THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
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Cette année 2014 :
NOS PERES DANS LA FOI
SAINT AUGUSTIN
( par Gilles Brocard )
5ème partie : Augustin prédicateur
Ayant reçu quelques clés de st Augustin pour laisser la Bible nous parler et non faire parler les Ecritures saintes, (cf la dernière fois) je vous invite à nous laisser à nouveau enseigner par Augustin sur la manière de parler de Dieu, notamment dans la prédication lors de l’eucharistie, car parmi tout ce qu’il faisait, c’est assurément ce qu’il faisait le mieux, avec le plus d’aisance et de plaisir. Je ne sais pas vous, mais moi, c’est le moment que je préfère dans la messe ; celui où les Ecritures sont commentées : quand l’homélie est de qualité, j’ai l’impression de communier à la Parole de Dieu de la même façon que je communie au Corps et au Sang du Christ.
A ce propos st Augustin avait cette parole qui me semble avoir été entendue par l’Eglise lors du concile Vatican II, 1450 ans après : « Quand je vois que vous faites attention à ne pas perdre une miette du corps du Christ quand vous l’avez dans vos mains, je souhaiterais que vous fassiez de même avec la Parole de Dieu : ne pas en perdre une miette pour communier à la table de la parole comme vous communiez à la table eucharistique ». Cela me semble vraiment très proche du N° 56 de la constitution sur la liturgie (sacrosanctum concilium) rétablissant en 1965 les deux tables dans la messe où Dieu nourrit les Hommes autant par sa Parole proclamée et commentée, que par le Corps et le Sang de son Fils livré pour tous : « Les deux parties qui constituent en quelque sorte la messe, c'est-à-dire la liturgie de la parole et la liturgie eucharistique, sont si étroitement unies entre elles qu'elles constituent un seul acte de culte. Aussi, le saint Concile exhorte-t-il vivement les pasteurs à enseigner activement aux fidèles, dans la catéchèse, qu'il faut participer à la messe entière, surtout les dimanches et jours de fête. » (Concile Vatican II SC N° 56)
Tous ceux qui liront cet article n’ont pas forcément d’homélie à écrire ou la mission de prêcher, (quoi que, de plus en plus de laïcs reçoivent maintenant cette mission et c’est heureux : je pense aux obsèques ou aux liturgies de la parole en absence de prêtre dirigées par les laïcs) mais l’appel à témoigner de Dieu, à mettre des mots sur notre foi est bien l’affaire de tous. Voilà pourquoi ce qui suit pourra intéresser toute personne soucieuse de témoigner de sa foi, ou d’évangéliser, car là encore, Augustin s’avère être un très bon guide.
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L’ancien évêque d'Hippone, Valérius, fort mal à l'aise pour parler latin et peu doué pour prêcher, se déchargea très vite de la prédication sur Augustin avant même que celui-ci ne devienne évêque, car sa réputation d'orateur était déjà très largement connue. Augustin fut ainsi le premier prêtre africain à prêcher, ce qui contribua à faire évoluer l'usage habituel dans l'Eglise occidentale où seul l'évêque était habilité à prêcher. Augustin sera le premier à autoriser son clergé à prêcher, arguant qu'il n'y a jamais trop de monde pour parler des merveilles de Dieu et il s'emploiera à former son clergé dans ce sens (c’est la raison pour laquelle il a écrit le « De Doctrina Christiana » dont j’ai parlé la dernière fois).
A) Le lieu de la prédication et l’auditoire de st Augustin :
Pas de banc dans la cathédrale d'Hippone, longue de 42 m et large de 20 m, les fidèles restaient debout, les hommes séparés des femmes, au centre de la nef un autel carré en bois, en arrière un emplacement pour les chantres et les néophytes ; les femmes et les catéchumènes ont aussi leur emplacement réservé. C'est du fond de l'abside que l'évêque s'adressait au peuple, (sans micro bien sûr), légèrement surélevé par rapport à la nef. Augustin avait coutume de prêcher assis dans sa cathèdre, à cette place élevée d'où il pouvait voir son peuple. C'est un vrai dialogue qui s'instaure avec son peuple, qui n’hésitait pas à l'interrompre pour l'applaudir et l'acclamer, pour le questionner ou répondre à ses questions.
L'auditoire de st Augustin est très divers : il y a des chrétiens fervents, soucieux de progrès spirituels, ayant faim d'instruction et pratiquants réguliers, mais il y a aussi des auditeurs plus occasionnels, lors des fêtes ou des curieux, des catéchumènes, des païens de tous âges, pauvres comme riches, mais en majorité de modeste condition. Devant un tel auditoire, le message d'Augustin subissait souvent le sort d'une rivière engagée dans un système d'irrigation : ses flots perdaient leur force dans l'esprit de ses auditeurs où il rencontrait d'innombrables rigoles bien tracées. Mais cela ne l’empêchait pas de parler. Il préférait la langue de la conversation à la langue littéraire qu’il maitrisait pourtant parfaitement. "Je préfère me faire comprendre grâce à un barbarisme, que d'être correct en cessant d'être direct, mieux vaut m'exposer aux critiques du maître d'école que de vous exposer à ne pas comprendre mes explications" (Commentaire Ps 36, 3, 6). En effet, il sait que c’est l'Esprit-Saint qui permet à ces auditeurs aussi différents soient-ils, d’être tous nourris par la même Parole selon leur faim. Car l'Esprit-Saint parle toujours en stéréo : chez celui qui Parle et chez ceux qui écoutent !
B) La façon de prêcher d'Augustin :
Augustin a longuement médité la page d'Evangile qu'il va commenter et il en a dégagé les quelques thèmes qui vont structurer son sermon. La forme est improvisée car ce qu'il veut avant tout, c'est nourrir son auditoire de cette vérité dont il se nourrit lui-même. Pour lui "la liturgie est le lieu par excellence où est servi le festin des Ecritures" (Cf sermon 302, 1).
Il entre en contact avec son auditoire en le questionnant, en conversant avec lui d'une façon familière et spontanée. (C’est le sens étymologique du mot « homélie » = conversation familière). L’idée de st Augustin, c’est que c'est ensemble, peuple et pasteur qu'ils doivent, sous la conduite de l'Esprit Saint, chercher les solutions aux problèmes posés par l'Ecriture. On est loin d’un cours de morale ou d’exégèse ! Là encore Augustin est très moderne, car il fait confiance à son peuple, à son sensus fidelium, (Cf concile Vatican II dans la constitution sur l’Eglise (Lumen Gentium) : « La collectivité des fidèles, ayant l’onction du St Esprit, ne peut se tromper dans la foi » LG. 12. Ce sens de la foi appartient à tous, ensemble. La communauté des fidèles apporte un consentement à la foi. Augustin l’avait bien compris quand il dit : "Quant à moi, (Augustin) j'ai entrepris de vous prêcher des choses divines et je ne suis qu'un homme, des choses spirituelles et je suis charnel, des choses éternelles et je suis mortel. Je comprends selon ma capacité ce que je vous présente, quand le Seigneur ouvre la porte, je me nourris avec vous, quand la porte est fermée je frappe avec vous".
C’est pourquoi de nombreuses homélies d’Augustin commencent par cette adresse : « vous qui êtes des saints » ! ou "mes très chers" ou même "votre sainteté", (intéressant de savoir qu’à cette époque ce titre était réservé au peuple et non pas réservé à un seul homme (le pape) comme aujourd’hui !!!). Augustin ne revendique pas sa charge d'évêque pour s'élever : vous connaissez certainement sa célèbre phrase : "je suis évêque pour vous mais chrétien avec vous". Ailleurs, il dira : "je vais me nourrir c'est pourquoi je peux vous donner à manger. Je suis le serviteur, celui qui apporte la nourriture, non le maître de la maison, je dépose devant vous ce dont je tire moi aussi de ma vie" (Sermon frangipane 2, 4).
Il se règle sur les réactions de l'auditoire pour passer ou non à un autre point, (par ex : "puisque je vois que vous suivez bien"… ) et il reparle 30 à 45 mn !!! Il faut dire qu’à son époque, la brièveté étant tenue pour indigente et insipide, alors que la prolixité était à l'honneur : il fallait faire miroiter les milles facettes d'une même idée pour pouvoir en tirer des pensées nouvelles. Proche de ses fidèles, Augustin l'est encore plus par l'amour qu'il porte à son peuple : c'est un homme qui parle avec son cœur à leur cœur ; l'unique but de sa prédication, il l'avoue dans le sermon 17 : "C'est que nous vivions ensemble avec le Christ, c'est là mon effort, mon honneur, ma gloire, ma joie et mon héritage ! (...) je ne veux pas me sauver sans vous". Superbe parole qui peut nous éclairer aujourd’hui dans notre tâche d’évangélisation !
Cela me fait penser à ce superbe passage d’Eloi Leclerc dans son livre « sagesse d’un pauvre » : "Le Seigneur nous a envoyé évangéliser les hommes. Mais as-tu déjà réfléchi à ce qu’est évangéliser les hommes ? Évangéliser un homme vois-tu, c’est lui dire : Toi aussi, tu es aimé de Dieu dans le Seigneur Jésus. Et pas seulement le lui dire, mais le penser réellement. Et pas seulement le penser, mais se comporter avec cet homme de telle manière qu’il sente et découvre qu’il y a en lui quelque chose de sauvé, quelque chose de plus grand, de plus noble que ce qu’il pensait, et qu’il s’éveille ainsi à une nouvelle conscience de soi. C’est cela, lui annoncer la Bonne Nouvelle. Tu ne peux le faire qu’en lui offrant ton amitié réelle, désintéressée, sans condescendance, faite de confiance et d’estime profondes. Il nous faut aller vers les hommes. La tâche est délicate. Le monde des hommes est un immense champ de lutte pour la richesse et la puissance. Et trop de souffrances et d’atrocités leur cachent le visage de Dieu. Il ne faut surtout pas qu’en allant vers eux nous leur apparaissions comme une nouvelle espèce de compétiteurs. Nous devons être au milieu d’eux, les témoins pacifiés du Tout Puissant, des hommes sans convoitises et sans mépris, capables de devenir réellement leurs amis. C’est notre amitié qu’ils attendent, une amitié qui leur fasse sentir qu’ils sont aimés de Dieu et sauvés en Jésus-Christ."
Pour Augustin la prédication est l'un des moyens dont Dieu se sert pour distribuer sa nourriture aux hommes : l’homélie est cet effort d'attention pour percevoir en soi la voix divine, d'où ses demandes fréquentes : "que le Seigneur nous aide à le comprendre..." Il est très conscient des limites de sa parole et se plaint souvent de ne pouvoir exprimer clairement ce qu'il ressent : "Quand je vois que mes paroles sont inférieures à ce que j'avais dans l'idée, je suis attristé que ma langue n'ait pu suffire à dire ce que mon cœur ressent" (De catizandis rudibus 2, 3). Il a bien conscience de la faiblesse de sa parole : "Même si je comprends peut-être quelque chose (de la parole de Dieu), par quelle parole puis-je le communiquer à vos cœurs ? Quelle voix pourrait suffire ? à quelle éloquence avoir recours ? Quelles forces pourraient comprendre et quel talent pourrait dire ?" (Traité sur St Jean, 38,9) Il éprouve alors sa petitesse d'homme en face de cette immense tâche : comprendre la Parole de Dieu et commenter cette Parole de Dieu.
Augustin sait aussi réprimander son peuple quand il applaudit l'orateur et ne veulent pas se convertir : "on m'applaudit, mais je me demande comment vivent ceux qui m'acclament" (sermon frangipane 2, 1). Ainsi c'est toujours avec un accent de charité qu'Augustin reprenait son peuple : "si mes paroles trouvent en vos cœur une petite étincelle d'amour de Dieu, alimentez la avec soin, cherchez à l'augmenter par la prière, l'humilité et une vraie pénitence" (sermon 178). Souvent Augustin s'excuse d'employer des paroles terrifiantes, mais c'est, dit-il "pour qu'au jour du jugement, Dieu n'ait pas vous à les redire et à vous châtier." Quelle délicatesse !
C) Le contenu des sermons de st Augustin :
Augustin aime prendre comme point de départ de son homélie un mot, et en expliquer le sens, les sens, l'étymologie, il est inimitable dans ses explications toutes simples qui rendent la parole tout à coup translucide. Augustin a le génie de rendre une pensée inoubliable, et de faire passer une expression en proverbe. Toute la force de pénétration de sa parole procède d'une irrésistible tendresse : c'est vraiment une prédication "cordiale", il descend jusqu'aux humbles détails de la vie de tous les jours et il cite ces exemples que son regard aigu a observés dans la vie de son entourage et qui donne à l'orateur et au lecteur d'aujourd'hui l'impression d'être un spectateur.
Il affectionne aussi les jeux de mots (ex du cri des corneilles dans le sermon 82, 14 : "ceux qui promettent sans cesse de se mettre sans délai à mener une vie vraiment chrétienne mais ne s'y décident jamais, sont comme les corneilles qui crient toujours cras ! cras ! (= demain ! demain !) mais se contentent de voler ça et là au-dehors."). Augustin n'élabore jamais de synthèse dogmatique, mais il part d'un verset, d'un mot de l'Ecriture pour édifier ses constructions vertigineuses et ravissantes. Les textes viennent alors s'éclairer mutuellement. Son exégèse symbolique vient donner du relief et du sens à son discours.
On pourrait comparer la prédication d'Augustin à une mosaïque faite de trois matériaux différents : le raisonnement rhétorique qui donne la forme, l'enracinement biblique qui donne la couleur et l'exégèse symbolique qui donne les images. Autrement dit, la prédication d'Augustin est une mise en parole du mystère de Dieu, une continuation de la Bible qui ne cesse de s'écrire dans l'histoire des hommes et qui ne cesse de redire sous des formes différentes le grand mystère d'un Dieu qui se dit à l'Homme. Pour lui, la Bible est une gigantesque mosaïque qu'il s'ingénie à reconstituer à chaque fois de façon nouvelle devant son auditoire : "Essayons de découvrir les secrets cachés dans ce psaume que nous venons de chanter et d'en tirer un discours qui satisfasse vos oreilles et vos esprits". (cf Enarrationes in psalmos, 30, 2).
Mais Augustin a aussi conscience des dangers de l'art oratoire qui peut aussi bien servir la vérité que l'erreur. Il connaît bien les dégâts que peuvent causer les beaux parleurs (= les hérétiques de son époque : Donat, Pelage, Arius, Nestorius, Mani, etc…) Pour éviter qu'elle ne soit au service de l'erreur, il faut que l'éloquence ne soit pas cherchée pour elle-même, mais qu'elle soit orientée vers l'amour de Dieu et du prochain. Pour cela, Augustin a distingué 3 attitudes fondamentales pour le prédicateur : la prière, l'humilité et la double charité.
D) Les trois attitudes fondamentales du prédicateur
« Les 3 attitudes fondamentales du prédicateur sont : la prière avant de prendre la parole (prière pour soi et pour le peuple), l'humilité qui reconnaît que c'est Dieu qui parle et non pas soi, et enfin la charité envers Dieu et les hommes qui pousse le prédicateur à conformer sa vie à ses paroles et à se préoccuper davantage du fond que de la forme" (Cf De Doctrina Christiana, IV 18, 35). Je les détaille succinctement
1) la prière : Pour Augustin, la prédication est l'un des moyens dont Dieu se sert pour distribuer sa nourriture aux hommes. La prédication d'Augustin à un seul objectif : prêter une voix fidèle à la voix divine, être le porte-voix de Dieu. Pour cela, le prédicateur doit être un orant avant d'être un orateur. Il doit d’abord être attentif à l'Esprit saint qui parle en lui et par lui à son peuple. Car Augustin sait que c'est la prédication elle-même non le prédicateur qui possède la vertu de faire naitre le chrétien, tout comme c'est le baptême qui fait naître à la vie de Dieu et non celui qui baptise. La prière pour soi et pour le peuple est donc une attitude capitale qui permet à l’Esprit-Saint de passer par le prédicateur jusqu’au cœur des fidèles.
2) l’humilité : Augustin a très fortement conscience des limites de son langage : D’où ses demandes fréquentes dans ses homélies : « que le Seigneur m’aide à vous faire comprendre la profondeur de son Amour… » etc. L’humilité nous rend réceptif à l’Esprit-Saint qui va nous permettre d’entendre cette voix en soi et de trouver les mots les plus justes pour l’exprimer. je vous le disais dans mon introduction : l’Esprit Saint agit toujours en stéréo : chez celui qui parle et chez celui qui écoute ! Mon expérience de prédicateur m’a souvent donné l’occasion de constater ce que je vous dis là. Et cela nous apporte de la sérénité : en effet, je n’ai plus à m’inquiéter exagérément pour savoir si mes mots sont justes, car je sais que l’Esprit Saint est chargé d’agir comme un décodeur entre l’émetteur (= mes paroles) et les récepteurs (= les cœurs) de ceux qui écoutent, afin de rendre ma parole audible, parlante et touchante.
3) Le principe de double charité : Bien loin de se poser en savant dominant de haut son troupeau, Augustin quand il prêchait, se tenait tout comme son peuple, en la présence de Dieu sous la lumière de sa Parole. C'est pourquoi il parle toujours en disant "nous" et non pas "vous". Il est persuadé que la seule fin de toute l'Ecriture c'est la charité : "La plénitude et la fin de la Loi, comme de toute l'Ecriture, c'est l'amour" (De Doctrina Christiana, I, 35, 39-41). Puisque Dieu est Amour, toute l’Ecriture ne peut que dire son Amour et refléter sa Charité pour tous les hommes. Du coup, la seule finalité de l’homélie doit être la charité : en aimant Dieu, le prédicateur interprétera correctement l'Ecriture, et aimant les Hommes à qui il s'adresse, il trouvera les mots pour dire Dieu. Ainsi unifiés dans le langage de la charité, prédicateurs et fidèles vont pouvoir communier ensemble à l'Ecriture et "se rassasier de la vérité de Dieu, dans l'amplitude de la charité". (Cf. Confessions, XII, 23, 32)
Conclusion : "Prêcher, c'est instruire, plaire et toucher"
"Dans l'homélie, il faut parler de manière à instruire, à plaire et à toucher." (De Doctrina Christiana IV, 12). En cherchant à instruire, Augustin, évêque, accomplissait sa fonction de Pasteur du troupeau, nourrissant son peuple du bon pain de la Parole de Dieu. En cherchant à plaire, il avait le souci de distribuer à son peuple une nourriture qui soit savoureuse, aiguisant ainsi chez ses fidèles l'appétit des choses divines, réveillant en eux le goût pour les nourritures célestes. Enfin, en cherchant à toucher, Augustin n'avait pas seulement le souci de distribuer une nourriture qui soit savoureuse, mais aussi et surtout une nourriture nourrissante, capable de faire grandir la foi et l’amour de ses fidèles, capable de leur donner les forces de cheminer dans leur vie aux côtés du Christ.
Ainsi, une homélie (ou un témoignage) sera équilibrée si elle tient les trois composantes ensemble, c'est-à-dire, si elle cherche à toucher les cœurs par le moyen d'un enseignement plaisant. En effet, une prédication qui ne chercherait qu'à "instruire" ressemblerait davantage à un cours de théologie ou d'exégèse ; celle qui ne viserait qu'à "plaire" s'apparenterait très vite à un beau texte dont on savoure la beauté mais qui ne produit rien et celle qui ne penserait qu'à "toucher" risquerait d’être très vite moralisante.
Or dans ces trois intentions — instruire, plaire et toucher —, il me semble qu'Augustin établisse une hiérarchie et que les deux premières soient au service de la troisième. En effet, plus loin, dans le De Doctrina Christiana, il ajoute que "instruire est une nécessité, plaire un agrément, et toucher une victoire" (De Doctrina Christiana, IV, 13) Ce qui importe donc, c'est de remporter la victoire, donc que le cœur des Hommes soit touché. Mais il ne s'agit pas d'un matraquage qui ferait pression sur l'auditoire. Jamais ! La conversion à laquelle la prédication doit appeler ne peut être qu'une conversion librement consentie, par amour. En effet, "il faut laisser la conversion à Dieu » dit st Augustin. Au prédicateur revient uniquement le devoir de tenir une parole constructive, "capable d'édifier", comme le dit très bien Paul aux éphésiens : "Aucune parole mauvaise ne doit sortir de votre bouche, mais s'il y en a besoin dites une parole bonne et capable d'édifier, bienveillante pour tous ceux qui vous écoutent" (Ep 4, 29) pour que l'homme puisse par lui-même se mettre en marche. S'il veut toucher, le discours qui cherche à évangéliser doit donc devenir une œuvre : l'œuvre du travail de l'Esprit qui produit un effet chez l'auditeur, et cherche à lui faire faire un travail.
Comme le dit Timothy Radcliffe (ancien supérieur majeur des dominicains, que j’ai eu la joie d’écouter lors d’une conférence sur la prédication il y a quelques années) : « Quand nous prêchons, les auditeurs doivent être conduits dans cet espace divin de liberté. Le prédicateur est une sage-femme, il fait advenir la vie ! » Le prédicateur doit donc faire sienne la Parole de Dieu, et continuer de l'écouter lui-même pour s’en nourrir. Il doit donc la mâcher et la remâcher, pour qu’elle lui devienne profitable. Le prédicateur n'est pas un répétiteur, mais il parle de ce dont il fait l’expérience.
Il y a donc forcément une tâche d'interprétation personnelle de la Parole, et il ne faut pas s’en offusquer, ou en avoir peur. « Osez incarner la Parole de Dieu en vous sinon vous allez rabâcher ». Timothy Radcliffe nous disait aussi que « pour qu’une parole donne la vie, elle doit d’abord nous avoir donné la vie, elle doit d’abord s’être incarnée en nous ». Le prédicateur doit donc faire sienne la Parole de Dieu, continuer à l'écouter soi-même, à s’en nourrir pour pouvoir la laisser jaillir sous l’action de l’Esprit Saint au moment de la prédication. Car en fait prêcher, c’est parler de Quelqu’un que nous aimons. Et ça, ça doit se sentir !
C’est pourquoi Timothy Radcliffe nous invite à « prêcher en étant tout soi ! En trouvant son propre ton, sa propre voix, sans essayer d’imiter un tel ou un tel et sans oublier le langage non verbal » !!! Et Franziska Loretan-Saladin dans son livre « La prédication un langage qui sonne juste » s’écrie : « j’aurais aimé rencontrer une fois dans ma vie, un prédicateur qui le soit aussi dans sa chair et son âme et qui soit capable de réveiller les gens ».
Les Hommes d’aujourd’hui ont aussi ce désir croyez-moi, j’en suis persuadé.
La prochaine (et dernière) fois, je vous proposerai une homélie de st Augustin, en entier, écrit en 394, sa toute première homélie comme remplaçant de l'évêque d'Hippone où il commente la parabole du bon pasteur (Jn 10, 7-16). C’est tout simplement magnifique.