THÉOLOGIE "POUR LES NULS"
Cette année 2014 :
NOS PERES DANS LA FOI
3 - Irénée : Adversus Haereses
Après vous avoir présenté (en janvier) la vie et la personnalité de saint Irénée, puis, en février, son ennemi principal, le gnosticisme, voici, ce mois-ci, quelques indications destinées à vous faire connaître la pensée de ce premier Père dans la foi, Irénée, évêque de Lyon dans la deuxième partie du IIe siècle. Son ouvrage principal est l'Adversus Haereses.
Contre les hérésies
La Pseudo-Gnose démasquée et réfutée, (en grec ancien : λεγχος και άνατροπή της ψευδωνύμου γνώσεως), tel est le titre de l'ouvrage en cinq livres (écrit vers 180-185) dans lequel Irénée réfute le gnosticisme. Chacun d'eux est une œuvre individuelle basée sur un type particulier d'argument :
le livre I traite des hérésies gnostiques de Valentin et ses prédécesseurs depuis Simon le Magicien jusqu'aux ophites et aux caïnites ;
le livre II fournit des preuves rationnelles visant à démontrer que le valentinisme n'est pas une doctrine valable ;
le livre III cherche à démontrer le caractère fallacieux de ces doctrines à partir des évangiles. Il y dresse la liste de succession des papes ;
le livre IV prétend prouver, à partir des paroles de Jésus Christ, l'unité des évangiles et de l'Ancien Testament ;
le livre V, enfin, se focalise sur d'autres dires de Jésus et les épîtres de saint Paul.
Appelé traditionnellement Adversus haereses, il ne nous est parvenu que dans des traductions latine et arménienne. L'objet de Contre les hérésies est de réfuter de façon systématique les enseignements de divers groupes gnostiques Il semble que, durant la période d'épiscopat d'Irénée, de nombreux marchands grecs se lancèrent dans des campagnes oratoires visant à faire prospérer le gnosticisme. Une autre théorie populaire affirme qu'un groupe de gnostiques connus sous le nom de valentinistes prirent part aux célébrations de l'Église paléochrétienne, en dépit de leurs radicales divergences avec celle-ci. On dit également que les gnostiques se réunissaient secrètement hors des églises afin de débattre de leur savoir occulte, et sur les Écritures, dont ils prétendaient qu'elles leur appartenaient. En tant qu'évêque, Irénée pressentit la nécessité de rester alerte quant à ces hérétiques, afin d'en protéger l'Église, ce qui l'amena à se documenter largement sur les traditions et doctrines gnostiques. Contre les hérétiques représente une compilation de son travail réalisé à ce propos.
Un précédent ?
Œuvre originale, certes, mais qui a peut-être un précédent dans le judaïsme. Après la ruine du Temple en 70, tout le fondement de la religion juive a disparu. Plus de Temple, donc plus de sacrifices, donc plus besoin ni de prêtres ni de lévites. bref, toute la structure religieuse a disparu. C'est alors que le judaïsme va renaître et se reconstruire, grâce à l'œuvre, notamment, du mouvement pharisien. D'un culte sacrificiel, on va passer à une liturgie de la Parole, dans les synagogues. La Torah redevient le fondement de la religion, la base de l'orthodoxie, le facteur essentiel de l'unité. Tout ce qui diffère des règles de foi ou des pratiques dictées par la Torah est déclaré hérétique
Ces composantes de la notion d'hérésie seront reprises, développées et complétées par Irénée en 180 environ. Il accentue l'altérité des « sectes » en dénonçant des liens avec le paganisme ou l'hellénisme, ébauchant un motif appelé à un grand avenir, celui de la philosophie comme pourvoyeuse des hérésies. On trouve chez lui une liste de succession des évêques de Rome, qui s'oppose à la tradition de l'erreur et à la multiplicité des hérésies. Il joint, en effet, à la thèse de l'engendrement issu de Simon celle des dissensions entre les sectes, qui rivalisent dans le mensonge et l'absurdité. L'instrument dont il dispose ainsi a un grand pouvoir réducteur : il peut faire entrer dans la même série, sous le nom d'Ébionites, les judéo-chrétiens – restés proches, par l'observance, les croyances ou la conception de l'Écriture, des origines juives du christianisme – et les gnostiques, qui répudient le Dieu de l'Ancien Testament. Et le procédé de l'amalgame, à jamais fécond en hérésiologie, est omniprésent.
De précieuses informations
Le premier intérêt de cette œuvre est de conserver des documents gnostiques authentiques, cités scrupuleusement. Grâce à Irénée, on possède de précieuses informations sur différents systèmes gnostiques, notamment ceux de Ptolémée, de Marc le Mage, des barbélognostiques et des ophites. Pour lui, présenter avec exactitude ces doctrines, c'est déjà les réfuter à demi, montrer qu'elles sont contraires au bon sens et à la raison. Mais l'essentiel de la réfutation consiste surtout à définir la nature et le contenu de la vraie tradition chrétienne. Les gnostiques prétendent en effet être en possession de traditions secrètes qui remontent aux Apôtres et pouvoir donner ainsi une exégèse des Écritures conforme à celles-ci. Selon eux, ces mystères sont ceux-là mêmes qui ont été enseignés par les Apôtres aux parfaits, à l'insu des autres.
La tradition
Pour Irénée, la tradition vient bien des Apôtres, mais ce n'est pas une tradition secrète : elle est conservée au grand jour dans les différentes Églises, grâce à la succession légitime des évêques que les Apôtres ont choisis eux-mêmes pour enseigner à leur place. Il est relativement facile, aux yeux d'Irénée, d'établir les listes de ces successions épiscopales, à partir des Apôtres, dans chaque Église et tout spécialement dans l'Église de Rome.
Ainsi conservée, cette tradition est partout une et identique, fondée sur la « règle de vérité », c'est-à-dire sur la norme fondamentale de l'enseignement chrétien : « La règle de vérité, c'est qu'il y a un seul Dieu tout-puissant qui, par son Verbe, a fait toutes choses, et qui est le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ » ; « La règle de vérité, c'est qu'il y a un seul Dieu tout-puissant qui, par son Verbe, a fait toutes choses et qui, en lui, accorde aussi le salut aux hommes » . Cette règle de vérité s'oppose point par point aux doctrines gnostiques qui distinguent un Dieu créateur et un Dieu rédempteur, et qui multiplient les émanations divines. Elle s'exprime dans les symboles de foi sous des formes multiples, mais selon un schéma et une structure foncièrement identiques. Elle est la norme d'interprétation de l'Écriture .
Les présentations que donne Irénée du contenu de la règle de foi ne semblent pas toujours totalement concorder. C'est qu'il se contente de rapporter religieusement les traditions qu'il a connues en Asie Mineure, sans se soucier de les mettre en harmonie avec sa propre théologie, puisqu'il est persuadé que la puissance de la tradition est une et indivisible. L'Adversus haereses (et aussi la Démonstration de la prédication apostolique, sorte de petit catéchisme) renferme ainsi de précieux témoignages sur les doctrines chrétiennes archaïques.
Economie et récapitulation
On y constate que celles-ci associaient les notions d'« économie » (ou de dessein de Dieu concernant l'homme) et de « récapitulation » (ou de reprise). Dieu a, de sa propre main, qui est le Verbe, créé Adam « selon l'image et la ressemblance », c'est-à-dire en le destinant à devenir semblable à lui par participation à l'immortalité et à l'incorruptibilité divines, qui s'acquièrent par la vision de Dieu . Mais la désobéissance d'Adam a interrompu la réalisation de ce plan. L'économie du salut consiste donc à confier au Christ la restauration du dessein primitif : l'image et la ressemblance, qu'ils avaient perdues en Adam, les hommes les retrouveront dans le Christ. Il y a une correspondance inverse entre les figures d'Ève et d'Adam, d'une part, et celles de Marie et du Christ, d'autre part. L'immortalité que le Christ rend aux hommes se fonde, comme l'immortalité originelle, sur la vision de Dieu : il faut donc que le Christ fasse voir Dieu, c'est-à-dire qu'il soit lui-même la manifestation de Dieu, le Verbe, ou l'Esprit dans la chair : le Père immense est à notre mesure dans le Fils. On perçoit dans ces formules une tendance doctrinale dont on retrouvera la trace jusqu'au ive siècle et que l'on pourrait appeler le « monothéisme économique ou dynamique » : pour agir et se révéler, le Père émet le Verbe qui était en lui de toute éternité ; par lui, il crée le monde, puis l'homme ; avec lui, il restaure son plan interrompu par la chute. La puissance qu'est le Verbe s'étend alors jusqu'à être présente réellement dans l'homme Jésus, à qui est réservé le nom de Fils de Dieu (le Verbe n'est ainsi le Fils de Dieu qu'au moment de l'Incarnation) ; la puissance du Verbe devient, après l'ascension du Christ, l'Esprit présent dans l'Église. Après cette extension et dilatation maximales, la puissance de Dieu revient vers sa source : à la fin du monde, tout rentre dans l'unité, Dieu est tout en tous.
Les modèles qui dominent ces thèmes archaïques sont de type cyclique : Dieu ramène l'homme à son état originel ; la puissance divine sort de Dieu et revient à Dieu. Mais on trouve aussi chez Irénée un schème linéaire : celui du progrès et de l'éducation. L'Incréé est par lui-même acte et perfection ; le créé est nécessairement devenir et imperfection. L'homme n'a donc pu être créé que dans un état d'imperfection et d'enfance qu'un progrès continu dirigé par Dieu mènera à la perfection. Dans cette perspective, il n'y a plus véritablement de rupture provoquée par la chute d'Adam, qui est simplement liée à l'état d'enfance du premier homme. L'économie divine ne consiste plus à restaurer un état originel de perfection, mais à éduquer le genre humain. L'incarnation du Verbe n'est qu'une adaptation à l'état de faiblesse de l'humanité encore en progrès. Cette éducation du genre humain par le Verbe suppose une liberté qui se développe dans le temps. La source utilisée ici par Irénée est-elle philosophique ou chrétienne ? Il est difficile de le dire
La règle de vérité
Irénée, en reprenant des thèmes archaïques, les fait servir à son dessein de réfutation de la gnose, les amplifie et finalement les transforme. On peut ainsi dégager un certain nombre de thèmes propres à Irénée. Il faut noter d'abord l'importance donnée à la règle de vérité tout spécialement dans la Démonstration de la prédication apostolique, qui est « une sorte d'aide-mémoire sur les points capitaux de la foi », avec la citation des textes de l'Écriture qui les fondent. Ce livre n'est connu que dans une traduction arménienne. Irénée, en deuxième lieu, insiste sur le fait que la règle de vérité, elle-même une, est principe d'unité : unité de Dieu, unité du Christ, unité de l'Église, unité de l'Évangile, unité de la Tradition, unité de l'« économie divine ».
L'unité de l'économie divine représente un troisième thème fondamental. En s'opposant à la doctrine gnostique qui séparait radicalement création et rédemption, Irénée est amené à donner un caractère universel et cosmique aux notions d'économie et de récapitulation jusque-là limitées à l'« histoire sainte ». Le plan divin englobe la création et l'histoire de l'humanité jusqu'à la fin des temps (avant laquelle Irénée, à la suite de Papias, place un règne du Christ sur terre pendant mille ans). La récapitulation n'est plus seulement la reprise du plan divin, le retour à l'état adamique, mais la restauration et le renouvellement de toutes choses dans le Christ.
Cette transformation de la notion d'économie conduit finalement à une profonde modification dans la conception du Verbe. L'économie devient en effet permanente : le Verbe révèle le Père de toute éternité. Ainsi il s'en distingue éternellement tout en lui étant éternellement intérieur. Il est donc éternellement engendré. Il y a une génération du Fils de Dieu, dans l'éternité, bien qu'elle soit pour nous absolument ineffable. Le nom de Fils ne se limite plus seulement au Christ historique. L'Esprit-Saint, à son tour, prend place à côté du Verbe éternel comme une réalité éternelle et préexistante, distincte de lui. Le monothéisme « économique » tend ainsi à devenir un « monothéisme hiérarchique » selon lequel la réalité divine comporte des hypostases hiérarchisées. La révélation de Dieu ne se limite donc plus au Christ historique. Elle peut s'accomplir par une action du Verbe sur les intelligences. Toutefois, elle est toujours une grâce. Selon la grandeur de la réalité divine, Dieu est toujours inaccessible à l'esprit humain. C'est seulement à cause de l'amour et de la condescendance du Père pour l'humanité que le Verbe révèle le Père, à qui il veut, quand il veut et comme il le veut.
"La Gloire de Dieu, c'est l'homme vivant ; la vie de l'homme, c'est de voir Dieu.".
(Largement emprunté à un article de Pierre Hadot - EU)
Pour conclure, je vous offre ce beau texte, attribué à Irénée, évêque de Lyon, notre Père dans la foi.
Ce n'est pas toi qui fais Dieu,
Mais Dieu qui te fait.
Si donc tu es l'ouvrage de Dieu
Attends la main de l'Artiste,
Qui fait tout en temps opportun
Par rapport à toi qui es façonné.
Présente lui un cœur souple et meuble,
Et conserve la forme que l'Artiste t'a donnée ;
Tu possèdes en toi l'eau (l'Esprit)
Sans laquelle, en te durcissant,
Tu perds l'empreinte de ses doigts.
En gardant cette conformité,
Tu monteras jusqu'à la perfection,
Car l'art de Dieu dissimulera en toi la glaise.(A suivre, début avril :
un autre Père dans la foi)