THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

             
 

    Cette année 2009 : Chrétien ?

(Suite)

 

 

"Jésus de Nazareth est resté vivant pour l'humanité depuis deux millénaires. Qu'est-ce qui lui a valu cette survie ? Qui a sans cesse témoigné pour lui aux yeux des hommes ? Serait-il resté vivant, s'il n'avait existé que par un livre ? N'est-il pas resté vivant parce que, pendant deux mille ans, il a vécu dans l'esprit et le cœur d'une foule d'hommes ? Dans l'Eglise, ou hors d'elle, ou à ses portes, des hommes ont été saisis par lui, en dépit des énormes différences de temps et de lieux qui les séparent. Dans toute leur condition humaine et à des degrés très divers, ils ont été provoqués, ébranlés, comblés par sa parole et son esprit, constituant ainsi, en sa diversité, une communauté de foi."  (Hans Küng)
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7e séquence - Les normes de l'humain

(juillet 2009)

Il me semble que, dans l'histoire des chrétiens, souvent l'homme a été sacrifié au chrétien. Par contre, aujourd'hui, on aurait tendance à sacrifier la qualité de chrétien au profit de la qualité d'homme. Qu'en est-il exactement ?

Les normes de l'humain.

Pour certains, le chrétien, parce qu'il doit s'oublier soi-même et renoncer à lui-même, doit négliger la réalisation de soi. Plein de bonne volonté, il veut sauver les autres, mais il ne sait pas nager correctement. Il prêche un audacieux programme d'amour, mais il ne voit pas qu'il lui faudrait d'abord s'y préparer lui-même. Voilà ce que disent les non-chrétiens. Il y a du vrai en cela. N'est-ce pas l'absence d'une authentique qualité humaine chez les authentiques porte-parole de l'Eglise qui explique que l'option chrétienne est dédaignée et rejetée  en tant que véritable possibilité humaine. Il faudrait donc que l'être-homme recouvre l'être-chrétien.

Mais aujourd'hui la dimension humaine est à considérer dans son évolution sociale. Autrefois, la théologie morale déduisait tout d'une nature humaine commune et immuable, éternellement valable. Or cette idée de nature universelle et totalement immuable n'est plus valable dans l'histoire de nos sociétés en mouvement. On ne peut plus partir d'un système reçu et passivement accepté, développant des normes éternelles. Au contraire, il fat partir de la réalité concrète, changeante, de l'homme et de la société. La vie moderne est devenue trop complexe pour que, s'agissant de fixer des normes morales, par exemple en matière économique ou de sexualité, on puisse ne pas tenir compte des données des sciences humaines, psychologie, biologie, histoire des civilisations. Les sciences humaines offrent une base croissante de connaissances sûres et de données pertinentes sur l'agir humain. Alors, y a-t-il une norme suprême de la morale humaine ?

Autonomie de l'homme.

En régime totalitaire , c'est d'en-haut, de manière officielle et dogmatique qu'est défini ce qui est vrai , ce qui est prioritaire, ce qui est bon et ce qui est mauvais, pour la société comme pour l'individu. Les critères de ce qui est vrai ou faux, de ce qui est bien ou mal sont imposés. D'où un exclusivisme qui n'admet la concurrence d'aucune autre vérité.

Au contraire, dans un système libéral, pas question de définir ce qui est vrai, ce qui est bon ou mauvais. Tolérance politique, liberté de conscience, de religion, d'information, de recherche et d'enseignement sont constitutionnellement garanties. Ces libertés ne sont pas une fin en soi, mais seulement un moyen pour que les hommes puissent se fixer, sans la contrainte de l'Etat ou d'un parti, un sens qui vaille d'être vécu, des valeurs, des idéaux afin de tendre à son entière humanisation.

Mais voici qu'apparaît un problème, avec l'Etat idéologiquement neutre. Comme il ne peut pas fonder sur une philosophie ou une religion ce qu'il lui faut, par ailleurs présupposer : la dignité et la liberté de l'homme, ne laisse-t-il pas l'homme totalement désorienté ? Ne va-t-on pas vers un laisser-faire absolu ? Comment, en pareil cas, l'homme peut-il vivre en communauté ? Dans un tel cas, un dangereux vide spirituel apparaît. L'homme, surtout dans la période instable de sa jeunesse, risque, dans ces conditions de vivre sans attaches ultimes, avec tous les dangers de l'échec humain. Ou bien il adhère alors à une idéologie précisément totalitaire, quelle que soit sa couleur. Il abandonne alors volontiers sa liberté antérieure pour obtenir en échange une vérité, un sens, des normes qui ne viennent pas de lui, mais auxquelles il peut se raccrocher.

Mais ne serait-il pas possible de proposer une vérité, un sens, des valeurs, même dans un système libre, sans que l'individu ait à sacrifier à un système idéologique, qu'il soit irréligieux ou même religieux, sa liberté de penser, de s'exprimer et d'agir ? La morale théologique traite des règles qui s'imposent universellement à l'agir et à la vie commune des gens, et donc à l'authentique existence d'homme, à l'humain. Aujourd'hui, la morale catholique elle-même se garde des traditionnelles et catégoriques formules sur le permis et le défendu. Que ce soit le droit naturel ou la Bible, ce n'est ni en absolutisant ni en simplifiant qu'on peut vraiment contribuer à la solution des problèmes actuels qui semblent aujourd'hui presque insolubles : surpopulation, contrôle des naissances, protection de l'environnement, violence, sexualité... Pour aucun de ces problèmes l'homme ne peut trouver dans le ciel des solutions définitives, ni les déduire théologiquement d'une nature humaine immuable. Il lui faut expérimenter des solutions à travers des projets et des modèles, les mettre en œuvre et les vérifier parfois des générations durant.

Pour tous ces difficiles problèmes, l'homme doit chercher et élaborer "sur terre", à la sueur de son front pourrait-on dire, des solutions nuancées. Aucun appel à une autorité, si haute soit-elle ne peut enlever à l'homme son autonomie au sein du monde, sa qualité d'auteur de sa propre loi morale et sa responsabilité propre dans la construction du monde. Face à la complexité et à la nature de la problématique scientifique en la matière, et compte-tenu de la responsabilité terriblement amplifiée de l'homme, se pose aujourd'hui, comme jamais peut-être auparavant, la question du fondement suprême et de la norme ultime de l'action humaine. Sur quoi appuyer , dans ce monde sécularisé, la responsabilité solidaire que suppose tout projet. A partir de quoi définir l'échelle des valeurs dans tous les domaines : éducation, mariage, famille, travail, emploi, consommation, alors que cette échelle est indispensable ?

Théonomie de l'homme

Rappelons ce que nous avons déjà découvert au début de cette étude (l'an dernier). Pour être capable d'accepter un sens, une vérité, des valeurs, des priorités et les reconnaître comme tels, il faut qu'il y ait en nous une confiance fondamentale en la réalité. Cette confiance fondamentale n'est justifiée que si elle s'appuie sur une origine, un sens et une valeur suprême, sur cette réalité par excellence que nous appelons Dieu. Il n'est point de confiance fondamentale qui ne soit légitimée par la confiance en Dieu, par la foi en Dieu. C'est à partir de cette base, de ce fondement, que l'on pourra déterminer les normes particulières à partir des besoins, des urgences et des nécessitée essentielles de l'homme, tels que la vie de tous les jours nous en donne l'expérience et que les sciences humaines les mettent aujourd'hui en évidence grâce à la méthode expérimentale et scientifique. Est alors moralement bon ce qui  "va"  humainement, ce qui, à terme, apporte réussite et bonheur à la vie humaine. D'après cette norme autonome de la moralité, il est possible de distinguer  et de vérifier par l'expérience les voies qui conduisent l'homme à son identité, à la réalisation du sens et des valeurs et qui lui dispensent une existence fructueuse et riche de signification, mais aussi les chemins où l'homme risque de s'égarer et de rater une existence fructueuse. Ici se confirme l'autonomie de la morale, grâce à laquelle l'homme pourra se construire selon toute ses dimensions.

Il n'y a pas, en la matière, d'exigence absolue. L'homme est déterminé par son milieu, lié par son programme génétique, guidé par ses pulsions. Il n'est qu'un être bien limité, foncièrement conditionné. On ne peut pas en faire un absolu. Et pourtant il est essentiel à la morale de poser une exigence inconditionnelle. Pas seulement un "tu devrais", mais un "tu dois". Cette exigence éthique absolue ne peut trouver son fondement que dans un Inconditionné, qu'on ne peut démontrer, dans un Absolu. Toute exigence ne peut pas se fonder simplement sur un consensus. Le seul Absolu dans notre univers relatif  est ce principe que nous appelons Dieu. La "théo-nomie" est la condition de "l'auto-nomie" morale de l'homme. Seule une justification théologique peut donner un fondement ultime à une exigence absolue dans notre univers du relatif et du changeant.

L'absolu dans le relatif

Concrètement : ce n'est pas pour autant que le commandement ou l'interdit moral particulier possède une valeur absolue. Un précepte moral, même s'il régit de manière générale l'agir concret de l'homme, n'est pas pour autant un absolu. Et cependant, il n'y a pas de liberté absolue vis-à-vis des normes imposées, même si elles n'ont qu'un caractère relatif. Elles n'ont pas de valeur absolue, mais pour autant, elles n'ont pas de non-valeur absolue. Ce qui ne veut pas dire qu'on peut opposer radicalement celui qui prétend vivre sans normes et celui qui vit selon les normes. Cette antithèse est beaucoup trop simpliste. A mi-chemin se tient la valeur relative des normes. A la différence de ce qu'il en est vis-à-vis de Dieu, le "Bien absolu", il s'agit toujours, sur le plan humain, de valeurs relatives, qu'il faut confronter à l'autres valeurs relatives. Une valeur relative n'est donc rien d'autre qu'une valeur en accord avec la situation.  Rien de commun avec un libertinage déréglé qui ne vit que dans l'instant et se détermine uniquement d'après la situation. Il ne s'agit pas d'une conduite qui fluctue au gré des circonstances. Mais cette valeur en accord avec la situation ne relève pas d'un légalisme servile, qui ne connaîtrait que la lettre de la loi à laquelle il n'y a qu'à obéir.

Ce n'est pas la loi seule, ni la situation seule qui doit commander Sans la situation, les normes sont creuses ; sans la norme, la situation est aveugle. Les normes doivent éclairer la situation, et la situation déterminer les normes. Notre devoir est lié à la situation. Mais, dans une situation donnée, le devoir peut devenir absolu. Toute situation se caractérise donc par un élément qui est inconditionnel et par un autre qu'on peut doser. C'est la réunion d'une constante générale et d'une variable particulière conditionnée par la situation.

L'incertitude des normes

On sait bien que toutes les normes sont douteuses. Le domaine moral manifeste ici sa dimension discutable. Il n'y a manifestement pas une seule, mais plusieurs voies vers la réalisation morale de l'humain. Il y a plusieurs manières de vivre selon sa conscience de façon juste, bonne, digne de l'homme. Aujourd'hui, la vie humaine n'est-elle pas d'une diversité et d'une complexité telles que le pluralisme est compréhensible en matière de convictions morales. Et dans la vie concrète, des normes abstraitement idéales se heurtent partout aux limites de ce qui est réalisable. N'y a-t-il pas mille manières de prendre acte du caractère obligatoire des normes pour la conscience de l'individu ?

Donc on ne peut pas identifier facilement ce qui relève vraiment de l'homme, ce qui est vraiment humain. Et s'il n'y avait pas une échelle chrétienne des valeurs, ce serait encore plus difficile. Bien souvent, de nos jours, la morale fut la morale des maîtres, comme l'a pratiqué le nazisme. Marx et le marxisme ont expliqué que la morale régnante était toujours la morale des maîtres : ils ont donc fait la critique de la société de classes, avant de vouloir, avec Staline, créer par la terreur une société sans classes, avec sa morale propre imposée par le régime. Ou encore, pourquoi la jouissance et la grande vie ne seraient-elles pas des conduites authentiquement humaines, comme l'affirment les hédonistes de tous les temps et en particulier ceux de notre société de consommation ?

Donc, il semble bien que les normes, quelles qu'elles soient, ne sont pas fixées une fois pour toutes. Les études historiques montrent que, même dans l'éthique chrétienne, leur conception ont sensiblement évolué au cours des siècles quand à la légitimité de la guerre, de la résistance et de la révolution, quant aux limites de la liberté et de l'obéissance, quant à la propriété, au travail et à la profession, quant à la liberté de conscience et à la tolérance, quant aux rapports sexuels, au mariage, au divorce et au célibat. La "règle d'or" qu'ont acceptée tant de religions et de philosophes, dont Kant n'st pas le moindre, est-elle tellement évidente qu'elle saute aux yeux, même lorsque l'autre, que je dois donc traiter comme je voudrais être traité, s'oppose manifestement à ma personne, à mes plans, à ma politique ? Quelle politique, au fond, est morale ? Quelle science est vraiment humaine ? Quelle culture ou quel système économique respecte l'homme ?

L'interrogation apparait même à propos de problèmes aussi élémentaires que l'amour et la haine. Est-il facile de justifier pourquoi je dois ne pas haïr, mais aimer ? Du point de vue scientifique, la haine est-elle purement et simplement plus mauvaise que l'amour ? Au fond, toutes les normes restent, pour l'individu comme pour la société, ambigües et finalement indéterminées. Il est particulièrement difficile de savoir dans quelle mesure une valeur absolue peut s'exprimer à travers leur foncière relativité. Les normes ne sont donc pas évidentes : elles sont incertaines et restent indéterminées. Dès lors il n'est pas étonnant qu'il existe une multiplicité de morales. Mais face à cette situation on en vient à se demander où nous irions si chacun devait trouver isolément des normes pour lui-même ; s'il n'y avait pas toujours des hommes qui ont éprouvé, vécu et expérimenté de diverses manières le sens, la fonction concrète et la valeur humaine de ces normes ; si l'on ne disait déjà à l'enfant ce qu'il doit faire, ce qui est vraiment humain. Que deviendraient la famille, le groupe social, l'Etat lui-même, si l'on ne pouvait sans cesse réaffirmer, à l'aide de tous les moyens et médias possibles, ce qui s'impose, ce qu'il faut absolument maintenir, quelle voie est juste, bonne et vraiment humaine ?

Réponse le 1er août : le critère de l'agir chrétien.

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