THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2010 :
Quelques grands débats
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1ère séquence : Sortir de Jérusalem
(Janvier 2010)
CHRONOLOGIE
30 : Mort et résurrection de Jésus
37 : Martyre d'Etienne
38 - Conversion de Paul
49 : Concile de Jérusalem / Conflit d'Antioche
64 : Martyre de Pierre et de Paul
70 : Siège de Jérusalem1 - La situation
"La communauté des croyants n'avait qu'un cœur et qu'une âme". C'est le tableau idyllique que nous donne Luc, dans les Actes des Apôtres, de la communauté chrétienne primitive de Jérusalem, aux premières années de son existence. Or il se trouve que les faits démentent une telle description. Dès les premiers temps, il y eut des conflits, à Jérusalem même, entre diverses tendances de cette communauté.
Nous allons donc regarder la composition de cette communauté première de notre Eglise, pour comprendre les enjeux du grand débat qui eut lieu dans les années 40, débat d'où les chrétiens sortirent avec une image tout autre et plus ouverte que celle de l'Eglise primitive.
A - Jérusalem, an 37.
Les hommes et les femmes qui composent la première communauté chrétienne sont tous Juifs, mais ils ne sont pas tous originaires du même milieu. Certains sont des Juifs, fidèles habitués du Temple. D'autres, Juifs également, vivent en marge du Temple et du judaïsme officiel. D'autres enfin viennent de la Diaspora, c'est-à-dire des communautés juives disséminées à travers l'Empire romain ; on les appelle les Hellénistes, car, bien que Juifs, ils ont une culture grecque et parlent le grec. Ceux-ci vont devenir bien vite, au sein de la communauté de Jérusalem, un élément de progrès dans un milieu passablement conservateur en matière religieuse.
Cette première Eglise est donc composée de plusieurs petites communautés qui se rassemblent chez des particuliers. Marie, mère de Marc, par exemple, accueille chez elle l'une de ces petites communautés. Mais tous continuent plus ou moins à fréquenter le Temple : ils se considèrent come des Juifs pieux. Une seule chose les diffère des autres Juifs, au point de départ : alors que les autres attendent toujours le Messie libérateur, eux, ils savent que le Messie est venu ; c'est Jésus, mort et ressuscité, dont ils attendent le retour. C'est cette cohabitation qui va être source de conflits. Les apôtres sont plusieurs fois arrêtés. La cohabitation ne va donc pas pouvoir durer longtemps.
Il semble exact que très rapidement se mettent en place certaines formes de partage des biens, de mise en commun de ce qu'on possède. C'est d'ailleurs à ce sujet qu'aura lieu le premier risque de fracture. Les "veuves" hellénistes se sentent défavorisées par rapport à leurs homologues chrétiennes originaires de Jérusalem. Devant les plaintes et les récriminations qu'elles expriment, les apôtres, qui jusque là se chargeaient des répartitions et qui, peut-être inconsciemment, avaient favorisé leurs compatriotes décident de se décharger de cette tâche. Ils nomment alors sept hommes (Attention : on ne parle pas de diacres) chargés de cette gestion matérielle, économique et financière. Les noms de la plupart de ces sept révèlent leur origine hellénistique : ce sont des noms grecs, Etienne, Philippe, Procore, Timon, Nicanor, etc. En fait, l'impulsion missionnaire est tellement forte que ces hommes, choisis pour être des gestionnaires, vont immédiatement se consacrer, comme les apôtres eux-mêmes, à l'annonce de la Bonne Nouvelle. Etienne, le premier. Ce qui avive le conflit entre l'Eglise naissante et les autorités religieuses juives. On fera taire Etienne en le lapidant, et immédiatement la première grande persécution se déclenchera contre la jeune Eglise; Un nommé Saül en sera l'un des principaux acteurs, avant que, sur le chemin de Damas, il ne fasse la rencontre éblouissante et bouleversante de Celui qui changera sa vie, Jésus ressuscité lui-même.
Nous sommes en l'an 37. Sur les conseils des Apôtres, les chrétiens fuient Jérusalem. Ils essaiment en des communautés nouvelles, en Samarie, sans doute en Galilée, plus certainement en Syrie. Les plus grosses communautés se retrouvent à Antioche, qui est alors la troisième ville de l'Empire romain, après Rome et Alexandrie. Quant aux apôtres eux-mêmes, on sait très peu de choses sur leur activité missionnaire. Ce qu'on sait, pourtant, c'est que c'est Pierre qui, le premier, sera à l'origine d'une des premières conversions de païens : le centurion Corneille, sa famille et certains de ses camarades en garnison à Césarée. D'après le récit des Actes des Apôtres, l'initiative n'en revient pas à Pierre, mais à l'Esprit Saint. Pierre a osé pénétrer chez un païen et manger chez lui, ce qui est sacrilège aux yeux d'un juif. Cela lui sera d'ailleurs reproché dès son retour à Jérusalem. Pierre, obligé de se justifier, expliqua comment l'Esprit Saint avait fait irruption sur des hommes qui n'étaient pas circoncis avant même qu'ils ne fussent baptisés. Nous avons là le début du premier grand débat dans l'Eglise (celui qui nous occupe aujourd'hui) : pour être disciple de Jésus, faut-il passer par les obligations de la Torah et donc devenir juif avant d'être chrétien ?
C'est à peu près à cette époque qu'on entend parler de Jacques, le frère du Seigneur. Il ne s'agit pas de Jacques, fils de Zébédée et frère de Jean, l'un des Douze, qui vient d'être mis à mort par le roi Hérode, pour plaire aux Juifs. Même s'il en est très peu question dans l'œuvre de Luc, il semble que Jacques, qui n'était pas apôtre, ait eu une place considérable dans l'Eglise de Jérusalem. La première place sans doute. C'est le parti de Jacques et l'Eglise judéo-chrétienne de Jérusalem qui ont exercé une influence dominante durant les premières décennies de l'histoire de l'Eglise. Il semble bien que Pierre et les autres apôtres aient été essentiellement des missionnaires, pas des gestionnaires, pas des administrateurs. Jacques, par contre, était sans doute considéré comme plus important qu'eux. Si Luc n'en parle presque pas, c'est parce qu'il reflète le point de vue de l'apôtre Paul qui affrontera bien vite Jacques et les judéo-chrétiens. On va y revenir.
Quant à Jacques, selon les écrits nombreux non canoniques, notamment ceux qui ont été retrouvés à Nag Hammadi, il nous est présenté comme un homme rigoriste, ne buvant ni vin ni boisson enivrante, ne se rasant jamais et passant sa vie dans le Temple à intercéder pour le peuple. On nous dit qu'il avait la confiance des scribes et des pharisiens. Bref Jacques semble être resté un bon juif pieux, s'efforçant de ne rien modifier aux traditions juives. Autour de Jacques étaient sans doute groupés un certain nombre de parents du Seigneur, qui tenaient une place importante dans l'Eglise des premières décennies. Ils avaient tendance à accaparer l'Eglise ; et après que les hellénistes aient quitté Jérusalem à cause de la persécution, ils seront les maîtres de l'Eglise de Jérusalem.
B - Les années 40
L'expansion du christianisme a commencé bien avant la persécution de l'année 37 qui a poussé les premiers disciples à se disperser. Dès les premières années qui ont suivi la mort et la résurrection de Jésus, donc dès l'année 30, des disciples annoncent la Bonne Nouvelle. Eusèbe exagère certainement quand il écrit que déjà sous le règne de Tibère (avant 37), "toute la terre retentit de la voix des évangélistes et des apôtres." Mais il est certain que dès le début le christianisme s'est développé, d'abord dans les milieux juifs de Palestine et de la Diaspora et peut-être, également dès le début, dans les milieux païens. Nos documents, rédigés en grec et pour les grecs, se sont principalement intéressés au développement de l'Eglise dans le bassin méditerranéen ; mais il s'est en même temps développé dans le monde païen oriental, qui comme les juifs parlait l'araméen : de la Syrie à l'Arabie et sans doute plus loin. Ce christianisme "syriaque" a été d'une importance considérable durant les deux premiers siècles. On sait peu de choses sur l'Eglise en Galilée, mais quelques indices nous portent à penser qu'elle fut très vivante dès les années 30. Pour certains, elle fut même identifiée à un groupe zélote. Epiphane parle longuement d'une secte chrétienne de nazaréens qui vivaient à Pella, en Transjordanie. Les Actes des Apôtres, eux, nous parlent de la fondation de l'Eglise en Samarie par Philippe, l'un des sept.
Le bilan final des premiers développements de l'Eglise en Palestine en dehors de Jérusalem reste malgré tout assez maigre. En tout cas, on n'est certainement pas sorti du judaïsme. En fait, le grand foyer d'expansion du christianisme durant les quinze premières années a été la Syrie, une Syrie qui est restée araméenne, avec Damas comme capitale. Quand Paul se convertit, il y a déjà une communauté chrétienne à Damas, puisqu'il s'y rend pour y opérer des arrestations. Cette communauté a donc été constituée en 37. Ces chrétiens de Damas sont des Juifs, sans quoi ils ne relèveraient pas de la juridiction du grand-prêtre de Jérusalem. On précise d'ailleurs que la prédication de la Bonne Nouvelle ne s'adressait qu'aux Juifs (Actes 11, 19). Et Paul, une fois converti, prêche dans les synagogues. Donc nous avons à Damas une des plus anciennes communautés chrétiennes , composée exclusivement de juifs.
Le second centre - et le principal - de l'expansion de l'Eglise en Syrie est Antioche. Antioche, ville hellénistique, grand port dont la population est très cosmopolite, avec beaucoup de Grecs et de Juifs. Les Hellénistes, fuyant Jérusalem au moment de la persécution déclenchée en 37 après le martyre d'Etienne, arrivent donc à Antioche et viennent habiter dans les quartiers juifs de la ville. Ils commencent par prêcher Jésus aux Juifs. Mais les Actes des Apôtres précisent que certains de ces hellénistes, "gens de Chypre et de Cyrène", venant de Jérusalem, mais de langue grecque, s'adressèrent aussi à des païens, dont un grand nombre se convertirent. (Actes 11, 20). Antioche apparaît ainsi comme le premier centre d'une communauté importante de pagano-chrétiens. En 42, devant le développement de la communauté, les autorités judéo-chrétiennes de Jérusalem envoient une commission d'enquête avec Barnabé. Louable souci d'assurer l'unité des communautés sous la direction collégiale des Apôtres.
C'est à Antioche que le nom de "chrétiens" fut pour la première fois donné aux membres de la communauté. Le mot a une résonance politique. Il désigne "les partisans de Chrestos". Il nous donne l'image que les milieux romains pouvaient se faire de la communauté chrétienne, comme d'une secte messianique. Ce qui prouve que la communauté avait une consistance assez grande pour apparaître au niveau de la vie officielle. Sur la communauté locale d'Antioche, le livre des Actes ne nous dit rien d'autre. Il ne s'intéresse à Antioche qu'autant qu'elle va être le point de départ de la mission en Asie. Heureusement, Paul, dans sa Lettre aux Galates, va apporter d'autres précisions. Il nous dit, en Galates 2, 12, qu'il y avait deux communautés "chrétiennes" plus ou moins juxtaposées : les chrétiens d'origine païenne et les chrétiens d'origine juive. Deux communautés séparées : convertis au christianisme, les juifs restaient soumis aux observances de la loi juive, dont l'interdiction de manger avec des non-juifs, donc aussi avec les païens convertis. Comme l'eucharistie avait lieu à l'occasion d'un repas, il était impossible aux judéo-chrétiens et aux pagano-chrétiens de la célébrer ensemble. Le problème se posera bientôt à Pierre. On en reparlera. Devait-il, étant juif, partager l'eucharistie avec des pagano-chrétiens ? Ou, étant apôtre, devait-il se tenir au-dessus de ces divisions et assister à l'un et à l'autre ?
Deux personnages ont joué un rôle décisif à cette époque : Paul et Barnabé. Précisons d'abord l'itinéraire de Paul. Persécuteur des hellénistes à Jérusalem en 37, converti en 38, il passa trois ans dans un milieu judéo-chrétien près de Damas. Il se rend en 41 à Jérusalem, où il rencontre Pierre et Jacques, le frère du Seigneur. Il se heurte aux hellénistes juifs (Actes,9, 29) et retourne à Tarse, sa patrie C'est là que Barnabé ira le chercher. Barnabé l'avait connu à Jérusalem en 41 et c'est lui qui l'avait présenté aux Apôtres. Il l'amène avec lui à Antioche où ils passent une année ensemble ( 42-43) Paul retourne en 44 à Jérusalem avec Barnabé et ils en ramènent Jean-Marc. Les trois seront envoyés en mission par le collectif désigné sous l'appellation de "prophètes et docteurs" d'Antioche en 45.
Les Actes des Apôtres donnent une importance particulière à cette première mission : elle marque le début du ministère de Paul. Ils commenceront par Chypre, puis passeront en Asie Mineure (la Turquie actuelle) : Antioche de Pisidie, Iconium, Lystres, Derbé et retour. Leur apostolat s'exerce d'abord dans les milieux juifs. Ils prêchent dans les synagogues. Ils se présentent comme des membres d'une secte juive. Mais ailleurs, ils s'adressent aux païens. Et dans tous les lieux de passage, ils font des conversions : des juifs et des païens. Ils établissent des communautés locales, ils ordonnent les "anciens" en leur imposant les mains. Mais partout ils rencontrent une vive opposition des milieux juifs. En fait l'accueil est plus favorable chez les païens. Il y a là un fait nouveau, capital pour Paul. C'est à partir de ce moment-là qu'il commence à élaborer sa théologie du rejet des Juifs et de la conversion des païens. C'est ce qui va lui poser de graves problèmes.
2 - La crise du judéo-christianisme.
La période qui va de 40 à 70 est marquée pour la communauté chrétienne par deux faits importants :
* le nationalisme juif va s'exaspérer. Les judéo-chrétiens subiront une forte pression de ce nationalisme. La chute de Jérusalem en 70 portera un coup très grave au judaïsme en général et au judéo-christianisme en particulier.
* En même temps, et grâce, en particulier, à l'impulsion de Paul, le christianisme gagne dans les milieux païens, ce qui amène progressivement les chrétiens de ces milieux à se dégager du contexte juif, ce qui ne va pas sans une crise difficile. Au terme, on aboutira à un renversement de la situation. Le judéo-christianisme, triomphant en 49, s'effondrera : le christianisme paulinien commencera sa destinée triomphale.
C'est au seuil de cette époque que se situe le concile de Jérusalem, qui en marque les données. Et à son terme, il y a la chute de Jérusalem qui tranche définitivement la question.
L'année 49 est marquée par deux épisodes qui témoignent d'une crise entre judéo-chrétiens et chrétiens issus du paganisme : le concile de Jérusalem et l'incident d'Antioche. Paul et Barnabé rentrent à Antioche, à la fin de leur premier voyage missionnaire, en 48. Ils exposent à la communauté d'Antioche les résultats obtenus auprès des païens en Asie et les nouvelles perspectives ouvertes. Les païens convertis n'étaient pas astreints aux observances juives et en particulier à la circoncision. Or voici que "des gens descendus de Judée" troublent en 49 la communauté d'Antioche en enseignant que la circoncision est obligatoire pour tous. On a pensé longtemps que ces gens étaient des judéo-chrétiens de l'entourage de Jacques. On ne le pense plus aujourd'hui : les judéo-chrétiens, qui étaient alors presque toute l'Eglise, ont admis dès l'origine que les païens convertis n'étaient pas astreints à la circoncision. Pierre le rappelle dans le livre des Actes (15, 10) D'où vient alors l'obligation nouvelle de la circoncision ? Il semble bien que cela vient de ;la situation politique du judaïsme qui entre alors en conflit ouvert avec Rome. Pour ces nationalistes, le fait d'admettre des non-circoncis comme faisant partie de la communauté juive (car pour eux chrétien = juif) apparaît comme une trahison à l'égard du judaïsme. C'est donc très probablement sous la pression de nationalistes juifs que certains judéo-chrétiens essaient de maintenir l'appartenance des chrétiens à la communauté juive, dont la circoncision est le sceau.
On voit donc l'enjeu véritable de la question. Le danger était de solidariser le christianisme avec le destin politique d'Israël. Paul et Barnabé le comprennent bien et s'opposent vivement à ces exigences. Ils demandent donc que la chose soit tirée au clair. La communauté d'Antioche désire donc que les autorités de Jérusalem prennent clairement position. Paul, Barnabé et Tite sont donc délégués à cette réunion. Ils sont reçus par les Apôtres et les anciens. Là, le débat se renouvelle. Certains chrétiens de la secte des pharisiens défendent la thèse de la circoncision des païens. Pierre au nom des Apôtres, Jacques au nom des anciens tranchent en faveur de Paul et Barnabé, en précisant que les païens ne sont tenus qu'aux préceptes d'avant même la Loi de Moïse : abstention des viandes consacrées aux idoles, des viandes étouffées et de la fornication. Décision capitale : elle marque la rupture du christianisme et du judaïsme, rupture qui va aller en s'accentuant dans les années suivantes.
Le concile de Jérusalem (Actes 15) a une autre importance. On remarque d'abord la diversité de ceux qui y participent : Pierre et Jean représentent les Douze. Jacques, entouré des anciens, c'est l'Eglise de Jérusalem. Paul et Barnabé sont de même rang que Pierre et Jacques. On voit donc se dégager l'ensemble de l'organisation hiérarchique.
La question de la circoncision des païens est réglée. Mais la nervosité des milieux judéo-chrétiens, agités par des préoccupations nationalistes , n'était pas calmée pour autant. On le vit bientôt, fin 49, lors d'un voyage de Pierre à Antioche. Au début, il se partageait entre les deux communautés, judéo-chrétienne et pagano-chrétienne. Mais certaines gens de l'entourage de Jacques étant venus, il s'abstint de manger à la table des païens devenus chrétiens. Barnabé l'imita. Paul le leur reprocha vivement. N'y a-t-il chez Pierre qu'un geste de lâcheté ? Je crois qu'il s'agit d'autre chose : La préoccupation principale de Paul, c'est de libérer le christianisme de ses attaches juives : il pense au païens convertis ou à convertir. Pierre, lui, redoute une défection des judéo-chrétiens qui, sous la pression du nationalisme juif, risquent de retourner au judaïsme. Il veut les garder en leur montrant qu'on peut être à la fois fidèle au christianisme et à la loi juive.
Deux positions légitimes, mais inconciliables. Paul, désormais, ne pense plus qu'à l'avenir de l'Eglise en monde païen. C'est ce qui explique l'hostilité des judéo-chrétiens contre lui. De toute façon, la rupture est consommée ; deux mouvements divergents vont continuer leur évolution : le christianisme va s'amplifier en milieu païen, tandis que la communauté de Jérusalem va se dissoudre dans le nationalisme juif montant.
Paul et Pierre vont continuer leur travail missionnaire. Chacun de leur côté, sans qu'on sache précisément s'ils se sont rencontrée et quels furent leur rapports. Ce qu'on sait, c'est que pour tous deux le travail missionnaire essentiel se fit en direction du monde païen. Leur communauté de destin est scellée à Rome en 64, lors de la persécution de Néron. Celui-ci rejette la responsabilité de l'incendie de Rome sur les chrétiens. Pierre semble bien avoir été l'une des victimes de la persécution. L'ensemble des historiens l'admet aujourd'hui. Il est possible que ce soient des judéo-chrétiens qui l'aient dénoncé, comme parait l'indiquer un texte de Tacite. Quant à Paul, il est en prison à Rome pour la deuxième fois. On peut fixer sa mort à 67, sans doute après avoir été lui aussi dénoncé aux autorités romaines comme fauteurs de trouble, par des judéo-chrétiens.
Et en Palestine ? En 62, Jacques a été lapidé, sans doute à cause de la haine des pharisiens qui redoutent son influence sur le peuple. C'est probablement l'un des premiers signes de la haine montante des Juifs contre les chrétiens, sans doute à cause du refus, même chez les judéo-chrétiens, de s'engager dans la lutte contre les Romains. C'est en 66 que ce nationalisme anti-romain atteint son paroxysme. La grande guerre juive commence. La communauté chrétienne se retire alors à Pella : elle se désolidarise du destin national d'Israël. C'est la rupture définitive de l'Eglise avec le judaïsme. Elle laisse désormais Israël marcher vers son destin. En 70, Titus s'empare de Jérusalem, massacre la population juive, rase le Temple. Le judaïsme renaîtra avec d'autres structures, quelques décennies plus tard. Quant aux communautés judéo-chrétiennes, elles ne feront plus guère parler d'elles. L'Eglise n'es plus une secte juive : elle est devenue l'Eglise universelle.
3 - En conclusion
" Le concile de Jérusalem et les événements violents qui l'ont précédé et suivi ne sont pas seulement la première crise de l'histoire de l'Eglise. Ils sont la crise au cœur de laquelle l'Eglise elle-même s'est constituée. Auparavant, l'Eglise n'était encore qu'un groupe juif parmi d'autres groupes juifs, celui qui, en Jésus, avait reconnu le Messie que tous attendaient. Après, elle devient réellement Eglise "des nations", pour tous les peuples, s'exprimant dans toutes les cultures. Tous les Actes des Apôtres, toute la pensée de Paul portent la marque de cet accouchement douloureux. Aujourd'hui, ce passage n'est pas encore terminé : d'une part, la position de l'Eglise vis-à-vis d'Israël, ce corps maternel qu'il a fallu quitter pour exister par soi, n'est pas encore résolue. Le traumatisme demeure pour la mère et pour la fille. D'autre part, le "passage aux nations" n'est jamais terminé. il y a toujours des nations nouvelles, des cultures nouvelles.
Pour son propre compte, au prix d'un douloureux travail d'invention, l'Eglise a dû retrouver et refaire le chemin qu'avait fait Jésus en proclamant l'adoration de Dieu "en Esprit et vérité", au-delà du Temple, du Sabbat et de la Loi. Dieu peut être adoré en tout lieu, en toute nation, en toute culture, même nouvelle, et à quel prix ? Ainsi posée, la question paraît simple. En réalité, chaque fois elle provoque une crise, car l'adoration est toujours liée de fait à une terre, à une race, à une observance particulière, donc, à une expression culturelle, sans même que l'on s'en rende compte. Il est remarquable que l'œuvre du premier concile, bien loin d'ajouter des règles nouvelles, fut d'en ôter : ôter des obstacles à la Parole de Dieu. En cela, il rejoignait Jésus, qui ramène la loi juive à deux commandements qui n'en font qu'un. L'obstacle à la reconnaissance de la foi par les peuples consiste en l'identification entre la foi et une expression culturelle de la foi. Le principe (qui demeure) posé par le Concile de Jérusalem est celui-ci : personne ne doit être obligé à devenir juif pour revenir chrétien. Autrement dit : personne ne doit être obligé à subir une transplantation culturelle pour accéder à la foi chrétienne. A qui que ce soit qui serait tenté de devenir chrétien, on ne doit imposer aucune coutume venant d'une culture particulière à laquelle l'Eglise aurait été liée au cours de l'histoire."
Jean-Claude ESLIN
La suite : début février