THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
![]()
Cette année 2009 : Chrétien ?
(Suite)
"Jésus de Nazareth est resté vivant pour l'humanité depuis deux millénaires. Qu'est-ce qui lui a valu cette survie ? Qui a sans cesse témoigné pour lui aux yeux des hommes ? Serait-il resté vivant, s'il n'avait existé que par un livre ? N'est-il pas resté vivant parce que, pendant deux mille ans, il a vécu dans l'esprit et le cœur d'une foule d'hommes ? Dans l'Eglise, ou hors d'elle, ou à ses portes, des hommes ont été saisis par lui, en dépit des énormes différences de temps et de lieux qui les séparent. Dans toute leur condition humaine et à des degrés très divers, ils ont été provoqués, ébranlés, comblés par sa parole et son esprit, constituant ainsi, en sa diversité, une communauté de foi." (Hans Küng)
.
11e séquence -
LIBERES POUR LA LIBERTE(novembre 2009)
La souffrance met en lumière combien l'histoire de l'humanité piétine, pour ce qui est essentiel. Certes il y a d'énormes progrès technologiques ; des révolutions politiques et sociales ont essayé d'apporter des progrès dans la condition humaine et dans l'évolution des sociétés. Mais cela n'a pas changé l'essentiel. Dans l'histoire des souffrances de l'humanité, il ne semble guère y avoir de réelles évolutions. Quelle différence essentielle y a-t-il entre le sort de l'esclave égyptien qui, il y a quatre mille ans, construisait les pyramides et un mineur d'Amérique latine en ce début du 3e millénaire après Jésus-Christ ? Où s'étale la misère la plus grande ? Dans les quartiers prolétaires de la Rome de Néron ou dans les bidonvilles de la Rome actuelle ? Où apparait la pire barbarie ? Dans la déportation massive de populations entières par les Assyriens de Nabuchodonosor ou dans les exterminations massives du XXe siècle opérées par Hitler, Staline, Pol Pot et compagnie ? Les formidables possibilités modernes de lutte contre la souffrance semblent correspondre assez exactement aux possibilités de propager la souffrance. Dans cette perspective, y a-t-il "du nouveau sous le soleil" ? Une seule consolation : les grandes réponses et espérances persistent, en sorte que non seulement l'histoire des souffrances de l'humanité, mais également celle de ses espérances font apparaître une certaine stabilité en dépit des énormes bouleversements survenus. Cette stabilité s'observe aussi et d'abord à propos de cette question qui demande une réponse compréhensible et acceptable pour nos contemporains : Qu'est-ce qui, finalement, est le plus important dans la vie humaine ?
Justification ou justice sociale ?
Justification par la foi ? Cette question, la plus débattue au temps de la Réforme, recueille aujourd'hui une aussi grande indifférence dans les Eglises protestantes que dans l'Eglise catholique. Sans compter que, sur ce point, un accord est pratiquement conclu. Qui se demande encore avec Luther comment advient le règne de Dieu dans l'homme ? Qui s'interroge encore avec le Concile de Trente sur la voie par laquelle l'homme pécheur parvient à l'état de grâce ? En dehors des théologiens, habitués à tenir toutes les vieilles questions pour questions éternelles, qui donc se bat encore sur la nature de la grâce, bienveillance de Dieu ou qualification intrinsèque de l'homme ? Justification par la foi seule ou par la foi et les œuvres ? Toutes ces questions ne sont-elles pas des questions périmées, sans lien réel avec la vie ?
Étant donné cet arrière-plan historique, il n'est pas surprenant que dans toutes les Eglises, on parle aujourd'hui de "justice sociale" au lieu de "justification chrétienne". En réalité, sans désavouer cette dernière, on ne s'intéresse avec passion qu'à la première. Et il n'y a aucune raison de mettre en doute l'importance et l'urgence de la justice sociale. Mais est-il facile d'obtenir la justice sociale indépendamment de la justification chrétienne ?
Pour schématiser, comparons les deux réalités :
* Jadis, on se demandait avec angoisse : comment obtenir la grâce de Dieu ? Et aujourd'hui, on se demande plutôt comment, devant l'avenir du monde et de l'humanité, ma vie peut-elle avoir un sens ?
* Jadis on considérait Dieu comme un Dieu justicier, qui acquitte l'homme de ses fautes et le justifie. A présent, on le considère comme un Dieu partenaire, qui appelle l'homme à la liberté et à la responsabilité vis-à-vis du monde et de l'histoire.
* Jadis il s'agissait de justification individuelle et d'un "il faut sauver son âme" d'ordre strictement privé. A présent il s'agit de la dimension sociale du salut et du souci universel pour les autres.
* Jadis on se souciait du salut dans l'au-delà et de la paix avec Dieu, dans une optique purement spirituelle. A présent on se soucie, dans une optique globale, des conditions sociales et de la réforme, voire de la révolution des structures.
* Jadis on se trouvait dans l'obligation de justifier sa vie devant Dieu. A présent on se voit devant l'obligation de justifier sa vie à ses propres yeux et devant autrui.
Nouvelle problématique ? Les termes en sont justes et importants. Luther n'a pas tiré les conséquences sociales de sa conception de la justification, en particulier en ce qui concerne la misère des paysans. De même la tradition catholique n'a pas envisagé les conséquences de sa conception de la justification hors de la sphère interne de l'Eglise, (dans des œuvres de piété et de miséricorde), mais pas dans la perspective d'une réforme de la société. Les Etats pontificaux étaient considérés comme les Etats d'Europe les plus retardataires sur le plan social. Cependant, ce n'est pas tout. Il y a une dimension encore plus importante qu'il nous faut aborder.
Ce qui n'importe pas en fin de compte.
Ce qui importe dans la vie moderne, c'est ce qu'on réalise. On demande moins à quelqu'un qui il est que ce qu'il est et ce qu'il fait. Et par là on se préoccupe de sa profession, de son travail, de ses réalisations, de sa position et de son prestige dans la société. C'est ce qui importe.
Ce type d'intérêt ne va pas de soi autant qu'il y paraît. Il est typiquement "occidental", bien qu'on le rencontre aujourd'hui aussi dans des pays en voie de développement. Mais sa patrie d'origine est le monde occidental, là où s'est formée la société industrielle moderne. Là seulement s'est constituée, de longue date, une science rationnellement organisée et divisée en disciplines spécialisées. Là seulement s'est élaborée l'organisation rationnelle et libérale du travail dans l'entreprise, sous l'impératif de la rentabilité. Là seulement est apparue une bourgeoisie au sens strict ; une rationalisation de l'économie. Si bien que l'homme a eu le sentiment qu'il existe pour les lois, avec leurs prescriptions et leur réglementation, et non que les lois existent pour lui. Si bien que la vie entière devient un "sport de compétition" extrêmement harassant avec ses incessants contrôles de performance : de la vie professionnelle à la vie sexuelle ; il s'agit d'éviter toute baisse de rendement et, au contraire d'améliorer son rendement. En définitive, c'est la perte de la liberté.
Hantise du rendement, de la cadence, de la réussite. Constamment il faut se justifier, non plus comme jadis devant le tribunal de Dieu, mais devant la société, devant soi-même. Et dans cette société de performance, on ne peut se justifier que par la performance. Donc c'est ce que l'homme fait qui compte. C'est seulement en produisant ses réalisations qu'il peut s'affirmer lui-même.
Mesurons le danger qui menace l'homme dans ces conditions. Le voilà soumis à l'obsession du rendement, exposé aux attentes de son entourage qui l'enferme dans son rôle, soumis à une concurrence de tous côtés, il risque de ne plus se laisser guider que de l'extérieur, de se perdre totalement dans son propre rôle, de ne plus être qu'entrepreneur, ou commerçant ou fonctionnaire ou technicien ou travailleur, d'être simplement titulaire d'une profession et non un homme. D'où une perte de son identité. L'homme n'est plus lui-même, mais il est aliéné par rapport à lui-même. Il se définit par ce qu'il fait, et non par ce qu'il est.
La question est alors celle-ci : l'homme atteindra-t-il ainsi le bonheur ? Les autres se laisseront-ils utiliser par lui ? Au fond, il ne justifie là que son rôle, et non pas son être même. On peut être entrepreneur, scientifique, fonctionnaire , et ainsi jouer brillamment son rôle au jugement de tous, et pourtant échouer totalement comme homme. On peut tourner autour de soi sans jamais se trouver. A travers tout ce qu'il fait, il n'atteint en aucun cas son être, son identité, sa liberté, sa personnalité et ne trouve pas davantage le sens de son existence. Nous voici renvoyés à la parole de l'Evangile : "Qui veut sauver sa vie la perdra." Mais y a-t-il une autre issue pour se trouver ?
Ce qui importe en fin de compte
Peut-on prétendre, de nos jours que l'homme ne s'identifie pas à son métier, que la personne est plus que son rôle, que les succès ne sont pas déterminants et que les échecs ne le sont pas davantage. peut-on reconnaître qu'en fin de compte ce ne sont pas les performances qui importent ? Oui, dans la ligne de Jésus Christ. Et ainsi on peut même adopter une autre attitude fondamentale, atteindre un autre niveau de conscience, se rallier à une autre conception de la vie et ainsi reconnaître les limites de la mentalité de compétition, échapper à l'obsession du rendement, briser la contrainte de la performance, et ainsi devenir réellement libre. Il s'agit d'analyser avec objectivité les tendances à la déshumanisation inscrites dans la loi du rendement, en considération des hommes qui ne peuvent pas fuir cette société de compétition , qui sont bien obligés d'y vivre et d'y travailler, et qui dans cette situation aspirent à une liberté d'une autre qualité.
Jésus ne s'est pas opposé aux réalisations en elles-mêmes, il n'a pas rejeté les œuvres légales, rituelles, morales. Mais il s'est résolument opposé à ce que ces œuvres précisément déterminent la mesure de ce qu'est l'homme. Relire l'histoire du pharisien et du publicain. Le pharisien s'appuie sur ses œuvres, estimant être quelqu'un devant Dieu et devant les hommes. Or ce n'est pas lui qui rentre chez lui justifié. En face de lui, un raté qui n'a aucune œuvre à faire valoir, mais qui se présente tel qu'il est, avec toute l'étendue de son échec, plaçant ainsi son espérance dans la miséricorde divine, peut rentrer chez lui justifié.
Un autre point est ainsi mis en évidence. Ce ne sont pas seulement les réalisations positives de l'homme qui n'importent pas en fin de compte. Même les œuvres négatives, mauvaises, répréhensibles ne comptent pas davantage. En définitive, c'est autre chose qui compte, à savoir que l'homme, dans le bien comme dans le mal, n'abandonne en aucun cas sa confiance absolue. Il doit donc savoir, dans ses bonnes et grandes actions, qu'il n'a rien qu'il n'ait reçu et qu'il n'a aucun motif d'en tirer prétention, prestige ou renommée. Du premier au dernier instant de sa vie, il bénéficie de dons, il dépend des autres et leur doit tout ce qu'il a et tout ce qu'il est. Mais ce qui importe en même temps, c'est que l'homme, même dans ses défaillances, si honteuses soient-elles, sache qu'il n'a jamais motif à désespérer, que lui aussi reste porté avec toute sa faute par celui qui ne peut être bien compris et pris au sérieux que comme le Dieu de miséricorde. D'où l'homme tient-il cette certitude ? De Jésus Christ crucifié : sur la croix, absolument passif, il s'impose face aux autorités qui prêchent le salut par les œuvres uniquement par sa personnalité. Il est celui que Dieu justifie. Il est et demeure le signe vivant de Dieu, révélant que ce qui est décisif ne dépend pas de l'homme et de ses actes, mais dépend du Dieu miséricordieux qui attend de nous, jusque dans notre passion même, une confiance inébranlable.
C'est là le point central de la pensée de saint Paul : l'homme n'est pas justifié devant Dieu et devant les hommes en raison de ses œuvres. Il ne rejette pas les œuvres, bien au contraire. Il ne se gêne pas pour se glorifier lui-même de toutes ses réalisations, qui surpassent, pense-t-il, celles des autres apôtres, mais, dit-il, les œuvres ne sont pas décisives. C'est la foi, c'est-à-dire la confiance inconditionnelle en Dieu, qui est décisive, indépendamment de toutes nos propres faiblesses, indépendamment aussi de nos propres œuvres positives. En tout l'home doit se fier à Dieu et recevoir ce que Dieu veut lui donner.
Ce qui ne veut pas dire qu'on va dévaloriser radicalement les réalisations, les bonnes œuvres, le travail, la réussite professionnelle, comme si le chrétien n'était pas requis de faire au mieux de ses "talents". Le message chrétien de la justification n'est pas la justification de notre oisiveté. Les actions bonnes sont importantes. Mais la référence aux œuvres, quelles qu'elles soient, ne saurait constituer le fondement de l'existence chrétienne et le critère d'une vie devant Dieu. Ceux-ci résident seulement dans l'attachement inconditionnel à Dieu par Jésus Christ dans une foi confiante. Voilà le fondement même de notre liberté chrétienne.
Si l'homme veut vraiment parvenir à la réalisation de soi, s'il veut en tant que personne acquérir liberté, identité, sens, bonheur, il ne le peut que dans une confiance inconditionnelle envers celui qui est capable de lui faire un tel don. Dans la foi confiante en Dieu, telle qu'elle est rendue possible par Jésus Christ. Car c'est sur Jésus que s'appuie cette confiance en Dieu. Une confiance qui ne peut se justifier sur preuves, mais qui révèle d'elle-même à celui qui la risque, sa force libératrice. Il faut simplement en faire l'expérience.
Comment se manifeste cette liberté ? Non dans le fait que l'homme serait totalement autonome, parfaitement indépendant, délivré de toute attache. Cette liberté se manifeste dans le fait que l'homme est libéré de sa dépendance et de ses obligations vis-à-vis des faux-dieux qui le contraignent sans pitié à de nouvelles réalisations : qu'il s'agisse de l'argent, de la carrière, du prestige, du pouvoir, du plaisir, ou de n'importe quoi, dès lors qu'il en fait une valeur suprême.
Quand l'homme s'attache seulement à l'unique vrai Dieu, qui ne s'identifie à aucune des réalités ci-dessus, il se libère de toutes ces pseudo-valeurs, de tous les biens et de tous les pouvoirs finis. Ainsi il remet à leur juste place - relative - ses réalisations et son propre pouvoir. Il n'est plus soumis à la contrainte des performances à atteindre. Certes il n'est pas dispensé de toute réalisation. Mais il est délivré de l'obsession du rendement. Il ne s'identifie plus à son rôle. Il peut devenir celui qu'il est.
Ainsi l'homme est justifié non seulement dans ses œuvres, mais dans toute son existence, dans son être d'homme. Il sait que sa vie a un sens, non seulement dans le succès, mais aussi dans les échecs, non seulement dans ses performances, mais aussi dans ses contre-performances, non seulement dans ses progrès, mais aussi dans ses reculs. Sa vie a un sens même si il est rejeté par son entourage, même s'il est écrasé par ses adversaires et lâché par ses amis. Même l'homme d'affaire qui a fait faillite et les divorcés totalement esseulés, même le politicien raté, le chômeur âgé et la prostituée vieillie n'ont pas lieu de désespérer. Tous, même s'ils ne sont plus reconnus de personne, demeurent reconnus de celui dont il importe seul en définitive d'être reconnu, qui ne fait acception de personne et dont le jugement obéit à la loi de sa bonté.
Qu'est-ce qui importe en définitive dans la vie d'un homme ? C'est que, valide ou malade, actif ou impotent, efficace ou inefficient, coupable ou innocent, il s'attache, sans se laisser dérouter ni ébranler, à cette confiance qu'avec tout le Nouveau Testament nous appelons la foi. Il pourra toujours chanter cette strophe du Te Deum : "In te Domine speravi, non confundar in aeternum" ; En Toi Seigneur j'ai espéré, je ne serai pas confondu pour toujours.
(La fin de la série, début décembre)