THÉOLOGIE "POUR LES NULS"

 

            

       Cette année 2014 : 


NOS PERES DANS LA FOI

 

2 - Contre l'invasion gnostique

Aux yeux de saint Irénée, le plus grave danger que courait l'Eglise de son temps, c'était le gnosticisme. C'est pourquoi il mena tout au long de sa vie de pasteur un combat incessant contre cette idéologie et contre les sectes qui la propageaient. Ce mois-ci, nous allons donc analyser le contexte dans lequel le gnosticisme s'est développé, les principales caractéristiques de ce courant religieux, et les dangers qu'il faisait courir aux gens de l'époque.

Le contexte

La prolifération des sectes n'est pas un phénomène d'aujourd'hui. Au IIe siècle, alors que le christianisme était déjà bien implanté dans l'Empire romain, surtout en Orient (Grèce, Egypte, Moyen Orient, Turquie actuelle), il rencontrait certes de fortes résistances, aussi bien de la part de l'homme de la rue que chez les intellectuels et chez les gouvernants. Et cependant, alors que commençaient des persécutions, la religion du Christ s'affirmait. Tacite, vers l'an 200, parle des chrétiens comme d'une "masse considérable". Or, du fait même de son expansion, le christianisme naissant est secoué par une violente crise interne.

Au début, on constate dans le christianisme une relative domination du judaïsme : la majorité des chrétiens est d'origine juive. Or, même si cette jeune Eglise a rapidement rompu avec le judaïsme officiel, l'influence du judaïsme de l'époque, mâtiné d'hellénisme, est importante dans cette Eglise naissante : la foi, les prières, la littérature se réfèrent explicitement à l'histoire d'Israël. Arrive alors un conflit violent avec les communautés juives orthodoxes. Par ailleurs, les chrétiens vivent  au contact de gens très différents du monde juif ; l'Empire romain, c'est une mosaïque de peuples très différents par la culture aussi bien que par la religion. Des gens qui voient les choses autrement que la Bible et les Evangiles. Au IIe siècle, beaucoup de gens sont fascinés par des courants spirituels en provenance de l'Orient, de l'Egypte comme de la Turquie, l'Irak et l'Iran actuels, peut-être même de l'Inde. Cet ensemble de mystères, de cultes ésotériques, d'idéologies souvent fumeuses, notamment sur les éléments spirituels bons ou mauvais dont serait peuplé l'invisible promet et attire. Certains chrétiens en viennent à se dire que les Saintes Ecritures pourraient être, sinon fausse, du moins incomplète ou tronquée. D'où la naissance de communautés ferventes et fraternelles, qui se constituent en sectes d'initiés. C'est une véritable "révolution culturelle" qui voit le jour. Les cultes traditionnels ne suffisent plus ; les habitants des grandes cités cosmopolites voient se réactiver une vieille croyance pour laquelle le salut ne peut venir que d'un savoir, d'une connaissance (en grec gnôsis, d'où le mot gnose) qui délivrerait aux élus le bienheureux secret. D'où le nom de gnostiques  donné aux membres de ces petites sectes.

Une infinité de groupuscules

Au même moment se produit une véritable éclosion d'écrits ésotériques. Pour leurs auteurs, la Bible et les Evangiles sont loin d'avoir tout dit. On prétend avoir accès à d'autres sources : les évangiles apocryphes (du grec apocryptô = je mets en lieu sûr). Eve, la Sainte Vierge, les apôtre Thomas, Mathias, etc. sont censés révéler en détail ce non-dit jusqu'alors. On emploie pour souligner l'importance de tels écrits  un procédé, la pseudépigraphie : on attribue ainsi à un Ancien dont le livre se serait égaré la paternité du livre.

Sur ces bases une infinité de groupuscules se constituent en marge de la grande Eglise. Epiphane, un évêque du IVe siècle, en dénombre soixante qui tous se réclament du Christ. Chacun de ces groupes a ses Saintes Ecritures, sa hiérarchie, ses rites et ses dogmes, où la Vierge Marie et Jésus sont entraînés dans d'invraisemblables aventures métaphysiques. Il y a les disciples de Basilide (vers 125), de Valentin (vers 140), de Marcion et de Marcos (vers 150), pour ne rien dire des ophites, des séthiens, des barbélognostiques. Tous s'en donnent à cœur joie : cercles concentriques par douzaines, sphères célestes emboitées et farouchement gardées par les Archontes, sorte d'anges spécialisés, dans des décors d'actions gigantesques, d'éjaculations cosmiques, d'accouplements et d'enfantements à l'échelle des astres. Dieux pères, déesses mères et esprits des deux sexes rivalisent d'astuces pour s'assurer, à l'heure de la lutte finale, l'hégémonie sur les cieux et sur la terre. Souvent Jésus intervient pour sauver ce qui peut l'être. Basilide révèle que Jésus se serait fait remplacer au pied de la croix par Simon de Cyrène (car un dieu ne peut ni souffrir ni mourir). Sans craindre le ridicule, Valentin signale que Jésus mangeait et buvait, comme le veut l'Ecriture, mais que sa nature spirituelle le dispensait de se rendre aux WC.

Quatre vues simples

A coté de ces élucubrations, on trouve des morceaux d'une grande élévation de pensée. Le malheur est que des théoriciens ne s'entendent pas entre eux. "Pas moyen de mettre la main sur deux ou trois qui disent la même chose", soupire saint Irénée. On peut cependant ramener le tout en quatre vues simples.

Le monde présent est inacceptable et ne vaut rien. Donc il ne peut pas avoir été créé par un dieu bon. Fausse l'explication de la Bible, selon laquelle des esprits mauvais révoltés (les démons symbolisés par le serpent qui parle à Eve) ont perverti les hommes  et les ont conduits à désobéir à Dieu. Fausse donc l'hypothèse du péché originel. En fait, le monde avait été programmé par un dieu pour pour être à son image, mais des puissances métaphysiques concurrentes ont volé les plans et procédé elles-mêmes à la Création. Naturellement elles la ratèrent, provoquant la chute verticale du spirituel dans la matière où il s'est englué. L'homme n'est plus qu'une fausse couche, un avorton voué à toutes les déchéances. Le Dieu de l'Ancien Testament est l'un de ces dieux  mauvais. Il n'est pas le vrai Dieu. Par chance, le Bon Dieu, voyant cette caricature d'homme, l'a pris en pitié. Il a déposé dans son âme le germe de sa vie divine et cette semence d'éternité ne demande qu'à s'épanouir.

Pour amorcer son retour vers le Paradis perdu, l'homme doit s'affirmer étranger à ce monde, se déconditionner dans un continuel dépassement pour passer des ténèbres à la lumière. Donc vivre à contre-courant. Le mal nous entoure ? Qu'à cela ne tienne : exténuons-le en le commettant le plus fortement possible, et les pires expériences seront les meilleures. Aucune répression du désir sexuel. Au contraire.

Mais en même temps, l'élu est tenu à des pratiques liturgiques indispensables. Des célébrations sacramentelles qui font mémoire du grand naufrage initial où la Création a sombré, afin de le surmonter. Ces offices ont tendance à privilégier la dimension sexuelle de la vie, au risque de revêtir un tour carrément pornographique. Ainsi les ophites font au serpent (en grec : ophis) une place privilégiée : dans leur liturgie, le pain et le vin sont disposés sur l'autel, l'officiant tire le serpent de sa boîte, le lâche sur l'autel, et les saintes espèces, à son contact, sont consacrées. Puis les fidèles reçoivent sur leurs lèvres le baiser de paix du serpent avant de communier. Même souci de coïncider avec le mystère de la Création chez les Adamites : ils se déshabillent en entrant dans l'église  et ils prient, prêchent et célèbrent tout nus, le temple étant, pour eux, figure du paradis retrouvé. Quant à la vierge Barbelo, fille du premier dieu qui a été supplantée par son fils Sabaoth (le mauvais créateur), elle s'applique à séduire l'un après l'autre tous les Archontes  afin de s'incorporer leur semence. Les fidèles de cette secte gnostique s'efforcent de reproduire dans leurs célébrations cette opération première : leurs communions scabreuses s'accompagnent de la parole de Jésus : "Ceci est mon corps, ceci est mon sang." Quant au gnostique Marcos, il mêle au vin du calice une poudre effervescente de sa fabrication : quand la mixture mousse et déborde sur l'autel, c'est la preuve de la présence réelle du Christ.

Toutefois nous aurions tort d'en rester au côté anecdotique de ces liturgies. Ces pratiques faisaient corps avec une foi globale qui engageait tous les plans de l'activité humaine : l'esprit, l'affectivité et même les sens. Mais les évêques, les prêtres et les fidèles de la grande Eglise souffraient de voir l'objet de leur foi gravement dénaturé, la morale se dégrader dans des histoires incongrues ou salaces, et le nom de Jésus mêlé à des célébrations qui évoquaient le bordel plus que l'autel. D'autant plus qu'au IIe siècle, au temps de saint Irénée, les dogmes chrétiens étaient loin d'être fixés dans leur formulation définitive. L'esprit qui sous-tendait la gnose a influencé partiellement les écrits de certains Pères de l'Eglise, Clément d'Alexandrie ou Origène par exemple.  Autre danger : celui de voir la religion du Christ déconsidérée. Celse, par exemple, violemment hostile au christianisme, a fait volontiers l'amalgame. La reprise en mains par la hiérarchie ne se fit pas par une mesure disciplinaire unique et générale, mais par des initiatives éparses. Le premier des Pères, en l'occurrence, fut saint Irénée qui, en 180, écrivit "La soi-disant Gnose exposée et réfutée", un ouvrage qui nous est parvenu sous le titre latin abrégé d'Adversus haereses  : "Contre les hérésies" autrement dit, contre les choix (en grec : haeresis) que certains s'autorisent à faire dans ce qui est reçu par l'Eglise comme objet de sa foi véritable. Irénée est le premier des théologiens chrétiens. On verra cela d'un peu plus près le mois prochain.

(La suite, début mars)

Sources : essentiellement Lucien Jerphagnon
 

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