THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

            

       Cette année 2014 : 


NOS PERES DANS LA FOI

 

6 - CYPRIEN de Carthage (200-258)
(III)
 

(Juin 2014)

 

 

Bonne nouvelle : notre équipe de rédaction de MURMURE s'agrandit. Plus exactement s'enrichit. Vénuste LINGUYENEZA, spécialiste des Pères de l'Eglise, accepte de nous présenter cette année quelques-uns de nos "Pères dans la Foi". Nous l'en remercions. Vénuste est un ami. Il est originaire du Rwanda, qu'il a quitté à la suite du terrible génocide de 1994.  Actuellement, il vit en Belgique ; plus  précisément il est curé-doyen de Waterloo. Malgré sa charge de travail, il accepte de nous faire partager ses connaissances en la matière. Vous verrez : c'est passionnant.

 

 

 

 

 

 

III -    LA PENSÉE DOCTRINALE DE CYPRIEN

 

Bien que Cyprien n’a pas fait d’exposé systématique de la doctrine chrétienne, il fut la plus haute autorité théologique en Occident jusqu’à Augustin. Cyprien composa nombre de traités et de lettres, toujours liés à son ministère pastoral. Peu enclin à la spéculation théologique, il écrivait avant tout pour l’édification de la communauté et pour la bonne conduite des fidèles. Il reste un des Pères de l’Eglise à avoir le plus de lecteurs et à exercer une profonde influence sur la législation ecclésiastique. On se réfère à lui surtout pour son enseignement sur la nature de l’Eglise car ce fut le centre de sa pensée. Il a une place privilégiée évidemment dans la littérature latine chrétienne. Il faut savoir que c'est l'Afrique du Nord qui nous offre, jusqu'au début du 4ème siècle, les plus remarquables témoins du christianisme latin.

J’ai fait une note assez détaillée sur les lapsi. Certains sujets qui suivent, en mériteraient autant sinon plus, mais il faut savoir se limiter.

 

A - Sur l’Eglise (Ecclésiologie)

 

« Salus extra Ecclesiam non est » : il n’y a pas de salut hors de l’Eglise (lettre 73, 21).

« Habere non potest Deum Patrem qui Ecclesiam non habet Matrem » : il ne peut avoir Dieu pour Père celui qui n’a pas l’Eglise pour Mère (De l’unité de l’Eglise 6).

« Christianus non est qui in Christi Ecclesia non est » : il n’est pas chrétien celui qui n’est pas dans l’Eglise du Christ (lettre 55, 24).

 

Cyprien considère l’Eglise comme l’unique voie de salut. L’Eglise est une : cette unité est son caractère fondamental. Pour signifier cette unité, Cyprien utilise des symboles et des images qui vont devenir classiques : la tunique sans couture du Christ, l’arche de Noé, l’unique pain eucharistique, la barque dont l’évêque est le timonier… et surtout la Mère. Cyprien fonde cette unité sur le lien avec l’évêque, l’autorité visible qui constitue le centre de la communauté. Les évêques à leur tour, dans leur unité, font de l’Eglise universelle un seul corps. Cyprien est le défenseur de la collégialité épiscopale. Leur unité a sa source en l’unité du Père et du Fils.

 

De fait, l’Église est le thème qui lui est de beaucoup le plus cher. Tout en faisant la distinction entre Église visible, hiérarchique, et Église invisible, mystique, il affirme avec force que l’Église est une, fondée sur Pierre. Il ne se lasse pas de répéter que…

« … celui qui abandonne la chaire de Pierre, sur laquelle est fondée l’Église, se fait illusion s’il croit rester dans l’Église ».

« Il n’y a qu’un seul Dieu, un seul Christ ; son Église est une, une seule foi, un seul peuple chrétien uni dans la ferme unité du ciment de la concorde ; et on ne peut séparer ce qui par nature est un ».

La tunique du Christ, tissée d’une seule pièce et sans couture, ne peut être divisée par ceux qui la possèdent. Indivise, d’un seul morceau, d’un seul tissu, elle figure la concorde et la cohésion de notre peuple, à nous qui avons revêtu le Christ. Par le mystère de ce vêtement et par son symbole, le Christ a rendu manifeste l’unité de l’Eglise ».

 

Que faut-il comprendre par l’adage « Hors de l’Eglise, pas de salut » ? Cet adage de Cyprien ne s’adressait pas à des non-chrétiens (elle ne les exclut donc pas du salut), mais à des chrétiens qui, tout en reconnaissant que le Christ est le Sauveur, cherchaient à constituer une autre Eglise, divisant ainsi la tunique du Christ. Cyprien rappelle qu’à la crucifixion, les soldats – païens – n’ont pas osé diviser cette tunique indivise, d’un seul morceau, d’un seul tissu ; il demande alors comment des chrétiens oseraient le geste sacrilège que même les païens n’ont pas osé faire !

« Frères, qui donc serait assez perfide et assez forcené dans sa passion de discorde, pour s'imaginer qu'on puisse mettre en cause, et pour oser lui-même déchirer l'unité de Dieu, le vêtement du Seigneur, l'Eglise du Christ ? (cf. Jn 19,24) Dans son évangile, Dieu ne fait-il pas entendre cet avertissement : "Il n'y aura qu'un seul troupeau et qu'un seul pasteur" ? (Jn 10,16) Quelqu'un pense-t-il après cela que dans un même lieu, il puisse y avoir normalement plusieurs pasteurs et plusieurs troupeaux ? Voyez comment l'Apôtre Paul nous recommande pareillement cette unité : "Mes frères, je vous en conjure au Nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, ayez tous le même langage, ne souffrez pas parmi vous les divisions. Soyez tous unis dans le même esprit et dans les mêmes sentiments... vous supportant mutuellement avec charité, vous efforçant de conserver l'unité de l'Esprit par le lien de la paix" (1 Co 1,10 et Ep 4,2-3). Vous donc, pensez-vous rester debout et vivre encore, si vous abandonnez l'Eglise, pour établir ailleurs votre demeure, pour éloigner d'elle votre foyer ? A propos de la Pâque n'est-il pas dit dans l'Exode que l'agneau dont l'immolation signifie celle du Christ doit être mangé dans une même maison ? (Ex 12,46) La chair du Christ, la chose sainte du Seigneur, pas plus que la chair de l'agneau, on ne peut la jeter dehors. Pour les croyants, il n'y a donc pas d'autre demeure que l'Eglise... »

 

B -   Sur la primauté romaine

 

Plein de déférence envers l’autorité de Rome, Cyprien a cependant témoigné de sa résistance envers une autorité abusive, dans le cas de la controverse baptismale. Il ne discute jamais la primauté de l’ « ecclesia principalis » (Eglise principale) qui donne origine à l’ « unitas sacerdotalis » (unité sacerdotale), parce qu’elle est de Pierre. Mais il dira que l’évêque de Rome n’a pas de juridiction sur les autres évêques, qu’il n’a pas à intervenir dans leur diocèse parce qu’ils n’ont à rendre compte qu’à Dieu seul (lettre 55, 21). Cyprien s’est heurté frontalement au pape Etienne à propos du baptême des hérétiques : l’Afrique du Nord niait le baptême donné par les hérétiques tandis que Rome le reconnaissait.

Et pourtant, Cyprien se sent obligé en quelque sorte, non seulement envers l’évêque de Rome, mais encore, en cas de vacance, envers le siège même de Rome : lors de son exil volontaire et sur le problème des « lapsi », il fait un rapport circonstancié et adopte la praxis romaine. Il reconnaît à Rome le droit à la soumission dans n’importe quelle question d’importance et gravité suffisante.

 

C -  Sur le baptême

 

Avec Tertullien, Cyprien nie le baptême donné par les hérétiques. Avec lui, il est prodigue d’éloges pour le baptême de sang, le martyre, qu’il identifie au baptême convoité par le Seigneur lui-même en Luc 12, 50.

Contrairement à Tertullien, Cyprien recommande le baptême des petits enfants : il s’oppose à la coutume d’attendre que le bébé ait huit jours (comme dans la pratique juive de la circoncision), parce que, selon lui, il faut lui conférer le baptême le plus vite possible. Cyprien insiste sur l’égalité de tous les hommes devant Dieu ; ce qui fait que l’Esprit Saint n’est pas donné proportionnellement à l’âge ni à la taille. Et si le baptême est conféré pour la rémission des péchés, c’est une raison de plus pour le donner aux enfants qui n’ont pas de péché, sauf le péché d’origine qui n’est pas le leur.

Une question qui pourrait nous paraître anecdotique, c’est celle du baptême administré aux malades par aspersion et non par immersion. Le rite de l’immersion la mort-résurrection : la descente dans l’eau représente le séjour du Christ dans le tombeau ; le baptistère est le tombeau où meurt le vieil homme mais il est surtout le berceau où naît l’homme nouveau. C’est pour cela que pour beaucoup d’Eglises, le vrai baptême doit être par immersion. Du temps de Cyprien cependant, les malades étaient baptisés de façon simplifiée, par aspersion. Certains dénigraient ces baptisés « cliniques » ! Cyprien déclare qu’il ne faut pas les inquiéter. Ce qui nous rassure aujourd’hui, puisque dans l’Eglise catholique, le baptême est administré dans la majorité des cas par aspersion, très rarement par immersion.

 

d.      Sur la pénitence

 

Cyprien défend avec succès la pratique traditionnelle de l’Eglise primitive. Il se place entre les deux excès en ce domaine : le laxisme que voulait son propre clergé et le rigorisme que prêchait à Rome à cette époque Novatien et ses partisans (Novatien avait choisi la sévérité et fondé une Église dissidente). Pour Cyprien, la pénitence comporte trois moments indispensables : la confession (l’aveu), la satisfaction (la pénitence) proportionnée à la gravité du péché et la réconciliation qui en est le couronnement et le « pignus vitae » (gage de vie). Dans la question des « lapsi » (cfr la note supra), Cyprien recommande qu’il ne faut ni les accueillir dans l’Eglise sans qu’ils fassent pénitence, ni leur imposer une pénitence sans les réconcilier avec Dieu et l’Eglise.

 

e.      Sur l’Eucharistie

 

La lettre 63 de Cyprien, sur le sacrement du Calice du Seigneur, est l’unique écrit dédié exclusivement à la célébration eucharistique avant le concile de Nicée (en 325). Son importance fondamentale pour l’histoire du dogme relève du fait que la pensée y est dominée par l’idée du sacrifice : le sacrifice du prêtre est la répétition de la Cène du Seigneur quand le Christ s’offrit lui-même au Père.

Le corps et le sang du Christ constituent l’oblation. La dernière Cène et le sacrifice eucharistique de l’Eglise sont la représentation du sacrifice du Christ sur la croix. Cyprien voit, dans le pain sacramentel, le symbole du lien entre le Christ et les fidèles, le lien de l’unité ecclésiale symbolisée aussi par le mélange de l’eau et du vin à l’offertoire. Cyprien considère invalide l’eucharistie célébrée en dehors de l’Eglise.

 

f.        Sur la prière

 

Pour Cyprien, le cœur est le lieu privilégié de la prière. Cyprien enseigne comment c’est précisément dans le Notre Père qu’est donnée au chrétien la juste manière de prier ; et il souligne que cette prière s’exprime au pluriel…

« … afin que celui qui prie ne prie pas uniquement pour soi. Notre prière est publique et communautaire et lorsque nous prions, nous ne prions pas pour un seul, mais pour tout le peuple, parce que, avec tout le peuple, nous ne formons qu’un ».

C’est ainsi que prière personnelle et liturgie apparaissent solidement liées entre elles et se complètent. Le chrétien ne dit pas « mon Père » mais « notre Père », même dans le secret de sa chambre close, parce qu’il sait qu’en tout lieu, en toute circonstance, il est membre d’un même corps.

« Prions donc, frères très aimés, comme Dieu, le Maître, nous l’a enseigné. C’est une prière confiante et intime que prier Dieu avec ce qui est sien, que faire monter à ses oreilles la prière du Christ. Que le Père reconnaisse les mots de son Fils quand nous disons une prière, que celui qui habite intérieurement dans l’âme soit présent aussi dans la voix… En outre, chez les hommes qui prient, la parole et la demande doivent être bien réglées, paisibles et modestes. Pensons que nous sommes en présence de Dieu. Il faut que le regard divin trouve plaisir à l’attitude du corps et au ton de la voix… Lorsque, dans l’unité, nous nous rassemblons avec les frères et que nous célébrons les sacrifices divins avec le prêtre de Dieu, nous devons rester dans la crainte révérencielle et le bon ordre. Nous ne devons pas éparpiller nos prières en paroles informes ou jeter vers Dieu, en un bruyant bavardage, une requête qui devrait être recommandée par sa modestie, car Dieu écoute non la voix mais le cœur ».

Cyprien se situe aux origines de la féconde tradition de théologie spirituelle qui voit dans le « cœur » le lieu privilégié de la prière. Selon la Bible et les Pères, en effet, le cœur est ce qui est intime dans l’homme, le lieu où habite Dieu. En lui se produit cette rencontre en laquelle Dieu parle à l’homme et l’homme écoute Dieu, l’homme parle à Dieu et Dieu écoute l’homme : le tout à travers l’unique Parole divine.

 

g.       Sur l’aumône

 

C’est à l’époque de la peste que Cyprien écrit " De la bienfaisance et des aumônes" pour inviter les chrétiens à une large générosité. À cette époque, il n’existe aucune structure sociale comme aujourd’hui : ni hôpitaux, ni sécurité sociale… Les pauvres sont nombreux, souvent « clients » des riches. Il y a quand même de généreux bienfaiteurs, mais ce sont des actes isolés.

Dès les origines, les communautés chrétiennes se sont dotées d'une caisse de secours alimentée par les dons des fidèles, sous la responsabilité de l'évêque et par l’intermédiaire des diacres (comme du temps des Actes des Apôtres).

Pour Cyprien, le fondement de cette diaconie n'est pas de nature morale ou sociale, mais théologique. Dieu lui-même a montré sa bienfaisance envers les hommes en envoyant son Fils, qui est mort pour les rendre à la vie. Il y a donc l’obligation pour le chrétien d’imiter la générosité de Dieu. Nous connaissons la grande différence entre philanthropie et charité chrétienne !

« La voix divine n’a jamais cessé de se faire entendre, mes frères bien-aimés. Dans l’Ancien Testament, comme dans le nouveau, elle nous exhorte sans cesse à des œuvres de miséricorde. Tout homme qui aspire au royaume céleste doit faire l’aumône… Aussi Jésus, notre maître et notre Sauveur, ne recommande rien tant que l’aumône. Il ne veut pas que nous cherchions les biens de la terre ; mais que nous amassions des trésors dans le Ciel. Vendez, dit-il, toutes vos possessions et distribuez-les en aumônes. Ne cherchez pas les trésors de la terre, dit-il encore, ces trésors qui sont rongés par les vers et la rouille et qui deviennent la proie des voleurs ; mais faites-vous des trésors dans le Ciel là on n’a à craindre ni les vers, ni la rouille, ni les efforts des voleurs. Là où est votre trésor, là aussi est votre cœur (Matthieu, 6)… Vous craignez que votre fortune ne puisse vous suffire, si vous faites d’abondantes aumônes. Mais quand le juste a-t-il manqué des choses nécessaires à la vie ? Il est écrit : Dieu ne laissera pas mourir de faim l’homme juste (Proverbes, 10.).

Le Christ pouvait-il nous intimer un précepte plus formel ? Pouvait-il nous porter davantage aux œuvres de miséricorde qu’en nous disant : donner au pauvre c’est donner à moi-même, refuser au pauvre c’est m’offenser gravement ? Ah ! Si quelqu’un n’est pas ému par la présence de son frère, qu’il le soit du moins par la pensée de Jésus-Christ ; s’il oublie la pauvreté et la souffrance de son compagnon de pèlerinage, qu’il se souvienne que le Seigneur est à la place de ce pauvre qu’il méprise ».

 

CONCLUSION

 

                Cyprien est, comme tous les Pères de l’Eglise, un chaînon, un relais fort intéressant entre les Apôtres témoins du Christ et nous, l’Eglise d’aujourd’hui. Il représente la saine tradition, non pas quelque chose de momifié, mais la tradition vivante qui réfléchit sur ce qui se transmet, qui fait (selon une formule du Pape Jean XXIII et du concile Vatican II) l’aggiornamento du donné révélé sur les réalités du moment. C’est l’écoute de l’aujourd’hui de Dieu.

Cyprien est un exemple de modération, un pasteur qui tient le cap, qui sait allier sérieux et souplesse. Dans les questions qu’il a eu à régler, face à l’autorité de Rome comme devant la menace de schisme ou au prise avec les persécuteurs, il a fait preuve d’équilibre et de sens de la mesure. Un modèle de pasteur. Aussi le « pape » de Carthage avait-il une autorité qui dépassait les régions africaines.

Vénuste LINGUYENEZA

 

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