THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

             
 

    Cette année 2010 : 

Quelques grands débats

 


Le projet : parcourir ces vingt siècles d'histoire qu'a vécue notre Eglise, depuis le jour de la Pentecôte, en nous arrêtant à quelques dates importantes. Ces dates qui ont marqué des tournants importants parce qu'elles furent le moment de grands débats. Car notre histoire ne fut jamais "un long fleuve tranquille". Dès les premiers jours, des conflits ont surgi, qui ont marqué durablement son existence et ont modifié son cours. Chacune de ces dates  auxquelles nous nous arrêterons sera l'occasion d'examiner les enjeux et les conséquences de ces conflits, qui sont d'ordre théologique, liturgique, disciplinaire : ils ont changé le visage de l'Eglise, sans en modifier l'identité première.

 

5e séquence : La Réforme grégorienne (1)
(mai 2010)
 

CHRONOLOGIE

1046 : Henri III réforme la papauté
1049 : Léon IX, pape
1049 : Synode de Reims
1054 : Schisme entre l'Orient et l'Occident
1059 : Décret sur l'élection pontificale  par les cardinaux
1073 : Grégoire VII, pape
1076  : Concile de Worms - Excommunication d'Henri IV
1077 : Canossa
1080 : Déposition d'Henri IV
1084 : Mise à sac de Rome par Robert Guiscard
1088 : Urbain II, pape
1095 : Urbain II proclame la croisade
1098 : Fondation de Citeaux

1 – ETAT DES LIEUX

Nous voici au XIe siècle. La situation de l'Eglise d'Occident est lamentable. On peut se demander à juste titre si ce n'est pas la fin. Le tableau que nous en ont laissé les chroniqueurs du temps est terrible. Depuis la fin de l'Empire carolingien les descendants de Charlemagne se sont disputé son héritage, les envahisseurs, Normands et Hongrois en particulier, ravagent les campagnes. L'Empire se dissout. Tout vole en éclat. Au milieu du XIe siècle, l'Empire, puis les nations, puis les principautés, puis, surtout en France, les comtés n'ont plus qu'une réalité de surface – et encore ! Dans de nombreuses régions, l'unité de base, c'est la châtellenie : le château et son seigneur est seul capable d'assurer un peu de sécurité. Les rois capétiens sont réduits à l'impuissance. Seul l'empereur conserve son pouvoir en Germanie. Mais en France comme en Germanie, et d'une manière plus générale dans tout l'Occident « chrétien » le pouvoir, dans l'Eglise, passe rapidement aux mains des laïcs. L'Eglise, aux Xe et XIe siècles connaît l'une des périodes les plus sombres de son histoire.

Le marché des investitures.

Les laïcs acquièrent le droit de nommer les clercs. A tous les niveaux, le clergé est choisi par les laïcs qui ont le pouvoir. A commencer par le pape : c'est l'empereur qui le choisit. L'empereur Otton III nomme son cousin Grégoire V, qui a vingt ans, et après lui son ancien maître Sylvestre II.

En France, le roi, les comtes, les seigneurs choisissent les évêques, les abbés des monastères, les curés de paroisse. Ils nomment des membres de leur parenté ou leurs favoris, et l'évêque n'a plus qu'à leur donner l'ordination. La quasi totalité du clergé est nommée de la sorte.

Plus grave, les charges cléricales s'achètent et se vendent : c'est la simonie (du nom de Simon le Magicien, qui - dans les Actes des Apôtres - proposa à saint Pierre de lui acheter ses pouvoirs miraculeux). Les candidats se disputent les charges les plus riches et richement dotées en domaines et en profit de toutes sortes à coup de bakchich. Quand un évêque meurt, un véritable marché se crée. Le patron laïc choisit le plus offrant. Parfois de proches parents. Herbert de Vermandois nomme comme évêque à Reims son fils âgé de six ans. A son tour, l'évêque, pour rentrer dans ses fonds, va vendre aux chanoines leur charge et aux curés des cures paroissiales. La simonie gagne l'ensemble du clergé.

Un clergé asservi.

Du coup, le clergé est attaché au service des patrons. Dépendance totale lorsqu'il est vassal. L'évêque doit au roi qui l'a nommé le « service royal », c'est-à-dire que ses hommes d'armes rejoignent l'armée royale. Au niveau paroissial, le propriétaire s'approprie bien souvent le revenu du prêtre. C'est une bonne affaire que la propriété d'une cure bien gérée.

Un clergé sécularisé.

En pratique, le clergé a cessé de vivre une vie qui lui soit propre. L'évêque, par exemple, fait figure de grand seigneur, déjà féodal. Il détient de grandes propriétés foncières qui sont certes propriétés de l'Eglise, mais qu'il a charge de gérer. D'autres revenus lui viennent du commerce. Il a des droits de péage, des douanes, il frappe monnaie. Il exerce le pouvoir judiciaire. Parfois même, l'évêque joue le rôle de comte : il a le droit de fortification, il possède des châteaux. Il est même parfois évêque-soldat. Bruno, évêque de Toul, qui deviendra Léon IX et sera à l'origine de la réforme grégorienne, est choisi pour ses qualités militaires.

Les préoccupations profanes accaparent l'ensemble du clergé. Comme les évêques, les chanoines reçoivent des biens, des terres. A la campagne, les prêtres sont de petits paysans.

Prêtres de père en fils.

A côté de la simonie, un deuxième gros malheur ronge l'Eglise : ce qu'on appelle le nicolaïsme : les prêtres prennent femme de façon courante. On connait des cas de familles entières de clercs. En Bretagne, les évêques de Nantes, Rennes, Quimper transmettent à leur fils leur dignité.

Le mariage des clercs est un moindre mal. Car s'il est officiellement interdit, jusqu'au XIIe siècle, il n'est pas considéré comme nul. Bien pire est le concubinage. Il est si couramment pratiqué que saint Pierre Damien dénonce « ces essaims de femmes, ces tigresses assoiffées, ces vipères venimeuses » qui tournent autour des prêtres.

C'est qu'en Occident, les clercs savent bien qu'en Orient leurs semblables sont mariés. Et il leur semble qu'une épouse est tout à fait légitime, ne serait-ce que pour le ménage ; sans quoi, disent-ils on meurt de faim et de froid.

Le peuple, d'ailleurs, ne s'en émeut pas outre mesure. Il est beaucoup plus scandalisé par la simonie. En droit, bien sûr, un clerc ne doit pas se marier, mais en fait, comme dit un archevêque de l'époque, s'il fallait excommunier tous les prêtres qui ont femme, il n'y en aurait plus. Le pape lui-même donne l'exemple. C'est l'époque que des chroniqueurs ont baptisée « pornocratie » : période de triomphe des maîtresses.

Un apostolat qui laisse à désirer

Pas étonnant, dans ces conditions, que l'action pastorale et spirituelle du clergé laisse à désirer. Les évêques pensent à tout autre chose qu'à surveiller leur clergé : la gestion matérielle et financière de leurs biens, les affaires de justice et même la guerre ne leur en laissent pas le temps. Les prêtres qui vivent en ménage, élèvent leur famille, cultivent les terres d'église qu'ils se transmettent de père en fils ont une culture théologique et des connaissances liturgiques et morales pas très élevées. Les fidèles restent mal instruits des choses de la foi, rarement en contact avec l'évangile, ils restent attachés aux superstitions. Peut-être la foi en Satan est-elle plus vive qu'en Dieu.

La foi demeure

Cependant il ne faut pas trop généraliser le sombre tableau que je vous dresse. Il arrive que des évêques soient bien choisis. Certains évêques de l'époque sont de bons pasteurs, d'autres des saints. Pourtant, des cas sont suffisamment trop criants pour que les réformateurs, aux Xe et XIe siècles, les signalent, et qu'ils appellent à une réforme morale de l'Eglise toute entière.

Car,  même en ce temps sombre, la vie religieuse demeure intense. La désorganisation de l'Eglise n'empêche pas les chrétiens de croire, ni de participer à force pèlerinage, ni de manifester beaucoup de vénération pour les reliques.

A Rome même, où l'aristocratie italienne fait la loi au Vatican, les papes continuent de tenir un rôle ecclésiastique et d'entretenir des relations suivies avec les autres chrétientés. Globalement pourtant, le désordre caractérise l'état du clergé aux Xe et XIe siècles. Il semble que la chrétienté s'en soucie, mais ne voit pas comment faire recouvrer à l'Eglise son indépendance et son autonomie. Des clercs réagissent individuellement ; des évêques, français notamment, protestent, réunissent même des conciles dans un souci de réforme. Ce n'est qu'au XIe siècle que Rome entreprend de secouer la tutelle laïque et de se réformer.

2 – UNE GRANDE REFORME

Beaucoup, parmi les gens éclairés, sentaient la nécessité d'une réforme qui apporterait une libération de l'Eglise, qui était de plus en plus sous la coupe des puissants, rois, princes et seigneurs laïcs. Mais jusque là, personne n'avait été capable de promouvoir une vraie réforme. Paradoxalement, c'est du laïcat, et en premier lieu de l'empereur germanique, que vint l'initiative de la réforme, lorsqu'il nomma pape un homme remarquable, Léon IX. Léon IX commença, et ses successeurs amplifièrent le mouvement, notamment Grégoire VII. D'où le nom qui est resté dans l'histoire pour cette période particulièrement importante : la Réforme grégorienne.

Il y avait déjà eu quelques essais fragmentaires de réforme. Certains initiés par le pouvoir laïc. Ainsi, en, Normandie, les ducs du XIe siècle avaient essayé de restaurer le monachisme, puis l'Eglise séculière. Parfois aussi, ce sont des évêques qui se sont réunis en conciles régionaux pour entreprendre une réforme sur tel ou tel point. Mais tout cela manquait d'unité et d'ampleur.

Il fallait un chef d'orchestre. La papauté en était jusqu'alors bien incapable. A part quelques papes remarquables à la fin du Xe siècle, la papauté, comme n'importe quel évêché, était souvent accaparée par les familles des barons romains. Les empereurs germaniques ? Ils avaient surtout le souci de consolider leur pouvoir en s'aidant des évêques qu'ils nommaient. Et pourtant, ce fut, de manière indirecte, sous leur impulsion que commença la réforme.

L'empereur Henri III ( 1039-1056), un saint personnage, décida d'intervenir plus activement dans la nomination des papes pour contrôler leur dignité morale. C'est ainsi qu'en 1049; il fit nommer l'évêque de Toul qui prit le nom de Léon IX. C'est celui-ci qui commença énergiquement la réforme.

Léon IX d'Eguisheim, un alsacien d'illustre famille, parent de l'empereur, avait une forte personnalité. Avant d'être moine, il s'était acquis une réputation de courageux guerrier. Devenu évêque, il avait entrepris de s'entourer d'une belle équipe de moines lorrains qui partageaient ses vues : essentiellement lutte contre les désordres du clergé. Dès qu'il devint pape, il ajouta à son programme d'évêque la lutte pour la primauté du pape. Sa primauté en effet était terriblement affaiblie, et d'abord parce que la liberté de son élection était entravée par les nobles romains et par l'empereur. L'Eglise était pour ainsi dire décapitée, et aux mains des laïcs. Se fondant sur l'Ecriture et sur toute une tradition ancestrale, Léon IX et son équipe de moines se mirent à dénoncer, d'une part la mainmise des laïcs sur les élections et les investitures, et, par voie de conséquence, la simonie des clercs, leur incontinence et toutes les faiblesses du clergé.

Léon IX tapait fort et ne mâchait pas ses mots. . Ses successeurs poursuivirent l'entreprise dans la ligne qu'il avait tracée. Notamment Nicolas II ( 1059-1061) et Grégoire VII (1073-1085)

1 - Libérer la papauté

On commença par la tête, la papauté. Et en premier on travailla à dégager la racine de son pouvoir en ôtant aux laïcs tout droit de regard sur l'élection pontificale. Nicolas II à peine nommé, convoque une assemblée du clergé romain le 13 avril 1059 : désormais l'élection du pape est confiée aux seuls cardinaux-évêques sous réserve de l'acceptation « des ordres successifs, des clercs religieux et des laïcs. » Pas question d'évoquer un droit supposé de l'empereur. Par bonheur, l'empereur est un enfant, Henri IV, incapable de réagir. Les successeurs de Nicolas II , tous de fortes personnalités, tous étrangers à Rome et à ses factions, savent, à peine élus, marquer leurs distances avec l'empereur. Il y aura par la suite de violents conflits. Mais plus largement recrutés, mieux instruits, mieux appuyés sur le droit canon, les cardinaux en conclave sauront résister aux pressions.

Voilà donc la papauté libérée. Elle va prendre en mains la réforme de l'Eglise. Elle va faire preuve d'une ténacité remarquable. Mais les difficultés ne manquent pas. Et d'abord au niveau des communications. Comment vaincre les particularismes, l'entêtement des princes, la force de la coutume ? D'abord les papes vont bouger. C'est extraordinaire, le nombre de voyages de Léon IX. Urbain II, cinquante ans plus tard, fera de même. Et c'est ainsi qu'il sera amené à prêcher la première croisade, à Clermont. Mais les voyages ont leurs inconvénients et éparpillent l'activité du pape; Grégoire VII restera en Italie. Il utilisera d'autres moyens.

D'abord, les lettres. A partir de Léon IX la chancellerie pontificale s'agrandit  tant les lettres, actes, messages, bulles sont nombreuses. Là où les questions sont trop importantes, là où les mauvaises habitudes sont trop enracinées, Rome envoie des légats . Au début de la réforme, ces légations seront temporaires, intermittente, limitées à un problème déterminé. Par la suite, ces légations deviendront un rouage de transmission permanente. Les légats sont laissés en place désormais pendant des années dans la même région. Les plus actifs de ces légats abattent une besogne considérable. Ainsi Hugues de Die, dont le zèle sans concession et l'autoritarisme cassant font trembler tous les évêques de France.

Mais comment rendre au clergé séculier, dans un monde brutal, la dignité et le sens apostolique qui lui faisaient si souvent défaut ? La papauté avait retrouvé sa liberté d'action et son indépendance vis à vis des pouvoirs laïcs. Mais l'inculture du peuple, la structure sociale fortement hiérarchisée dans laquelle il vivait, tout le passé même de l'Eglise faisaient du clergé l'intermédiaire pastoral indispensable. Pas de sacrements, pas de prédication, pas d'Eglise, pas de salut sans un clergé digne et fort? Tout le monde était d'accord là-dessus. Restait à mener cette réforme à bien. La papauté, qui a retrouvé son autorité, va s'y atteler pendant des décennies.

 


Je continuerai à vous présenter la Réforme grégorienne au début du mois prochain. Nous allons particulièrement voir Grégoire VII à l'œuvre. Ce n'est pas triste, vous verrez. Ensuite, nous pourrons analyser les conséquences de cette action. Le positif et le négatif. Jusqu'à nos jours. En effet, voilà une réforme de l'Eglise qui a eu des répercutions pendant presque un millénaire. Bonne lecture. L.P.

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