THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

             
 

    Cette année 2009 : Chrétien ?

(Suite)

 

 

"Jésus de Nazareth est resté vivant pour l'humanité depuis deux millénaires. Qu'est-ce qui lui a valu cette survie ? Qui a sans cesse témoigné pour lui aux yeux des hommes ? Serait-il resté vivant, s'il n'avait existé que par un livre ? N'est-il pas resté vivant parce que, pendant deux mille ans, il a vécu dans l'esprit et le cœur d'une foule d'hommes ? Dans l'Eglise, ou hors d'elle, ou à ses portes, des hommes ont été saisis par lui, en dépit des énormes différences de temps et de lieux qui les séparent. Dans toute leur condition humaine et à des degrés très divers, ils ont été provoqués, ébranlés, comblés par sa parole et son esprit, constituant ainsi, en sa diversité, une communauté de foi."  (Hans Küng)
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9e séquence - Une dimension sociale (1).

(septembre 2009)


Tous les discours théologiques, tous les programmes chrétiens en vue d'un "homme nouveau", d'une "nouvelle création" resteront sans effet au plan social et serviront même à entretenir la reproduction pure et simple de rapports sociaux inhumains, si les chrétiens ne rendent pas aujourd'hui cet "homme nouveau" et cette "nouvelle création" indiscutablement visibles au regard du monde par la lutte contre l'injustice des structures  (Hans Küng).
 

Qui n'a souffert, en effet, quotidiennement, d'une manière ou d'une autre, de ces structures souvent anonymes et opaques, que ce soit dans le couple et la famille, dans le cadre de la profession ou de la formation, dans les rapports économiques et les relations de voisinage, sur le marché de l'emploi, dans les syndicats, les partis, les organisations ? Dans certaines conditions, tout comportement libre et libérateur est pratiquement exclu. Il y a des logements qui perturbent systématiquement les relations entre la mère et l'enfant ; il y a des formes d'organisation du travail qui conditionnent les rapports du fort au faible, qui laissent dépérir les attitudes telles que la solidarité, la compassion et la loyauté en tant que non-souhaitables pour la production. Que ces conditions se modifient, que les habitations deviennent dignes de l'homme, que les formes d'organisation s'ouvrent à l'esprit de coopération et les conditions de possibilité d'une vie différente sont réunies. Il n'en faut pas plus, mais pas moins.

1 - LA PORTEE SOCIALE

Changer l'homme ? Est-ce possible ? Certains le pensent, le souhaitent, y travaillent, qu'ils soient réformateurs de structures, éducateurs, politiciens, technocrates ou révolutionnaires. Mais dans les faits, on se rend bien compte que ce n'est que de façon extrêmement limitée que l'action sur l'environnement, la psychanalyse ou même une révolution politique parviennent à changer l'homme dans son intériorité la plus intime, dans son "cœur". Car comment changer l'homme au plus intime de lui-même sans quelque manipulation - y compris sur les gènes - qui lui ôte dignité et liberté ? Comment modifier l'homme pour qu'en lui, en son cœur, naisse un homme nouveau ? Or le message de Jésus Christ a précisément pour but ce changement, cet homme nouveau ; il atteint l'homme engagé dans les structures sociales. Il nous reste donc à montrer plus nettement que le message chrétien et la situation sociale de l'homme sont à considérer dans leur interdépendance.

1 - Pas de raccourcis politiques.

Il faut le rappeler : Jésus n'a pas été un révolutionnaire politique et social, même si, en maintes occasions, il a eu des interventions courageuses en faveur d'un changement radical et s'il a formulé des critiques sévères contre les abus persistants. Son message sur le royaume de Dieu, qui transforme tout, qui libère de tout mal,  n'est pas un programme d'action politique et sociale. C'st pourquoi, même si on prend Jésus pour modèle, on n'a pas le droit de faire directement du message chrétien un programme d'action politique et sociale.

Il n'en reste pas moins vrai que, tout en refusant la violence, la haine et la vengeance, Jésus n'a pas été l'homme de l'institution ; il n'a jamais fait l'apologie de l'ordre existant. Bien au contraire, c'est parce qu'il se fait une grande idée des exigences de Dieu à l'égard de l'homme qu'il remet radicalement en cause le système religieux et social. C'est dans cette mesure seulement que son message a eu des implications politiques. C'est pourquoi, si on prend Jésus pour modèle, il faudra prendre au sérieux les implications politiques du message chrétien. On ne pourra donc pas être chrétien en se limitant au domaine privé et apolitique, ni davantage au domaine purement ecclésial. Donc il ne faut pas séparer, comme on le fait trop souvent en théologie, dogme et morale, sinon on aura une dogmatique sans conséquences pratiques, ou une éthique sans fondements dogmatiques. Les deux sont liées. On ne peut séparer foi chrétienne et agir chrétien, que ce soit dans le domaine individuel ou dans le domaine social.

Jésus n'a établi aucun programme de rénovation ou de transformation des structures sociales. Il n'a abordé ni le problème de l'esclavage ni celui de la femme ni, à plus forte raison, le problème de l'émancipation générale de l'homme . Il n'a esquissé aucune éthique économique, politique ou culturelle. Il n'a même pas institué l'Eglise comme "société parfaite" ni réclamé pour elle un pouvoir sur les "choses temporelles". D'ailleurs la perspective de l'attente prochaine du royaume de Dieu ne le permettait pas. Mais quand a disparu l'horizon apocalyptique de la fin imminente, quand la chrétienté a été obligée de s'installer dans la durée, il a fallu qu'elle développe les implications politiques et sociales du message chrétien. Et dès le début apparut le danger : celui d'une identification directe du message chrétien avec un programme politique. Ce fut essentiellement le cas dès le règne de Constantin, au début du IVe siècle, avec la tentation de mettre la théologie au service de l'idéologie sociale et politique  dominante. Le premier projet de "théologie politique" chrétienne, celui d'Eusèbe de Césarée, contient une théologie politico-religieuse de l'empire selon un modèle qui servira beaucoup  : "Un Dieu, un Logos, un Empereur, un Empire." Il s'agit d'une sacralisation directe des structures établies de l'Etat et de la société. La "théologie politique chrétienne" est l'héritière directe de l'idéologie religieuse de l'Etat qui avait déjà cours dans la Rome païenne de l'antiquité. D'où ce qu'on appellera le "césaro-papisme" et la confusion totale des domaines.

On n'en est pas encore sorti. Les représentants actuels d'une nouvelle "théologie politique"  s'efforcent, certes, de se démarquer de l'ancienne, mais il n'en demeure pas moins vrai que  la théologie politique  demeure une théologie politisante, de droite ou de gauche. Désormais ce n'est plus au profit d'un ordre politique et social établi, légitimé au nom de la religion, mais au bénéfice d'une "transformation des constitutions et des régimes politiques libéraux", de l'"émancipation" de la "démocratie" ou du "socialisme", que l'on déduit directement du message chrétien tous les postulats possibles. L'anticommunisme ou l'antisocialisme fondés sur des  principes "chrétiens"  font place maintenant à une critique du capitalisme et à une théorie socialiste directement fondées sur des principes "chrétiens". A une politisation de la foi de type réactionnaire succède une politisation de la foi de type révolutionnaire dont le cas limite est une théologie de la révolution parue dans les années 60.

Dans tous les cas, il manque une distance critique indispensable, un respect de l'autonomie du politique ; et dans tous les cas on passe à côté de l'authentique portée politique du message chrétien. Et pourtant il faut un théologie critique de la société qui ne s'identifie pas purement et simplement à l'état présent de la société, au statu quo, mais qui entretienne au contraire  un rapport dialectique et critique avec elle. C'est à cette condition, et à elle seule, que se fera jour le caractère essentiellement public du message chrétien, dans sa fonction nécessaire de critique sociale.

2 - Les conséquences sociales

Il ne suffit pas de réclamer avec tout le monde la justice, la paix et la liberté, en emballant ces notions sous une étiquette biblique, celle de "royaume de Dieu" par exemple. En réalité, une critique de la société ne peut se présenter comme spécifiquement chrétienne que si elle s'autorise de Jésus Christ. Un auteur marxiste fait remarquer à juste titre que, dans leur révolte contre le christianisme, les critiques n'ont jamais reproché aux chrétiens d'être des adeptes de Jésus-Christ mais au contraire de ne pas l'être, de trahir la cause de Jésus, de reproduire toutes les caractéristiques du pharisaïsme énumérées par Jésus et en particulier de tomber sous son verdict : "Ce peuple m'honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi."  Marx le formulait ainsi : "Chaque instant de votre vie pratique ne dément-elle pas votre théorie ?"

Il est impossible de séparer la théorie et la pratique, le domaine privé et le domaine public, le religieux et le politique, qu'il s'agisse :
* de l'identification avec les faibles, les malades, les pauvres, les humiliés.
* de la suppression des barrières entre les amis et les autres, entre étrangers et proches
* du pardon illimité, du service mutuel sans souci de préséance.
* des normes qui sont au service de l'homme  et de l'homme qui n'est pas au service des normes.
* de la volonté de Dieu comme norme suprême, qui ne vise rien d'autre que le bonheur de l'homme.
* de Dieu lui-même qui se solidarise avec la détresse et l'espérance humaines.
* de cette mort, enfin, de l'espoir d'une vie nouvelle et de l'achèvement dans le royaume de Dieu.

Tout se présenterait alors sous un autre jour dans une société où ce message est vécu. Si le monde ne se transforme guère, ce n'est pas la faute du programme chrétien ni celle du Christ lui-même, mais manifestement celle de chrétiens. L'argument le plus percutant contre le christianisme n'est autre que les chrétiens eux-mêmes. Et l'argument le plus percutant pour le christianisme n'est autre que les chrétiens eux-mêmes, les chrétiens qui vivent chrétiennement.

Assurément on ne peut pas faire du programme chrétien une loi pour tous. Chaque fois qu'on l'a tentée, elle a donné lieu à une oppression totalitaire de l'homme par l'homme. Toutes les fois que l'Eglise a voulu faire de l'Evangile une loi infaillible en matière doctrinale, morale ou disciplinaire, se sont multipliés les bûchers ; et s'est muée en Grand Inquisiteur une Eglise  dont Jésus s'éloignait lui-même sans mot dire.  Jésus n'est pas apparu lui-même comme un nouveau législateur. Il n'a pas inculqué une loi morale naturelle, ni promulgué une loi positive révélée. Le suivre, ce n'est pas exécuter un certain nombre de prescriptions. Même le Sermon sur la montagne n'est pas  une somme de commandements. A plus forte raison n'est-il pas la loi fondamentale d'une nouvelle société.

Bien sûr, sans normes, il n'y a pas de société durable. Pourtant les préceptes de Jésus ne sont pas de nouvelles normes. ses préceptes sont plutôt des invitations, des appels, des incitations. Et le "commandement de l'amour" n'est pas une nouvelle loi. On ne peut pas aimer par obligation. L'amour, selon saint Paul, est "la quintessence" de la Loi, son sens plénier. Au fond, Jésus avait résumé avec une simplicité et un sens du concret inégalés jusqu'alors tous les commandements dans le double commandement de l'amour de Dieu et du prochain. . Il ne s'agit pas d'un sentiment ou d'une émotion, mais d'une attitude dictée par la volonté humaine et tournée vers le bien du prochain et même de l'ennemi. Une ouverture, une disponibilité qui animent un comportement créateur, une imagination inventive. Selon Jésus, l'amour s'impose donc dans toutes situations. Il est le critère décisif pour tout acte. Dans la vie quotidienne, il est indispensable que l'homme observe les normes, les règlements sans lesquels aucune société ne peut subsister, du code le la route à la Constitution de la République. Mais toutes les normes doivent être au service de l'homme.

C'est la raison pour laquelle dans chaque cas il est demandé d'agir, non pas selon la lettre de la loi, mais en fonction de la situation. Et c'est l'amour qui indique la voie à suivre pour agir en fonction de la situation. Dans une situation concrète, dès lors, est bon ce qui rend service à autrui qui a précisément besoin de moi ; est mauvais ce qui lui fait tort ou mal. Jésus nous montre la voie à suivre : c'est seulement dans sa lumière qu'on peut comprendre pourquoi l'homme ne doit pas haïr mais aimer ; pourquoi il ne doit pas dominer les autres, mais les servir, pourquoi il ne doit pas simplement chercher la jouissance, mais accepter le renoncement ; pourquoi il doit opter contre la course au profit et pour la solidarité, contre la violence et pour la bonté, contre la rapacité et pour le don de soi. Bref, en quelque situation que ce soit, l'amour clarifie les normes. A travers lui, la norme suprême s'identifie à la volonté de Dieu qui veut le bien total de l'homme : est juste ce qui est bénéfique à l'homme, à mon prochain, à tous les prochains.

Les prochains : dans l'actuelle société de masse, il faut plus que jamais insister sur ce pluriel. Car il ne s'agit plus aujourd'hui de rapports d'individu à individu, mais d'individu à groupe,  de groupe à individu et surtout de groupe à groupe. Pensez à la discrimination raciale, au nationalisme, à l'oppression sociale, aux égoïsmes de corporation, de class ou de parti. L'amour du prochain  a donc aussi un aspect social, collectif, et s'impose particulièrement à l'égard des groupes désarmés, défavorisés ou opprimés.

Plus encore que dans nos sociétés industrielles occidentales, cette exigence saute aux yeux dans les pays sous-développés d'Asie, d'Afrique et d'Amérique latine.

3 - L'engagement pour la libération

J'ai eu le plaisir - et le grand honneur - de recevoir il y a quelques années, la visite d'un évêque brésilien en retraite (émérite, c'est le titre exact). Une de mes anciens paroissiens l'avait rencontré sur les chemins de Compostelle. Il faisait ce pèlerinage à l'occasion de ses 80 ans. Ils avaient donc cheminé ensemble, étaient devenus amis, et c'est donc Joseph, mon ancien paroissiens, qui l'avait un jour conduit jusqu'ici, où nous avions eu une conversation passionnante, vous vous en doutez. Comme je lui demandais ce qu'il pensait de la théologie de la libération, il m'a répondu : "Connaissez-vous une théologie qui ne soit pas une théologie de la libération ?"

Je relis en vous écrivant ces lignes de la Déclaration de la 2e Assemblée générale latino-américaine de Medellin, à laquelle il avait participé, en 1968, je crois :  "L'Amérique latine semble vivre encore sous le signe tragique du sous-développement , qui non seulement écarte nos frères de la jouissance des biens matériels, mais empêche en eux l'accomplissement de l'humain même. Malgré les efforts qui ont lieu, se conjuguent la faim et la misère, des maladies de caractère collectif et la mortalité infantile, l'analphabétisme et le fait de vivre en marge de la société, de profondes inégalités dans les ressources et les tensions entre les classes sociales, des manifestations de violence et une très faible participation du peuple à la gestion du bien commun."

De nombreux chrétiens d'Amérique latine qualifient cette situation de violence et d'inhumanité structurelle de "péché collectif " et de scandale "qui crie vers le ciel". Face à cette situation, les Eglises ne peuvent pas garder le silence. Engagement en faveur de la libération , au nom de Jésus Christ. Engagement concret pour les délaissés. Engagement pour l'alimentation et l'alphabétisation d'une population sous-développée et pour l'entière reconnaissance de l'entière égalité de droits aux défavorisés. Il ne s'agit pas de compassion ou de gestes de charité mais de l'avènement d'un "homme nouveau" dans un ordre social transformé, vraiment juste, fraternel et libre.

Dans de telles situations, la théologie a une fonction particulière. Elle ne saurait se limiter à l'étude érudite du passé ou même à la simple exégèse historique et critique de l'Ecriture. Elle doit être une réelle théologie de la libération  guidée par une grande profondeur spirituelle et par un rapport direct à l'évangile. Cette théologie se présentera comme une réflexion critique, nourrie par la confrontation entre l'expérience actuelle du mouvement  libérateur et le message chrétien saisi dans ses implications les plus concrètes. Mais la théologie n'est pas seule en cause. Il s'agit du comportement et de l'action, des prises de positions doctrinales et du service concret auquel l'Eglise doit s'attacher. Une Eglise "servante et pauvre" grâce à laquelle l'évangile ne sera plus dénaturé. Donc un engagement sur toute la ligne pour la libération.

Et concrètement, la question se pose : l'engagement pour la libération n'implique-t-il pas nécessairement une option politique pour le socialisme et contre le capitalisme ? Dans la situation actuelle de la plupart des pays d'Amérique latine, situation comparable à la situation  d'exploitation créée au XIXe siècle par le libéralisme en Angleterre, la solution socialiste bénéficie d'une vaste audience précisément parmi les chrétiens actifs et apparait souvent comme la seule issue politique. C'est sur ce point qu'apparaît l'importance universelle et la grande actualité de la problématique théologique, non seulement en Amérique latine, mais aussi en Asie, en Afrique et même en Amérique du Nord. Et en Europe ?

4 - Pas d'identification naïve

Il y a un risque réel de confusion des mots et des choses. Il faut faire attention à ce qu'on dit. Si la "gauche" signifie simplement l'ouverture de la société à son avenir, et si le "socialisme" signifie simplement la lutte contre la pauvreté et l'engagement pour la démocratie et une société plus juste, tout le monde (ou presque) peut et doit se dire "de gauche" et "socialiste". Mais donner cette signification à ces deux termes, c'est dissimuler la vérité des faits. Pris dans son sens précis, le "socialisme" signifie la socialisation, la collectivisation, l'étatisation effective des moyens de production et donc l'abolition de la propriété privée. Et c'est précisément à ce socialisme-là que beaucoup de chrétiens d'Amérique latine donnent délibérément leur appui.

Seulement voilà. Ces types de sociétés socialistes, tels que nous les avons connus et que nous les connaissons encore, se manifestent dans la réalité comme des sociétés de type dictatorial (voir Cuba, l'ex-URSS, la Chine et tant d'autres) dont les échecs économiques ont été et sont encore souvent patents. Aussi, quand les théologiens de la libération se réfèrent un peu à des modèles concrets, ils le font toujours de manière très vague et très générale ; ils préfèrent d'ailleurs parler de "voie d'accès au socialisme." Dans la réalité, on a affaire à des sociétés "communistes" qui ressemblent souvent étrangement aux régimes militaires qui, comme elles, sont des dictatures. Quant à la mise en œuvre d'un système d'économie vraiment socialiste, on n'a pas d'exemples de réussites probantes. Par contre, on note dans tous les cas l'étonnante capacité des systèmes économiques d'inspiration libérale à se réformer et à chercher à s'adapter à la réalité concrète ; et cela en dépit de toutes les malfaçons et par-delà toutes les "crises" qu'ils ont engendrées et qu'ils engendrent aujourd'hui encore.

Mais il ne s'agit pas ici de présenter une défense du libéralisme au nom des principes de l'évangile, ni de contester le socialisme au nom des mêmes principes. On peut être chrétien sans être socialiste. Comme, d'ailleurs on peut être chrétien et socialiste. La maxime de Rosa Luxemburg - "Pas de socialisme sans démocratie et pas de démocratie sans socialisme - ne s'est jamais vérifiée dans les faits, hélas. Voir la réalité qui se cachait sous l'appellation de "démocraties populaires". En résumé, un chrétien  peut être socialiste, mais un chrétien n'est pas obligé d'être socialiste. Si, dans un pays donné, la hiérarchie catholique favorise plus ou moins expressément un parti, on ne pourra pas interdire aux chrétiens de manifester ouvertement leur désaccord. Et c'est à cette condition qu'on préviendra dans l'Eglise la division entre membres ou entre communautés, favorables ou défavorables à telle option économico-politique. La communauté ecclésiale, en vertu de son programme chrétien, entend consciemment s'élever au-dessus des partis. Il s'agit donc d'empêcher l'introduction subreptice d'une surcharge théologique dans l'évangile et la transformation de celui-ci en programme politique "de gauche", "de droite" ou "du centre". Une révision générale de l'engagement de l'Eglise dans la société parait s'imposer de nos jours, et pas seulement en Amérique latine. Et c'est seulement dans les cas où leur mission particulière les habilite à le faire, là où l'évangile de Jésus l'exige de le faire, et non une quelconque théorie, que les autorités de l'Eglise ont le devoir d'intervenir dans des questions controversées touchant la société. Et cet engagement officiel de l'Eglise doit se traduire différemment selon les continents et les pays. Au cas par cas et selon les besoins. "Les Eglises devraient agir comme un corps de sapeurs-pompiers dans les lieux et pendant le temps où personne d'autre ne porte assistance et où, par conséquent, une intervention particulière et aussi peu conventionnelle que possible est nécessaire. Dans cette perspective, un principe fondamental de la doctrine sociale de l'Eglise, le principe de subsidiarité - aider celui qui s'aide soi-même - pourrait acquérir une nouvelle importance." (Hans Küng)

Demeurent des cas extraordinairement difficiles qui posent des problèmes quasi-inextricables. Particulièrement, que faire quand la violence est toute-puissante et précipite les hommes dans le malheur ?  Quand les  êtres humains sont écrasés par la violence "institutionnelle" ? Quand règne la barbarie ? N'est-il pas légitime, pour un chrétien, d'organiser un attentat contre Hitler ? Et, en conséquence, ne peut-on répondre à la violence d'une dictature par l'insurrection et même la révolution ? On comprend. Mais en même temps, une telle attitude ne peut se réclamer de Jésus-Christ, même si elle se justifie par la raison. Dom Helder Camara  déclarait : "Je préfère mille fois me faire tuer que tuer moi-même". De Jésus de Nazareth on ne peut déduire aucune stratégie de la violence, mais seulement une stratégie de la non-violence, celle de Don Helder Camara, de Martin Luther King, du Mahatma Gandhi. La non-violence peut toujours se réclamer de Jésus-Christ. Renoncer à la violence et à la volonté de vengeance, être prêt à épargner l'adversaire et à tout pardonner, agir délibérément pour la réconciliation, c'est l'exigence propre qui nous vient de Jésus-Christ.

(A suivre, début octobre)

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