtres, plus libre à l'égard du monde que les ascètes, plus moral que les moralistes, plus révolutionnaire que les révolutionnaires. Jésus est autre. Impossible de le classer.
Tout ce que nous venons de dire cerne la personnalité de Jésus d'une manière plutôt négative. L'approche positive n'a été formulée jusqu'ici que de manière indirecte.
Il s'agissait essentiellement de le situer dans le contexte social de son époque.
Qu'est-ce qui caractérise vraiment Jésus ? Quel est le centre de son action ?
Patience : nous y arrivons.
Le mois prochain (pour vos vacances) nous parviendrons à ce centre.
Le centre, non seulement de son action, mais aussi de sa prédication.
A quelle tâche Jésus s'est-il voué ? Qu'a-t-il voulu vraiment ?(A suivre, le 1er août 2008)